L’ouvrage publié, en 2014, sous la direction de Kurt A. Raaflaub et sous le titre générique Thinking, Recording, and Writing History in the Ancient World est une compilation d’études portant sur les usages de l’histoire dans les pensées des sociétés anciennes des mondes extra-européens comme l’atteste la faible part, deux communications en fait, consacrée au monde gréco-romain antique. Dans un mouvement à la fois chronologique et géographique de l’Extrême-Orient vers le continent américain, les divers textes cherchent à montrer la spécificité de l’écriture de l’histoire dans un contexte culturel particulier. Plutôt que de comparaisons, l’ensemble de ces textes permet de noter que la perception et l’écriture de l’histoire ne sont pas un phénomène univoque au cours de l’histoire et des sphères culturelles. C’est sans doute le principal intérêt de l’ouvrage.
En effet, ces études s’insèrent dans un projet qui vise à favoriser des « histoires » croisées et à l’échelle globale sur les plans sociaux, politiques, religieux, économiques et intellectuels, parfois sur la longue durée, comme le souligne Karl A. Raaflaub dans la préface. Il s’agit d’exposer les convergences et les différences des sociétés « antiques » pour répondre à des enjeux communs sur des questions similaires posées parfois de façon similaire, parfois de façon différente à des moments et selon des durées variables, en synchronie ou en décalage temporel plus ou moins long.
Dans une brève introduction, Kurt A. Raaflaub insiste sur le fait que toutes les sociétés anciennes se sont souvenues de leur passé, l’ont pensé et l’ont intégré dans leurs coutumes, leurs rites et leurs structures mentales et sociales. Si la conscience historique est un trait des sociétés développées, les marqueurs de la mémoire et de l’écriture de l’histoire sont variés d’une culture à l’autre. Si les grandes puissances de Mésopotamie et d’Anatolie ou celles de l’Egypte et des Mayas ont eu tendance à compiler les faits saillants de leurs dirigeants, d’autres sociétés anciennes, comme la Chine et la Grèce, et au-delà Rome, Byzance et le monde islamique des premiers temps ont eu tendance à multiplier les genres narratifs et donc la complexité de rapporter ce qui s’était passé et de s’en souvenir. D’une histoire royale, à une histoire héroïque puis collective, les enjeux historiographiques des sociétés anciennes ont évolué vers plus de complexité lorsque les acteurs reconnus de l’histoire se sont multipliés. Si l’historiographie européenne et désormais internationale a longtemps reposé sur le wie es eigentlich gewesen ist de Leopold von Ranke, pour les Grecs, l’écriture de l’histoire était la recherche de la « vérité » et pour les Romains elle devait conserver comme des exempla l’ historia magistra uitae. Cette conception de l’histoire qui s’est imposée en Occident durant des siècles a-t-elle été développée selon des modes identiques ou proches dans les autres parties du monde ? La comparaison des « histoires » grecque et chinoise qui apparaissent comme compréhension du passé et gestion du présent à peu près au même moment mais sans relation entre elles peuvent-elles nous aider à comprendre comment on écrit l’histoire à des milliers de kilomètres de distance mais au même moment ? Que dire des sociétés comme celle des incas qui n’ont pas écrit leur histoire mais qui vivaient une relation particulière avec leur passé ? Les débats historiographiques et philosophiques sur histoire et mémoire auraient heureusement alimenté ces réflexions.
Dix-neuf contributions – cinq sur le monde asiatique, cinq sur le Proche-Orient antique, trois sur le monde gréco-romain, une sur Byzance, une sur le Haut Moyen Âge et le Moyen Âge islamique proche-oriental, une sur les Mayas, une sur les Aztèques et une sur les Amérindiens du Nord- constituent ce tableau non exhaustif des relations à l’histoire écrite, figurée ou orale que ces civilisations ont pu développer. Le premier article est une réflexion philosophique sur l’histoire afin de savoir comment l’homme moderne se positionne par rapport au passé.
