BMCR 2016.08.16

Πολυφόρβῃ Γαίῃ: Mélanges de littérature et linguistique offerts à Françoise Létoublon. Gaia 18 – 2015

, , Πολυφόρβῃ Γαίῃ: Mélanges de littérature et linguistique offerts à Françoise Létoublon. Gaia 18 – 2015. Grenoble: Université Stendhal – Grenoble 3, 2015. 652. ISBN 9782843103100. €20.00 (pb).

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Ce fort volume constitue un hommage à Françoise Létoublon, professeur à l’Université de Grenoble III, qui a participé durant de longues années au renouvellement des études grecques en France, et fédéré les recherches dans le domaine homérique ; la liste des contributeurs atteste de son rayonnement international.

Quarante études sont réunies, selon des perspectives largement ouvertes. La première partie, la plus importante, est consacrée à Homère et à la Grèce archaïque ; la seconde s’intitule « Entre mythe et anthropologie : d’Homère à Shakespeare ». La troisième, « Le roman et les jeux narratologiques » ne comporte que deux contributions, comme la suivante, « La réception de l’Antiquité ». Enfin, une dernière partie, « L’Antiquité comme dialogue des cultures », se limite à un bel article d’André Hurst. À regret, nous limiterons nos commentaires à quelques unes des études homériques, hésiodiques et mythologiques, parmi celles qui nous ont paru apporter du nouveau.

Danièle Aubriot, qui entend enterrer les perspectives analystes, met en rapport la modification radicale du personnage d’Achille, la structure parfaite du Bouclier et celle de l’épopée elle-même, « une œuvre où le but artistique est indissociable d’une réorientation religieuse aussi bien que d’une leçon morale » (p. 47).

Douglas Cairns souligne l’importance du personnage d’Ulysse comme paradigme de la royauté idéale, d’abord dans l’ Iliade, puis dans l’ Odyssée. Il signale en quelques mots l’autre versant du personnage, politicien qui n’a rien d’idéal. Il resterait à comprendre l’articulation entre les deux facettes du personnage.

En écho à certains travaux de Françoise Létoublon, deux contributions s’attachent à la dimension « rhétorique » du texte homérique, une perspective trop peu étudiée. J.-P. Christensen concentre son attention sur la diapeira du chant II de l’ Iliade : on y voit généralement un échec d’Agamemnon. La théorie des actes de langage permet d’y lire une utilisation effective de la rhétorique dans une situation en fin de compte incontrôlable. S. Dentice di Accadia Ammone s’intéresse à l’ Odyssée, à Ulysse comme maître du discours persuasif et du mensonge ; il analyse la supplique à Nausicaa et les différents récits mensongers, et montre comment le héros sait adapter son discours aux situations et aux différents destinataires en utilisant les outils rhétoriques les plus variés. Cette étude vient compléter l’image d’Ulysse proposée par Douglas Cairns.

Sylvie Perceau revient sur les catalogues homériques : loin des listes décoratives qu’on y a vues longtemps, ils relèvent d’un type de communication. Elle replace, selon une perspective sémio-linguistique, dans leur contexte circonstanciel, ces successions de noms propres, les jeux de sonorités, de significations, leur dynamisme et leur lien organique avec le récit.

Giampiero Scafoglio recherche les survivances de la tradition orale dans l’ Odyssée, à partir des deux visages du personnage d’Hélène au chant IV, dans les récits faits par Hélène elle-même et Ménélas : la belle était-elle secrètement alliée à Ulysse et aux Achéens, ou bien décidément rangée du côté des Troyens ? Ces deux versions seraient issues de la tradition orale, dont témoignent les poèmes du Cycle. Le texte homérique intègre les deux narrations secondaires dans une présentation d’ensemble du personnage, sans prendre parti pour une version ou pour l’autre. Le bon usage de la tradition orale permet au Poète de construire une narration « complexe et énigmatique » au charme inépuisable. L’ambivalence du personnage d’Hélène est également le point de départ de la belle contribution de Jean Alaux, dans une perspective différente et un corpus beaucoup plus étendu : « la figure d’Hélène se prête à illustrer une interrogation qui la dépasse : celle qui porte sur le rapport entre le sens et sa représentation par les mots ou par les images, en bref, par les signes. » (p. 421). Hélène est « l’ analogon de toute chimère pour quoi les hommes s’émeuvent, se tourmentent et se tuent » (p. 429).

