Depuis plusieurs dizaines d’années, les publications liées aux recherches communément appelées « Classical Reception Studies » se sont multipliées, élargissant de fait les champs d’exploration qu’elles recouvrent. Conscients de cette diversité, les éditeurs de la nouvelle série « Rezeption der Antike » (Verlag Antike) affichent leur choix d’assigner un sens très large au terme « réception ». Le présent volume, troisième de la série, en est l’illustration. L’ouvrage est composé de cinq sections thématiques qui regroupent des articles de l’auteur datant de deux dernières décennies (de 1994 à 2014). Le recueil est complété par un appendice expliquant la genèse de l’ouvrage et donnant les références des articles originels, lequel appendice est suivi d’une bibliographie extensive. Comme le précise l’auteur, les articles réunis ont été approfondis et la traduction anglaise réalisée par ses soins. Sur les quatorze articles que contient le recueil, neuf étaient initialement en allemand.1 Un index général vient commodément parachever l’ouvrage.
La première section « Classics in 19th Century Student Culture » s’ouvre sur un article consacré à l’hymne étudiant Gaudeamus igitur (1).2 L’auteur souligne combien les deux sources—les pages de Sénèque, De brevitate vitae et un texte latin publié dans un manuscrit du XIII e siècle—ont été altérées afin d’aboutir à cet hymne. En suivant le devenir de ce chant et ses multiples réécritures, on prend la mesure de son succès au XIXe siècle en Allemagne et par-delà, en Europe. Le second article de cette section s’attache à un autre chant intitulé « Quand les Romains »(2), dans lequel la référence à l’Antiquité est devenue proverbiale outre-Rhin. En s’intéressant aux différents contextes historiques du chant, l’auteur en éclaire les transformations. Utilisé dans un premier temps pour railler les récupérations patriotiques de la bataille de Teutobourg au XIX e siècle, il devient une chanson à boire étudiante pour être finalement, après quelques nouvelles modifications, « militarisé » au lendemain de la guerre de 1870. Hissé pour ainsi dire au rang d’hymne national, l’auteur montre combien le devenir de ce chant est intrinsèquement lié à celui de son auteur Joseph Victor Scheffel.
La deuxième section « Classics outside the World of Academic Classics » présente quatre articles qui ont pour point commun d’interroger la réception de l’Antiquité en dehors du champ académique. Dans son article consacré à la géographie (3), l’auteur pose les jalons d’une histoire de l’enseignement de cette discipline. Il rappelle les textes anciens fondateurs pour la géographie,3 le rôle positif d’un humaniste comme Cochlaeus qui apporta une conceptualisation nécessaire à cette discipline ou encore celui plus discutable d’Edward Wells qui, au XVIII e siècle, modifia les textes anciens pour diffuser le savoir contemporain. L’article suivant évoque le rétablissement des jeux olympiques à l’époque moderne (4). Le lecteur apprend ainsi qu’à la proposition d’Evangelis Zap(pa)s de refonder les jeux olympiques en Grèce et de les financer en 1856, le ministre grec du roi Othon I en charge de cette question, Alexandre Rhizos Rhangavis, opposa une fin de non-recevoir et préféra fonder une fête agricole et industrielle qui est à l’origine de l’Oktoberfest. Ce n’est que deux ans plus tard que le roi accepta l’offre de Zap(p)as. Ces fameux jeux, les Olympiades établies dans un décret en 1858, eurent un succès très relatif en 1859. Mais elles constituent, selon l’auteur, un exemple et un modèle pour Pierre de Coubertin. L’ouvrage continue avec un article consacré à King Kong (5), archétype de la bête sauvage développé par le cinéma hollywoodien, dont on trouverait les origines dans un texte grec du VIe ou Ve siècle avant J.C., le Périple d’Hannon. La section s’achève sur un très bref article exposant dans le détail comment une mélecture d’un philologue conduisit la Bulgarie à considérer Spartacus comme un héros national (6).
La troisième section « Frauds, Hoaxes, and the Lexicographical Tradition » s’intéresse à quelques-uns des faux qui ont marqué la réception de l’Antiquité dans notre culture.4 L’auteur commence par évoquer les deux traités attribués abusivement à un grand savant byzantin du XIIIe siècle, Nicéphore Blemmydes, qui sont des faux fabriqués plus de trois siècles plus tard en Occident (7). S’ensuit un article consacré à un savant moderne et réputé, Paul Coleman-Norton, qui s’est adonné à l’art du faux dans l’une de ses publications au début des années cinquante (8). L’auteur passe ensuite à une légende urbaine, celle de la cité de Cumes en Eubée (9). Son étude de la tradition lexicographique lui permet d’affirmer que cette cité n’a pas d’existence, si ce n’est dans les textes qu’il cite. La section se clôt sur une contribution mettant en lumière la promptitude des philologues à critiquer un faux (au sujet d’un sport antique qui s’apparenterait au football, apopudobalia), méconnaissant ainsi la longue tradition des inventions et faux propres à leur champ d’études (10).
La quatrième section « Classicists Ousted from Classics » commence avec l’histoire de Richard Laqueur (11), philologue allemand dont les qualités de chercheur et la pertinence des hypothèses sont soulignées dans un bref article qui présente toutes les caractéristiques d’un hommage au savant. L’article suivant est également une réflexion biographique doublée d’un éloge de l’historien Victor Eherenberg (11). Son parcours professionnel, narré par le détail, illustre toute la difficulté d’écrire l’histoire et de la vivre (voir le titre de l’article « To write history and to live history are two very different things »).
