BMCR 2015.11.16

Eschyle

, Eschyle. Lausanne: Ides et Calendes, 2015. 125. ISBN 9782825802601. €10.00 (pb).

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La carrière « intellectuelle » de Mme Florence Dupont est jalonnée de moment en moment par son intérêt pour le théâtre antique, romain à ses débuts, athénien, essentiellement eschyléen au cours de ces dernières années. Son désir, fort louable, est de rendre aux auteurs athéniens dont le nom s’associe, pour nous, à des « pièces de théâtre », leur statut de chorodidaskalos, de « metteur en scène ». Elle se défendra d’être une idéologue, car les idées ne l’intéressent que médiocrement, ce qui ne l’empêche d’emprunter à Derrida le maître-mot de son entreprise « déconstructionniste » et à Deleuze la conception d’une scène « nomade ». Ce qu’elle déconstruit essentiellement, c’est l’intellectualisation de la tragédie par Aristote dans la Poétique. Nous pouvons suivre de près l’opération dans son dernier opuscule, « Le théâtre d’Eschyle ».

Dans la première partie de l’ouvrage, qui en comprend trois, l’A. se donne les moyens d’accéder à ce qu’était vraiment le théâtre d’Eschyle en brisant la statue du poète tragique progressivement sculptée par une tradition élaborée de sa mort à l’appropriation philosophique de la tragédie par Aristote. La Vie d’Eschyle est un mythe des origines ; elle fait du citoyen athénien né sur le territoire d’Eleusis l’inventeur de la forme de base de la tragédie (un chœur – un acteur) et de sa première complexification. Elle est une construction, une fiction élaborée selon le schéma des récits du « premier inventeur ». Un second moment a été celui de l’appropriation politique des textes : Plutarque rapporte un décret de Lycurgue ; en 335, l’homme politique et orateur athénien « introduisit des lois […], la seconde que l’on dresserait des statues des poètes Eschyle, Sophocle, Euripide et que l’on conserverait le texte de leurs tragédies dans un bâtiment public, que le secrétaire de la Cité (serait chargé de) les lire aux acteurs … ». Pour l’A. ce décret a eu pour fonction d’inscrire ces trois poètes tragiques athéniens au patrimoine « national » ( sic !) et de mettre la tragédie au service de la construction d’une identité culturelle athénienne au moment où la Cité perdait tout espoir d’un retour à une hégémonie politique. Enfin, dans un troisième moment, Aristote consacre la prévalence et la prééminence du texte ; une tragédie se reconnaît désormais à un signe distinctif discursif, le muthos, l’intrigue. Ce qu’elle était primitivement, un spectacle musical, est repoussé dans les oubliettes. La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la reconquête de ce que l’A. désigne avec insistance comme la pragmatique du théâtre : un scénario rituel, et non textuel, organisé selon un code, constitué de formes fixes (« chant » / « parole » ; « chant choral » / « monodie » ; « kommos » / « thrène » ; « chœur » / « acteur ») que le chorodidaskalos a la liberté d’agencer selon des rapports inédits. La parole elle-même, selon ce qu’il est possible de déduire de l’ agōn qui oppose Eschyle à Euripide dans les Grenouilles, est un agencement de modules, ou, diraient les homéristes, de formules. Monologues, dialogues, discours, récits des messagers consisteraient donc en formes fixes ; ce qui est original en eux, ce ne sont pas des contenus, codés, mais le jeu, plus ou moins inventif, de leur assemblage.

Quel style distingue l’usage eschyléen du code théâtral, quelle est sa mousikè ? La réponse se déduit justement de l’ agōn du poète avec Euripide. « Le style d’Eschyle, c’est d’abord une certaine façon de créer le suspense en jouant sur la composition musicale, c’est-à-dire l’alternance du parlé et du chanté… » (p. 55) L’acteur tarde à parler ; son silence entretient un suspense qui intensifie dans le public, le désir de l’entendre. Quelle parole retentira au terme de ce silence qui est comme celui du deuil ? « […] Une fiction tragique, une langue plus belle, plus noble et plus grande pour ces demi-dieux (les figures théâtrales) dont les phrases et les idées sont sublimes. Ce style d’écriture — lexis — est un costume héroïque », nous est-il expliqué ( ibidem) en une paraphrase des vers 1058–1061 des Grenouilles. En outre, la poiésis d’Eschyle a une vertu pédagogique : suivant le modèle d’Homère, d’Hésiode, etc. « elle instruit les éphèbes » (p. 56). Sur le plan musical, Eschyle compose les parties chantées et dansées sur une matrice sonore, « des chœurs plaintifs, avec la musique stridente du kommos — le mode lydien — et sur le rythme monotone des coups frappés à chaque début de vers » (p. 58). Enfin le théâtre d’Eschyle se distingue par un style spectaculaire : arrivée céleste d’un chœur, sommet d’un rocher où Prométhée est cloué, eccyclème exposant les cadavres d’Agamemnon et de Cassandre . . . .