David Carr, reprenant les débats herméneutiques et phénoménologiques (Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty) sur ce qu’est l’histoire, affirme avec Dilthey que nous sommes d’abord des êtres historiques avant d’être des observateurs de l’histoire. Il n’y a pas d’histoire en tant que telle et le désintérêt de certaines civilisations pour le passé à un moment de leur histoire pose la question de la complexité du rapport des individus mais aussi des sociétés humaines au temps, à la mémoire et à la connaissance.
Stephen W. Durrant s’intéresse à l’exercice ritualisé de l’écriture de l’histoire dans la Chine ancienne dont il date les débuts entre le II e et le I er siècle av. J.-C. avec la rédaction des Mémoires historiques ( Shiji) par Sima Quian. Cette histoire légendaire débute au milieu du troisième millénaire Sanhuangwudi (les Trois Augustes et les cinq Empereurs dont l’Empereur Jaune Huangdi), mais l’historien semble sceptique sur les événements que l’on colporte sur cette période très ancienne.
James L. Fitzgerald nous dévoile que si l’Inde n’est pas dénuée d’histoire comme le pensait Hérodote et bien des historiens encore au début du XX e siècle, il n’en ait pas moins difficile d’en restituer la richesse et la complexité longtemps marquées par une vision coloniale qui déniait toute historicité à des sociétés jugées comme anhistoriques.
Romila Thapar nous permet d’approfondir ce lien avec l’histoire qu’entretenaient les sociétés du Nord de l’Inde du milieu du II e millénaire av. J.-C. jusques vers 1200 de notre ère. Les Vedas, les Ŗgvda et purāna, comme le Mahābhārata et le Rāmāyaņa, d’abord de tradition orale, ont conservé par écrit les faits et gestes de sociétés agro-pastorales claniques du Nord-Est et de l’Est de l’Inde au moment des processus d’urbanisation, de l’Indus vers la plaine du Gange.
Christian Oberländer nous rappelle que l’État classique se constitue au Japon aux VI e -VIII e siècles de notre ère sous la forme d’un royaume dit Yamato gouverné par des clans aristocratiques avant qu’une centralisation du pouvoir ne s’opère sous l’impulsion de l’empereur ( tennō) qui s’inspire des modèles chinois et coréen. Les deux ouvrages les plus anciens concernant la conscience commune d’une histoire spécifique du Japon sont le Kojiki ou souvenir des anciens faits, achevé en 712, et le Nihon shoki ou chroniques du Japon, écrit en chinois avec en partie des sources chinoises en 720.
Jason Neelis souligne que le renouveau d’une littérature et des études sur le bouddhisme crée une situation hétérodoxe où les récits anciens se renouvellent perpétuellement pour être compris comme des récits contemporains quelle que soit l’époque moyennant une adaptation aux contextes historiques selon une conception cyclique ( kalpas) des époques dans une linéarité historique.
Pour Thomas Schneider, l’historiographie proche-orientale s’est particulièrement intéressée à une conception de l’histoire reposant sur l’hagiographie et les faits extraordinaires des rois et des êtres d’exception. Faisant sienne la formule de Huizinga pour qui l’historiographie est la forme sous laquelle une civilisation rend compte à elle-même de son passé, l’auteur distingue sept points de pertinence (natures des documents, oral/écrit, natures et formes des faits conçus comme historiques, perception historiographique ou non, perçus concrètement ou intellectuellement, déduction ou induction, intégrés ou non comme permettant de comprendre son propre passé).
Piotr Michamowski tient à préciser que la diffusion de l’écrit en Mésopotamie, et donc d’éventuels récits historiques, est circonscrite à une élite. Dès lors, ce qui sera conservé et diffusé concernera ces mêmes élites. Apparaissant vers 3200 avant notre ère pour noter des informations administratives, ce n’est que vers 2700 avant notre ère que l’écriture sert à rédiger des textes narratifs mais pas de métadiscours, d’essais ou de textes philosophiques.
Theo van den Hout démontre comment les Hittites font usage du passé pour comprendre le présent. L’étude des tablettes, comprenant des traités entre les Hittites et les empires du Proche-Orient, est très instructive puisque chacun de ces traités est précédé d’une introduction historique qui nous renseigne autant sur l’histoire hittite que sur celle de leurs voisins.
