L’ouvrage d’Étienne Helmer, à mi chemin entre le court essai de philosophie et la compilation d’articles, aborde un sujet jusqu’ici peu traité : la figure du mendiant en Grèce ancienne. Il arrive à point nommé, après deux très récentes publications sur la pauvreté dans l’Antiquité grecque qui inaugurent une approche historique et anthropologique du phénomène trop souvent négligé par la recherche.1 L’auteur, professeur associé à l’Université de Porto Rico et spécialiste de la pensée économique et politique grecque a toute légitimité pour aborder le sujet. Cependant il ne s’intéresse pas au phénomène social, historique ou économique — les raisons qui poussent l’homme en proie à l’extrême pauvreté à mendier ne sont jamais envisagées dans l’ouvrage — mais à la représentation du mendiant, le « tiers exclu » selon ses termes (p. 15), et à son rôle philosophique chez les penseurs grecs, ou plutôt des penseurs grecs, car sont envisagés Homère, Sophocle, Aristophane et les Cyniques dans une perspective essentiellement comparatiste. L’ouvrage s’organise en cinq chapitres, chacun dédié à un de ces penseurs, appartenant cependant à des genres très différents, et sans que nécessairement leurs œuvres soient remises en contexte. C’est que le propos d’É. Helmer n’est pas d’écrire une histoire de l’évolution de la figure du mendiant dans les sources littéraires, mais plutôt, à travers les quelques cas emblématiques choisis, de montrer qu’en Grèce ancienne il existe une forme de « philosophie du mendiant ». C’est en ce sens qu’il privilégie Sophocle et délaisse Euripide et qu’il laisse souvent de côté toute portée historique des analyses du mendiant.
L’introduction présente les enjeux méthodologiques de l’ensemble de l’ouvrage : elle permet de créer de la cohérence là où il n’y en a pas nécessairement, Ulysse mendiant ayant au premier abord peu de points communs avec Œdipe. Le mendiant est pour l’auteur « le dernier des hommes » (p. 16) parce qu’il répond à la dialectique suivante : il est en errance, sans appartenir à ce qui caractérise l’humain (une famille, un travail, une communauté politique), et correspond à une figure extrême de l’altérité. Chez les Cyniques, au contraire, selon É. Helmer le dernier des hommes doit être vu comme l’homme véritable, caché sous l’homme social, l’homme réconcilié avec lui-même. Chez les auteurs retenus, Helmer se propose d’exhumer « la philosophie du mendiant » qui s’articule autour de trois axes : une figure morale ambiguë, une figure de vérité2 et une figure politique. Ces éléments constituent dans la suite de l’ouvrage l’angle d’approche des différents corpus et l’aboutissement du discours. Néanmoins, cette introduction anticipe bien des traits communs aux différentes figures de mendiant : il aurait peut-être été préférable de ne les envisager de façon synthétique qu’en conclusion. Les chapitres III (Aristophane), IV et V (Platon et les Cyniques) sont des versions remaniées (peut-être un peu rapidement) d’articles publiés ailleurs, ce qui peut expliquer quelques répétitions et l’impression de juxtaposition, plus que de progression de la pensée.
La figure du mendiant chez Homère et tout particulièrement dans l’ Odyssée a déjà bien été étudiée comme l’avoue l’auteur. É. Helmer apporte néanmoins du neuf quand il considère toutes les figures d’Ulysse mendiant (chez les Phéaciens, comme à Ithaque) selon les trois axes choisis : il insiste tout particulièrement sur le mendiant considéré comme « maître de vérité » et sur la dualité du personnage. Même s’il est contraint de mentir, il participe toujours à la révélation de l’identité (de Nausicaa, des prétendants, d’Eumée…) et la question du nom est au centre de la figure du mendiant, aussi bien pour Iros que pour Ulysse (p. 58). Il n’a pas de statut social dans un monde où la reconnaissance repose sur la richesse et la propriété foncière mais constitue toujours une figure double : il existe en effet le bon et le mauvais mendiant (Ulysse versus Iros) chez Homère.
