Dans cette version remaniée de sa thèse de doctorat, soutenue en 2004, Isabelle Pernin publie le premier corpus des baux ruraux du monde grec. L’auteur, maître de conférences en histoire grecque à l’université d’Aix-Marseille, est une habituée des territoires ruraux et de l’édition épigraphique, aussi bien pour Mylasa ou Thespies que pour la Thessalie. Les 259 inscriptions retenues dans ce corpus recouvrent non seulement l’ensemble des contrats « nominatifs » donnant à bail une exploitation rurale à un locataire déterminé, mais aussi les textes de natures variées (décrets, « contrats types », listes de fermiers, inventaires) qui permettent de reconstituer les termes d’un contrat agraire. L’entreprise n’est pas isolée dans le paysage de l’épigraphie française : on peut évoquer le corpus épigraphique de Chr. Chandezon sur l’élevage en Grèce ancienne (2003), ou celui des actes de vente rassemblés par J. Game (2008). Elle intervient du reste au terme de trois décennies marquées par un regain d’intérêt tant pour la pratique locative que pour l’économie des terres publiques et sacrées.1 De fait, à l’exception de deux cas douteux à Olympie et Gambreion, aucun des témoignages épigraphiques ici rassemblés ne concerne les terres privées. Provenant pour l’essentiel de l’Attique, de Thespies en Béotie, de l’île de Délos et du territoire de Mylasa en Carie, le gros des textes s’échelonne entre le milieu du V e et la fin du I er siècle avant notre ère : seule une inscription de Gazôros en Macédoine (n o 36) date de la période impériale, l’auteur ayant fait le choix de publier séparément l’édit de Thisbé ( Syll 3, 884, III e siècle : cf. Pernin 2014).
Si le corpus ne contient aucun inédit, la réunion de ces textes est une nouveauté en soi, qui ouvre des perspectives à la recherche sur les économies rurales. L’auteur a adopté pour chaque inscription ou presque les standards de l’épigraphie robertienne (description, lemme génétique, apparat critique, mais aussi traduction et commentaire détaillé), avec un classement par région et, à l’intérieur de l’Attique, par dème. La décennie qui sépare cette publication de la soutenance de 2004 a incontestablement bénéficié à la première section du corpus, consacrée à l’Attique (n o 1-19, p. 31-97), où l’auteur intègre nombre de lectures proposées entre temps par N. Papazarkadas. Ce n’est pas le lieu ici de discuter le détail des choix éditoriaux, le lecteur pouvant se reporter aux recensions spécifiques du SEG et du Bulletin épigraphique. Notons que l’auteur a généralement préféré une lacune à une restitution infondée. La synthèse régionale sur l’Attique, un ajout de la présente édition, s’en tient surtout aux aspects institutionnels : il faut se reporter à la synthèse générale, à la fin de l’ouvrage (p. 515-516), pour trouver une discussion des travaux de K. Shipton (2000) et des critiques de N. Papazarkadas (2011, p. 299-323) sur le statut des fermiers de terres publiques à Athènes, le second ayant revu à la hausse la présence de la classe liturgique en leur sein.
À la différence du Péloponnèse, qui n’a livré qu’une inscription (n o 20), la Béotie est bien représentée avec le dossier des baux de Thespies (n o 21-28). Une synthèse sur ce dossier (p. 135-142), présentée comme un « essai d’analyse économique », insiste sur la difficulté à mettre les baux en série, et sur l’impossibilité d’évaluer la proportion des terres affermées vis-à-vis du territoire cultivable. En conséquence, l’économie dont il est question apparaît d’abord comme celle des groupes familiaux, les baux révélant le maintien de certaines parcelles entre les mains d’un même groupe de parenté ou de voisinage, et celle des finances publiques, à travers plusieurs remarques sur la fiscalité foncière.
Pour la Phocide, le dossier des baux de Delphes (n o 29-34), extrêmement fragmentaire, livre peu d’informations sur les pratiques agraires, mais permet d’éclairer l’histoire du territoire : il illustre bien le fait que le territoire de la cité de Delphes, à la différence de la plaine de Kirrha, n’était pas soumis à l’interdit religieux pesant sur l’exploitation de la terre sacrée (p. 153, renvoyant aux analyses de D. Rousset). Cas rare dans ce corpus autrement très soigné, I. Pernin se contente pour Delphes de reproduire le texte de l’édition de J. Bousquet ( CID ΙΙ, 67-72), sans description des pierres ni apparat critique, ce que le lecteur peut regretter compte-tenu de l’ampleur de certaines restitutions (ex. n o 31, l. 12-15).