Deux contributions concernent les Hymnes homériques. Bruce Heiden analyse l’ Hymne à Apollon pour y souligner le rôle de l’imagination par opposition à la nécessité ; le choix d’une île aride pour la naissance d’Apollon est fait par une déesse réduite à la pire extrémité : mais Délos accepte en échange d’une promesse, d’un pari sur l’avenir. L’auteur commente ensuite le choix de Delphes, orienté par Telphousa, et l’histoire du dragon, nourricier du monstre porté par Héra, fournit un écho inversé à l’accouchement de Létô.

Anastasia Maravela revient sur les rapports entre l’ Hymne à Aphrodite et l’ Hymne à Déméter, qui ne sont pas que linguistiques : rôle de Zeus, déguisements des déesses, récits d’enlèvements, fictifs ou réels-mythiques, glissements de statut entre mortels et immortels, immortalités manquées, espaces liminaux sont des thèmes communs aux deux poèmes.

Le caractère formulaire de la poésie homérique est associé au nom de Milman Parry, que F. Létoublon avait honoré d’un colloque important suivi d’un volume d’hommages. Plusieurs contributions sont donc consacrées à cette question ; la plus importante est sans doute la mise au point de David Bouvier sur les dangers du concept de « formule » tel qu’il est trop souvent présenté : un outil préfabriqué, emmagasiné au sein d’un stock appris par cœur ; idée fausse déjà dénoncée par A. Lord et dont D. Bouvier fait l’histoire, qui remonte en fait beaucoup plus haut qu’on ne l’imagine. En réalité, il décèle une contradiction dans la méthode même de Parry, entre la reconnaissance du rôle fondamental de l’analogie et du caractère créateur de la diction homérique, et d’autre part la primauté du mètre sur laquelle il a fondé sa recherche.

Il faut considérer la formule, souple et vivante, au sein d’une dynamique créatrice. À propos de la formule ἐς πατρίδα γαῖαν, Michel Briand montre comment la nostalgie fonctionne comme une « trame formulaire, thématique et dramatique ».

Analysant le texte de l’ Iliade, Pascale Brillet-Dubois s’intéresse aux formules métriquement identiques attachées à Hector : Ἕκτορος ἱπποδάμοιο et Ἕκτορος ἀνδροφόνοιο, dont l’usage rompt la loi d’économie. C’est la seconde, « Hector tueur d’hommes », qui paraît la plus riche de significations. En replaçant chaque emploi dans son contexte, elle constate que cette épithète est liée au serment d’Achille : c’est Hector qui par ses massacres vengera le héros achéen. La tournure tragique des événements apparaît quand Hector reprend la formule au moment de tuer Patrocle. Dès lors, c’est le narrateur qui fait d’Hector le « tueur d’hommes », non des guerriers en général, mais de Patrocle tout particulièrement. L’analyse très fine des passages les plus pathétiques permet de comprendre comment le Poète joue avec la formule (XVIII, 334-335) en transférant l’épithète à Achille (XVIII, 316-317, 334-335, XXIV, 478-479)

Seth L. Schein relève le défi de dire quelque chose de nouveau sur les deux premiers vers de l’ Iliade : il s’appuie sur une étude attentive de la langue, du mètre et du style, dans la perspective colométrique d’Hermann Fränkel et dans celle formulaire de Milman Parry ; d’autre part sur le mythe, dans la perspective de la néo-analyse de Kakridis. Il mesure les distances créées par le Poète avec l’attente de l’auditeur / lecteur, dans un contexte de poésie traditionnelle. Il montre ainsi la résonance particulière du mot μῆνις ou celle du groupe formulaire Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος qui évoque de façon implicite l’histoire du mariage de Thétis et Pélée, la mortalité d’Achille et les thèmes de l’épopée.

Les contributions proprement linguistiques ne sont pas les plus nombreuses. Signalons, sous la plume de Nicolas Bertrand, « Le pronom anaphorique ὅγε chez Homère », et le travail de Julie Sorba, dans le sillage de ses précédents travaux sur le vocabulaire de la mer.

Parmi les études proprement mythologiques, signalons celle de Charles Delattre sur le mythe de Philomèle, mythe qui a été souvent étudié ces dernières années. L’auteur profite de l’occasion pour développer sa conception du mythe et de la mythographie ; j’ai du mal à admettre, personnellement, l’idée exprimée dans une note p. 474 : « Le sens d’un texte ne dépend pas en effet de l’intention de son auteur, mais de la réception par son public, voire des réceptions diverses possibles… »

Une autre voie pour aborder les mythes est l’iconographie, et l’étude du rapport entre les images et les textes. M. P. Castiglioni examine ainsi la question difficile du Palladion, xoanon-talisman de la citadelle de Troie, à distinguer de la statue d’Athéna à Troie au pied de laquelle Priam est massacré et Cassandre violée. Mais elle constate que les images tendent bel et bien à les confondre.