Cette position d’entre deux du personnage se retrouve dans les tragédies de Sophocle car Œdipe est un mendiant associé à ce que l’auteur appelle un « triple non lieu ». Du point de vue géographique tout d’abord, car il est toujours en errance depuis son départ de Thèbes, du point de vue politique, car il est sans cesse relégué aux frontières de cités (notamment d’Athènes dans Œdipe à Colonne) et du point de vue familial, tant la mendicité a défait les liens du sang. Par sa mort enfin il devient le protecteur d’Athènes, accédant à une forme de « positivité politique » (p. 77). Cette fois, dans la même personne, cohabitent bon et mauvais mendiant et l’auteur conforte le jugement de P. Vidal-Naquet sur les pièces oedipiennes de Sophocle (« des tragédies du passage »).
Chez Aristophane, dont É. Helmer n’analyse que les Acharniens, pièce majeure certes pour le propos mais on pense aussi au Ploutos, Dicéopolis endosse les haillons du mendiant pour convaincre le chœur d’accepter la paix. Il témoigne aussi de la sorte de l’état de dégradation économique de la cité à la suite de la Guerre du Péloponnèse. Il est « une figure de vérité » malgré le travestissement et le mensonge, car il révèle aussi l’importance du jeu des apparences dans la cité démocratique. En ce sens aussi Aristophane semble nous dire qu’Athènes est devenue, en 425 av. J.-C. une cité mendiante (p.104).
Si Aristophane pointe les mécanismes politiques et économiques de l’existence du mendiant dans la cité, Platon et les Cyniques utilisent le mendiant comme figure épistémique à des fins différentes. Ils puisent probablement à la même source, Socrate via Antisthène. Le premier démontre que dans la cité idéale, le mendiant ne doit pas exister, car il est un symptôme du mal politique qu’est la philochrêmatia, et le signe chez l’individu d’une âme mendiante, cupide et mauvaise. Pour remédier à cela, la cité n’a d’autre solution que de chasser cet individu mauvais et de faire en sorte que de façon pragmatique la mendicité n’existe pas, tout particulièrement en mettant l’économie au service de la cité. On peut comme pour le cas d’Homère se demander ce qui apparente le mendiant et le poète, tous deux « figures de vérité » chez Homère et chassés de la cité idéale chez Platon : c’est, me semble-t-il, l’utilisation du logos par le mendiant qui peut expliquer ce rapprochement qu’É. Helmer suggère sans l’analyser en détail (p. 87-88), avec une sorte de recours obligé au « mentir-vrai ».
Pour les Cyniques, le mendiant est au contraire le signe d’une humanité retrouvée et correspond à un idéal d’autarcie. Il propose de renouveler les formes sociales au nom d’un idéal d’égalité. La saleté du corps répond à une exigence de transparence, dans une sorte d’équivalence corporelle de la parrêsia (le franc-parler, la liberté de parole), et la figure du mendiant prend un sens politique fort.
À travers ce petit essai, rapide mais souvent stimulant, É. Helmer confirme l’importance de l’étude d’un personnage marginal comme le mendiant pour comprendre le système de pensée des Anciens. Une analyse historique et sociologique de la place et de l’évolution de l’image du mendiant en Grèce ancienne reste à faire.
Notes
1. À la rapide bibliographie citée en introduction il faut ajouter le dossier La question des pauvres et de la pauvreté dans le monde grec, coordonné par Anne Jacquemin et publié dans la revue Ktèma 38, 2013, p. 1-170, qui contient une contribution sur la mendicité en Grèce ancienne.
2. Tout en empruntant consciemment l’expression à M. Détienne ( Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1967), É. Helmer choisit un autre sens, alors que les parallèles entre la figure de l’aède, du divin et du roi avec le mendiant mériteraient une analyse plus poussée.