Les témoignages des îles de l’Égée (p. 159-290) sont clairement dominés par le dossier délien (n o 37-126). Ces textes ayant été bien étudiés, notamment par M. Brunet et Cl. Vial, la synthèse relative à la période de l’indépendance s’apparente davantage à une bibliographie commentée. De nombreux tableaux, dans lesquels l’auteur liste les inventaires et les loyers des domaines, tirent cependant pleinement parti de la principale spécificité de ce dossier : la continuité des baux dans le temps, qui permet parfois d’étudier les variations des loyers pour un même domaine, désigné nommément. D’autres îles ont livré des textes importants, comme les baux des Klytides à Chios, ou un bail d’Amorgos précieux pour ses clauses agronomiques. En revanche, la borne hypothécaire de Naxos (n o 127) ne me paraît pas concerner un « bail rural ». Elle répertorie les biens-fonds servant de garanties foncières ( apotimemata) pour un contrat de misthosis oikou, comme l’avaient déjà vu M. Brunet et D. Rousset (1998), mais rien dans le texte n’indique que le patrimoine des mineurs mis en location (leur oikos) soit constitué de « terres agricoles » comme le pensaient Brunet et Rousset ( ibid. p. 244) : le recours à la misthosis oikou est surtout indiqué dans le cas d’un patrimoine « invisible », et le taux de fermage que l’on obtient ici en comparant le capital et le montant du loyer (11,4%) me paraît bien élevé pour un patrimoine uniquement foncier.2 En tous les cas, si on choisit d’inclure cette borne, il faudrait inclure les autres inscriptions répertoriées par M.I. Finley (1951) sous la rubrique « pupillary apotimema ».
Alors que les sanctuaires dans le monde grec procèdent rarement à des acquisitions foncières, la région de Mylasa en Carie (p. 296-445) fait figure d’exception. Les communautés civiques y procèdent à l’acquisition massive de terres au profit de sanctuaires locaux avant de relouer ces parcelles aux anciens propriétaires et à leurs descendants. Dans une longue synthèse (p. 404-445), qui laisse une belle place à l’historiographie, l’auteur met notamment en garde contre la tentation de voir dans ces fermiers de petits paysans endettés. Certains, comme Diodotos (n o 141-142) témoignent d’une réelle aisance. Quant aux commissaires en charge de l’opération, les recoupements prosopographiques permettent d’y voir une élite de notables actifs à la fois à Mylasa et Olymos, certains possédant des parcelles dans ces deux communautés, rapprochées par sympolitie (p. 428-430). Notons que ce dossier permet d’éclairer des aspects trop souvent méconnus des campagnes du monde grec, comme la présence de femmes à la tête de certaines exploitations, ou l’importance des frérèches, ces communautés de frères exploitant une terre en indivision (p. 443).
Seule inscription provenant de Grande Grèce, les tables d’Héraclée (n o 259), enfin, constituent un document unique, tant par la précision des clauses de mise en valeur, que par l’opération de bornage qui est décrite, faisant suite à une reprise en main des domaines par les bailleurs après empiètement par des particuliers.
Trois synthèses générales complètent le volume. La première, consacrée aux « aspects institutionnels » du fermage (p. 485-504), apporte d’utiles mises au point sur la nomenclature juridique, comme la distinction entre propriétaires et bailleurs (p. 492), et entre synthèkai et syngraphai (p. 489-492), ou la notion problématique d’emphytéose (p. 503-504) à laquelle l’auteur préfère celle, plus exacte, de baux « à perpétuité ». Une deuxième synthèse, consacrée aux « structures agraires » (p. 505-514), fait voir tout l’intérêt des clauses de bonification pour qui cherche à reconstituer les pratiques agricoles. Dans le cas de Délos, où les prescriptions agronomiques font défaut, ce sont les inventaires et les clauses relatives aux constructions qui permettent de connaître indirectement les cultures pratiquées. L’auteur note cependant le difficile recoupement de ces données avec les témoignages archéologiques issus des fouilles ou des surveys (p. 513-514). La dernière synthèse, qui traite des aspects sociaux et économiques de la pratique locative (p. 515-524), s’en tient à des discussions approfondies sur des points précis, sans hypothèses hasardeuses : notons par exemple l’idée séduisante que la prise à bail des terres appartenant aux dèmes ou aux associations d’orgéons à Athènes revêt un caractère « liturgique », qui mêle chez les fermiers intérêt économique et logique de l’honneur (p. 516, n. 6), ou encore les arguments qu’avance l’auteur pour expliquer la prééminence des terres sacrées sur les terres publiques au-delà des habitudes épigraphiques (p. 524).