L’ouvrage représente une somme des tendances, des méthodes, des questionnements qui font vivre les études homériques et mythologiques. On regrettera l’absence d’une perspective importante, encore trop mal connue même de certains spécialistes de la Grèce archaïque, celle du comparatisme indo-européen, qui peut renouveler l’approche des anciennes épopées et mythologies ; Françoise Létoublon l’a pourtant toujours considéré avec intérêt.

Sommaire du volume

Charles de Lamberterie : La roue tourne toujours
Francesca Dell’Oro : Publications de F. Létoublon
Danièle Aubriot : De l’Iliade comme accomplissement artistique : poésie et religion
Douglas Cairns : The First Odysseus : Iliad, Odyssey, and the Ideology of Kingship
Joel P. Christensen : Reconsidering ‘Good’ Speakers : Speech-Act theory, Agamemnon and the Diapeira of Iliad, II
Stefano Dentice di Accadia Ammone : L’oratore dimenticato. Strategie di persuasione nell’ Odissea
Catherine Cousin : Le songe et la mort dans les poèmes homériques
Sylvie Perceau : Visualisation, oralisation, dramatisation : la poétique des listes de noms dans l’épopée homérique
Giampiero Scafoglio : I due volti di Elena. Sopravvivenze della tradizione orale nell’ Odissea
Bruce Heiden : Imagination versus Necessity in the Homeric Hymn to Apollo
Anastasia Maravela : Demeter ‘Nods’ to Aphrodite ? Narrative Interactions between the ‘Homeric’ Hymn to Aphrodite and the Hymn to Demeter
Christine Hunziger : L’énigme de Chachas : un étonnement fatal
Jocelyne Peigney : Gaia et l’action humaine dans la Théogonie
Pura N. Hernandez : Pindar’s other Sources : Catalogue and Advice Poetry
Carlo Brillante : La memoria e il tempo nella testimonianza di Simonide
David Bouvier : Quand le concept de formule devient un obstacle
Michel Briand : Sur la formule ἐς πατρίδα γαῖαν dans l’ Odyssée
Pascale Brillet-Dubois : ‘Hector tueur d’hommes’ ou ‘Hector dompteur de chevaux’
Nicolas Bertrand : Le pronom anaphorique ὅγε chez Homère
Bernhard Forssman : Ein textproblem bei Homer : E 293
Seth. L. Schein : The Interpretation of Iliad I, 1-2
Julie Sorba : Variations sémantiques autour de la mer, d’Homère à Eschyle
Frédéric Junqua : Homère et le κυνικὸς τρόπος
Michelle Lacore : L’anthropologie homérique au cœur de la polémique anti-chrysippéenne
Caroline Eades : Du cinéaste à l’aède : spécularité et circularité dans l’œuvre de Théo Angelopoulos
Giuseppe Lentini : La cicatrice di Odisseo e il ‘riflettore’ di Erich Auerbach
Anne Gabrièle Wersinger : Aidôs : ce qu’Homère apprend au philosophe contemporain
John C. Franklin : THEIOS AOIDOS. A new Reading of the Lyre-Player Group of Seals
Jean Alaux : Hélène allégorie, d’Homère à Platon
Maria Paola Castiglioni : Il Palladion e la statua di Atena a Troia
Malcom Davies : ‘All’ and ‘Nothing’ : existential riddles and cosmic pessimism in ancient Greek Literature and Shakespeare
Charles Delattre : Marques et signes dans le mythe de Philomèle
Laurent Gourmelen : Les traditions relatives aux filles d’Anios
Gérard Lambin : ‘Je suis tombé dans le lait’ ; à propos des formules dites orphiques
Francesca Marzari : l’ alphos delle Pretidi fra mito e tradizioni medica
Elvira Pataki : Variations sur l’immortalité. Tithon et la cigale
Magdeleine Clo : ‘Comme dans un miroir : l’objet et le reflet dans le roman d’Achille Tatius
Donald Lateiner : Weeping in Heliodoros’ Aithiopika
Bernard Pouderon : Un nouvel exemple de réception d’une figure paléo-chrétienne dans le roman français
Michael Paschalis : Alexandre Dumas’ Queen Margot and the Actaeon Myth
André Hurst : Ezéchiel le tragique et Lycophron : vers un dialogue des cultures.