La cinquième et dernière section s’intitule « Popularizing Classics Then and Now ». Dans le plus long article de l’ouvrage (13), l’auteur s’intéresse à la carrière de Jakob von Falke, savant du XIX e siècle, principalement connu pour son œuvre Hellas und Rom: Kulturgeschichtliches Prachtwerk, Stuttgart 1879, qui mit à la portée du plus grand nombre les connaissances contemporaines sur la vie à Rome et à Athènes. Sans transition, l’auteur se livre dans le dernier article (14) à une reconstruction de la prosopographie du nom d’Obélix, héros de bande dessinée bien connu des plus jeunes, en se fondant sur les plaquettes votives découvertes sur les rives du Rhin entre 1961 et 1973. Ces plaquettes portent la dédicace suivante « Au seigneur Mars, Andossus, fils d’Obbelexxus, s’est acquitté de son vœu volontiers et à juste titre ».5 Ce faux de l’auteur, paré des atours de l’érudition et étayé par une démarche scientifique rigoureuse, permet ainsi de découvrir l’historiographie fictive du village des irréductibles Gaulois.
Démuni d’introduction, le recueil commence in medias res avec la première section. Instrumentalisation de l’Antiquité dans l’histoire nationale allemande, naissance de la géographie en tant que discipline, historiographie de la discipline, prosopographie fictive : loin d’être exhaustive, cette liste hétérogène souligne d’une part les différents centres d’intérêt de l’auteur, mais rappelle tout particulièrement d’autre part à quel point les études de la réception de l’Antiquité sont riches de possibilités. Le lecteur pourra être dérouté dans un premier temps par ce mélange des différents champs de recherches que la réception recouvre ainsi que par l’oscillation permanente entre les époques. La dernière section en est une parfaite illustration, tant par sa thématique, les périodes chronologiques qu’elle aborde, que dans sa manière d’exploiter les sources. En choisissant une organisation thématique pour son recueil, l’auteur savait sans doute qu’il s’exposerait à quelques réticences de la part de son lecteur.
Toutefois, ces remarques générales n’entament en rien l’extrême qualité de chacune des contributions. L’éclectisme de l’ouvrage constitue de facto une mise en pratique du programme annoncé par les éditeurs pour la nouvelle série « Rezeption der Antike ». En proposant une traduction de ses articles ainsi qu’une mise à jour de leur contenu, l’auteur met à la portée d’un plus large lectorat ses travaux sur la réception. Enfin, l’ouvrage constitue en soi un modèle d’érudition et de rigueur scientifique, présent jusque dans la dernière contribution. Le même effort de mise en contexte, tant historique, politique que culturelle, permet à l’érudition de se déployer et vient ainsi étayer la démonstration dans chacun des articles. C’est sans aucun doute grâce à ce savoir multiple, une forme de polumathia pour le dire avec le vocabulaire des Anciens, s’étendant de la Gaule celtique à Byzance et de la Grèce classique au XX e siècle, que le lecteur suit avec intérêt l’auteur dans ses pérégrinations au sein de la réception.
Loin de toute volonté de conceptualiser et par conséquent de figer dans des catégories les différents domaines de la réception de l’Antiquité, l’auteur montre combien riches et variées peuvent être les approches, à condition qu’elles conservent la nécessaire rigueur scientifique et l’érudition de l’historien-philologue. Ce sont précisément ces deux qualités qui feront de cet ouvrage un exemple et une ressource précieuse pour tous ceux qui, dans l’enseignement supérieur, dans le secondaire, mais également au sein des institutions culturelles, s’intéressent aux « Classical Reception Studies ».
Table des matières
Classics in 19th Century Student Culture
1. Gaudeamus Igitur: Aspects of an Academic Hymn (2010)
2. Als die Römer frech geworden: Contexts of a “Volkslied” (2009)
Classics outside the World of Academic Classics
3. Principia geographiae: How to Teach Modern Geography using Ancient Texts (1996)
4. Philostratus and the Oktoberfest: How the Rediscovery of an Ancient Text Shaped the Modern Olympics (2014)
5. Savage’s savages: How the Gorillas became Savage Beasts because of Hanno’s Periplus (2001)
6. How Spartacus became a Bulgarian (2011)
Frauds, Hoaxes, and the Lexicographical Tradition
7. The Geographical Works of “Nikephoros Blemmydes” (1995)
8. Triphyodontismos: Is the Agraphon on a Third Set of Teeth a Pious Fraud? (2011)
9. The “Urban Myth“ of Euboean Cyme: A Study in Lexicographical Tradition (2001)
10. Apopudobalia: Poking Fun at Lexica – in Lexica (2005)
Classicists Ousted from Classics
11. Richard Laqueur (1992)
12. Victor Ehrenberg (2003)
Popularizing Classics Then and Now
13. Falke’s Culturgeschichte (2014)
14. Asterix (2001)
Appendix
First Publications
Cumulative Bibliography
Index
Notes
1. Pour une liste numérique complète des publications de l’auteur dans le domaine de la réception, on se reportera à son site Kai Brodersen—Research publications 20-06-2016 Reception with a Twist (Incl. Asterix, Crime novels, etc.)
2. Les chiffres entre parenthèses renvoient à la numérotation des articles dans l’ouvrage. Voir la table des matières donnée à la fin du compte-rendu.
3. Pomponius Mela, De Chorographia; Dionysos d’Alexandrie, Oikoumenes Periegesis
4. La vivacité qui caractérise cette section rappelle un autre ouvrage caractérisé par son érudition et la rigueur scientifique de la démonstration philologique, celui de Canfora, L. (2010). Il viaggio di Artemidoro: Vita e avventure di un grande esploratore dell’antichità. Milan, Italie Rizzoli.
5. Germanies. (2002). L’Année épigraphique, 1999, 358-381 : 375.