Mais sur d’autres aspects, cette dernière section, qui cite peu de travaux d’histoire proprement économique, laisse le lecteur quelque peu sur sa faim. Un important article de R. Osborne (1988), que Pernin ne reprend pas dans sa bibliographie, a montré notamment l’intérêt d’un croisement des sources épigraphiques et littéraires pour une étude comparée des fermiers de terres publiques et de terres privées. On pourrait citer l’intérêt d’un discours comme le Sur l’olivier de Lysias pour entrevoir la fréquence des baux privés, ou d’un passage d’Isée (XI, 42) pour enrichir le tabl. 73 sur les « taux de fermage ». Toujours en lien avec le statut des fermiers, un corollaire du caractère liturgique des baux est le fait que la prise à bail des terres sacrées reste bien souvent un privilège réservé aux citoyens, un aspect relevé par Osborne (1988, p. 289) et qui a fait l’objet récemment d’une discussion chez Papazarkadas (2011, p. 323-325). À ce sujet, il faudrait revoir une clause exceptionnelle figurant dans un règlement du Pirée, en Attique (n o 11), qui impose aux locataires de fournir des garanties matérielles, qualifiées d’ apotimemata. Dans son commentaire, Pernin y voit des cautions en argent (p. 63). Je me demande si D. Whitehead (1986, p. 157) n’est pas plus proche de la réalité lorsqu’il préfère donner à ces apotimemata leur sens premier de garanties immobilières, notant que le Pirée, dème connu pour son importante population de métèques, avait pu chercher ainsi à exclure les non-citoyens au profit des seuls propriétaires fonciers. L’exemple illustre en tous les cas la grande marge de manœuvre laissée aux dèmes dans l’adjudication des terres publiques et sacrées à Athènes.
Ces quelques remarques n’ôtent rien à la qualité d’un livre qui va de toute évidence constituer une référence et une solide base de travail pour les études rurales dans le monde grec. Il convient de noter ici la précision remarquable des traductions, pour la plupart dues à l’auteur, étayées de nombreux renvois aux agronomes anciens. Complétées par un index thématique (p. 623-631) et un exhaustif « index des mots grecs » (p. 565-622), elles devraient élargir le public potentiel de ce volume à tous ceux, hellénistes ou non, qui s’intéressent à l’habitat rural et aux campagnes antiques.3
Notes
1. Citons, entre autres, Osborne 1988 ; Brunet, Rougemont et Rousset 1998 ; Shipton 2000 ; Papazarkadas 2011.
2. Les taux de fermage typiques oscillent entre 2 et 9% (tabl. 73), si on exclut le bail de la phratrie des Dyaleis en Attique (sur ce contexte très particulier, cf. Papazarkadas 2011, p. 168).
3. Bibliographie : Brunet, M., G. Rougemont et D. Rousset (1998) : « Les contrats agraires dans la Grèce antique : bilan historiographique illustré par quatre exemples », Histoire et sociétés rurales, 9, 211-245.
Finley, M.I. (1951) : Studies in Land and Credit in Ancient Athens, 500-200 B.C. The Horos Inscriptions, New Brunswick.
Osborne, R. (1988) : « Social and Economic Implications of the Leasing of Land and Property in Classical and Hellenistic Greece », Chiron, 18, 279-323.
Papazarkadas, N. (2011) : Sacred and Public Lands in Ancient Athens, Oxford.
Pernin, I. (2014) : « Land Administration and Property Law in the Proconsular Edict from Thisbe, ( Syll. 3 884) » in N. Papazarkadas (éd.), The Epigraphy and History of Boeotia, Berkeley, 443-459.
Shipton, K.M.W. (2000) : Leasing and Lending. The Cash Economy in Fourth-Century BC Athens, Londres.
Whitehead, D. (1986) : The Demes of Attica 508-7-ca. 250 BC, Princeton.