Au terme de cette seconde partie, l’A. peut conclure : « [. . .] Nous avons vu que, chez Eschyle, rien ne correspond au théâtre occidental moderne : pas d’intrigue, pas de psychologie, pas de personnage cohérent, pas d’idées, pas de représentations. Le texte ne se tient pas par lui-même, il est illisible, insaisissable, sans chorodidaskalos et sans musique. » Dans la troisième partie de l’ouvrage, elle examine chacune des pièces attribuées à Eschyle, Prométhée y compris, selon ce principe, contestant pour chacune d’entre elles la pertinence des discussions philologiques et interprétatives de la tradition savante. Nous ne citerons qu’un exemple, parce qu’il illustre particulièrement sa lecture.

Certes Florence Dupont a fait œuvre utile en rendant à la tragédie athénienne son statut d’art du spectacle. Elle ne réussira guère, toutefois, à nous convaincre d’aller assister à une mise en scène de toute l’ Orestie comme à une sorte de happening anobli en « performance ». Car ce qu’elle dit de la trilogie tient moins du désir de l’adapter à des formes renouvelées du théâtre que de la volonté de prendre le contrepied de la tradition en assénant des formules paradoxales, pensant ainsi faire valoir une indépendance de jugement qui ne se laisse pas impressionner par les grands esprits.

Les trois tragédies qui composent l’ Orestie ont été « instrumentalisées », nous dit-elle, par l’idéologie, sous la houlette de Hegel, grand maître du « grand récit occidental » de ce qu’il faut donc supposer être une fiction, la substitution de la justice à la vengeance. Le fils d’Agamemnon, Oreste est jugé devant le tribunal de l’Aréopage, à Athènes, pour un matricide. Le meurtre de la mère « ne relève pas de la vengeance », une affaire d’honneur qui se règle entre hommes. En outre, « souvent » dikè, le terme qui désigne les tribunaux, « désigne aussi la vengeance ». Oreste ne dit-il pas, au cours du long kommos des Choéphores « qu’il va venger son père ‹dikè contre dikè› (vers 461) » ? En vérité, « […] un scénario tragique est fabriqué pour multiplier les situations de douleur et de deuil. » D’où « le matricide n’est ni un crime relevant du tribunal, ni une souillure religieuse, mais c’est un crime horrible, qui fait bien pleurer les spectateurs athéniens (sic !) – comme les Erinyes font bien peur… » (pp. 95–96).

A l’aune de ce critère, on pourra estimer que, en composant Les Euménides, Eschyle, après un début prometteur qui, selon les anecdotes rapportées, a provoqué de belles frayeurs, a très vite oublié que son devoir de chorodidaskalos était de faire peur et de déclencher des torrents de larmes. Toute la seconde partie de la pièce est essentiellement consacrée à un échange, vif certes, mais un échange, puis à un débat devant un tribunal, c’est-à-dire à deux discours contradictoires dans lesquels sont exposés, sur le mode d’une parole dont le ton est posé et maîtrisé, des arguments destinés à convaincre, tout cela entre puissances divines ; le procès est suivi d’une longue parénèse au terme de laquelle Athéna réussit à apaiser la colère des Erinyes et à les persuader d’entretenir à l’avenir la paix entre les citoyens et donc la prospérité de la Cité. Si l’on veut rester au niveau des affects, la tragédie a aussi pour fonction d’apaiser les peurs et de susciter la joie de la paix reconquise.

C’est faire preuve d’une certaine désinvolture que de laisser entendre que le passage, en Grèce, d’une époque de la vengeance (des procédures vindicatoires) à une ère où le règlement des différends se fait par l’intermédiaire de l’institution judiciaire, est une fiction historique. L’invention de cette institution a été un frein à l’exercice des arbitraires despotiques. Sa naissance est indissolublement liée à la mise en place d’institutions, dites démocratiques, garantissant l’égalité des citoyens, c’est-à-dire de l’ensemble des individus, libres et égaux, assumant la défense du territoire, se donnant des lois et assurant la gestion des affaires publiques. Ce n’est pas parce que la démocratie athénienne a favorisé l’esclavage et a tenu les épouses sous une tutelle plus sévère que celle qui existait dans les familles aristocratiques qu’elle n’a pas valu mieux que n’importe quel régime tyrannique ou oligarchique. Sans cette réforme, dont les poètes tragiques ont su obstinément défendre l’esprit, la vengeance pourrait bien encore régler nos conduites comme elle les règle dans certaines sociétés traditionnelles.

Mme Florence Dupont pense identifier la singularité du théâtre d’Eschyle à quelques traits stylistiques ; si elle avait été attentive aux contenus idéologiques, elle aurait sans doute aperçu qu’un fil rouge dessine un motif essentiel dans toutes les pièces conservées du citoyen d’Eleusis : toutes ont quelque chose à voir avec la tyrannie ; elles mettent en garde devant ses conséquences (la lutte fratricide ( Les sept contre Thèbes) ; un aveuglement conduisant à la ruine menace le despote qui aspire à un pouvoir totalitaire ( Les Perses; Prométhée enchaîné)) ou elles opposent la dignité de celui ou de celles qui lui résistent : même le souverain des dieux et des hommes ne peut contraindre un devin à parler. Les Danaïdes peuvent épouser légitimement leur cousin du côté paternel : elles refusent un mariage forcé. Pour résoudre un conflit, il vaut mieux recourir à la parole persuasive qu’à la force.

La logique qui a conduit Oreste jusqu’au meurtre d’Egisthe est celle de la vengeance, qui, il est vrai, ne requérait pas le meurtre de la mère. L’Odyssée ne dit rien de cet assassinat ; elle ne le laisse même pas entendre. Il n’est pas impossible que le thème ait été inventé dans le contexte de l’institution de la tragédie à Athènes ou tout simplement par Eschyle lui-même. Quelle en aurait été la raison ? Précisément, ne laisser le dernier mot ni à la vengeance, ni aux seuls dieux, mais à une instance humaine exerçant sa juridiction sur tous les groupes sociaux et tous les individus, quels que soient leur rang, une institution capable d’articuler une sentence dont le respect s’impose à tous. Ce n’est pas le lieu ici de montrer que, lorsque l’A. dit que Dikè peut aussi signifier la « vengeance », elle propose une interprétation erronée d’une citation tronquée et elle commet un abus de langage.

Last but not least ? L’A. affirme avec insistance que le théâtre athénien du 5 e siècle est une performance dans un temps et un espace circonscrits (les dionysies) ; ce qui relève de la production verbale est aussi éphémère que l’exécution musicale, par exemple. En vérité le décret de Lycurgue laisse entendre que certaines performances avaient été dictées, à la demande de magistrats de la Cité ou de particuliers — il a été possible de montrer qu’Aristophane a procédé à la réécriture des Nuées pour des commanditaires privés. Si Lycurgue a demandé que soient désormais conservées dans les archives publiques des tragédies de trois auteurs, c’est, par hypothèse, parce qu’il n’existait des textes que de ces auteurs-là et que leurs tragédies avaient été écrites à la demande de lecteurs privés ou à la demande des magistrats de la Cité à l’époque de leur production. Aristophane aurait-il pu « citer » en 405 du texte eschyléen s’il n’en avait pas existé des traces écrites ?

Table des matières

Introduction
Les deux Eschyle 5

Première partie
De quoi Eschyle est-il le nom ? 9
Quelle vie pour Eschyle ? 11
La Vie du « père de la tragédie » 11
Le roman d’Eschyle «premier auteur de théâtre» 15
Une croyance plus forte que la science : l’origine 17
Lycurgue (335 av. J.-C.)
L’œuvre d’Eschyle est nationalisée 19
Un sursaut national après Chéronée:
la nouvelle éducation ( paideia) 19
La tragédie, art identitaire : le choix de Lycurgue 20
Célébration patrimoniale des tragédies anciennes 23
Aristote théorise Lycurgue 27
Une préhistoire du théâtre 27
La tragédie comme texte: l’invention du muthos 29
Eschyle est aussi un autre 31

Deuxième partie
Eschyle retrouvé
La tragédie au temps d’Eschyle 35
Le cadre institutionnel : les concours tragiques 36
Le code tragique 42
Eschyle mode d’emploi 53
Eschyle est un style 53
Eschyle contre Eschyle 60

Troisième partie
Eschyle en pièces 63

Les Perses (472 av. J.-C.) 65
Le scénario 65
Quelques idées reçues 66
Pourquoi Les Perses sont ce qu’ils sont.
Eschyle, Les Perses et la stratégie politique du jeune Périclès 70
La composition musicale des Perses 72

Les Sept contre Thèbes (467 av. J.-C.) 74
Le scénario et Thèbes la cité tragique 74
La composition musicale des Sept contre Thèbes 75

Les Suppliantes (463 av. J.-C.) 79
Le mystère – vainement résolu – de la date des Suppliantes 79
Le scénario et la question du mariage: refus de l’inceste ou refus de la sexualité? 81
La composition musicale des Suppliantes 83

Prométhée enchaîné (non daté) 86
L’énigme du Prométhée 86
Scénario et bricolage mythologique 88
Les quatre paroles de Prométhée 90
La composition musicale du Prométhée 91

L’Orestie (458 av. J.-C.) 94
Le scénario de la trilogie 94
Le grand récit occidental sur la vengeance et la justice 95
La composition musicale des trois tragédies 97

Conclusion
Comment l’œuvre d’Eschyle est (re)devenue du théâtre
depuis la Renaissance 103
Les manuscrits byzantins 103
Eschyle le mal-aimé des classiques 104
Eschyle sauvé par Shakespeare 104
Eschyle monte sur scène et sort des écoles 105

Annexes
Chronologie 113
Lexique des mots clés 115
Bibliographie sélective 117
Traductions 118
Eschyle mis en scène 121
Sur l’histoire des mises en scène 121
Mises en scènes historiques 121