Robert Rollinger analyse, depuis l’accession de Cyrus le Grand au trône vers 550 et la fin de la dynastie Achéménide avec la mort de Darius III en 330 avant notre ère, les mutations et les rémanences que connaît l’histoire mésopotamienne. Ce monde étant un conglomérat multiethnique et multiculturel, il est cependant difficile de distinguer ce qui relève du spécifiquement « perse ».
Marc Zvi Brettler rappelle que les textes bibliques diffèrent sur plusieurs points des autres corpus de textes du Proche-Orient. Aucun n’est contemporain des événements qu’ils rapportent et le dernier événement historique daté remonte à 561 avant notre ère (2 Rois, 25, 27). S’il existe des textes épigraphiques profanes contemporains des événements qu’ils narrent, ils sont rares.
Jonas Grethlein essaie de définir les contours d’une mémoire non historiographique dans la pensée grecque en s’appuyant sur les contenus et les aspects formels de la tradition orale, de la poésie, de l’art oratoire et des formes artistiques.
Andreas Mehl, en s’appuyant sur Polybe, 6, 53-54, définit trois grandes manières de se souvenir : l’oraison funèbre, la pompa funebris, procession au cours de laquelle sont portées les imagines des défunts avec leurs ornements et l’exposition.1
Eve-Marie Becker défend l’hypothèse d’une pré-historiographie qui se serait construite progressivement avec les listes chronologiques d’évêques et les Actes des martyrs, entre le I er et IV e siècle de notre ère concomitamment à l’installation du christianisme dans le monde gréco-romain, avant que ne soit publié l’ Historia Ecclesiastica d’Eusèbe de Césarée. L’esprit de commémoration cohabite avec la catéchèse dans les premiers textes chrétiens de Paul et de Luc. Le terme d’ historia ou d’ historein n’apparaît qu’une seule fois dans le Nouveau Testament, dans Galates 1, 18. L’historicisation du christianisme devient un enjeu crucial entre les années 50 du I er siècle (Paul), les années 70 (Marc) et les années 90 (Luc).
Stratis Papaioannou insiste sur le fait que la culture byzantine est une culture revisitant constamment ses héritages historiques gréco-romain et judéo-chrétien. Pour l’auteur, l’empire byzantin opère un véritable linguistic turn en donnant à cette nouvelle forme civilisationnelle des caractéristiques créant ainsi une langue pour dire l’histoire avec ses paradigmes, ses images et formes narratives, ses habitus culturels dans une réification subjective du passé.
Andrew Marsham précise que le cadre de son étude couvre un espace allant de l’Atlantique à l’Inde et qui fut unifié par l’utilisation de la langue arabe comme langue des élites administratives ( kuttab = scribes et wuzara = vizirs) et religieuses ( ulama). Ces dernières, par leurs écrits, vont constituer le fonds documentaire de l’historiographie islamique médiévale. Deux conceptions de l’histoire se dessinent. La première, populaire et folkloriste, décrit les faits et les événements de l’existence. L’autre, savante et religieuse, conçoit l’histoire comme fait religieux.
Nicholas P. Carter, rappelle que si nous recherchons des témoignages contemporains, pour la période dite classique (250-1000 de notre ère) de la civilisation maya, il est évident que nous ne disposons d’aucun témoin. Dès lors, il nous faut repenser les catégories de la méthode historique pour comprendre une telle culture historique. Les scribes mayas compilaient les informations du passé pour un public contemporain et pour un public à venir dans une perspective de continuité temporelle qui unissait les générations. Lori Boornazian Diel note que les Aztèques ne conservent pas le passé pour se remémorer un passé standardisé. Leur conception de l’histoire est flexible, susceptible de modifications, d’interprétation et de glorification qui seront portées par des récits enluminés conservés à l’origine par les élites.
Lisa Brooks souligne que l’historiographie récente insiste sur l’absurdité d’une césure basée sur l’arrivée des Européens. De même la césure entre écrit et pictural n’a pas de sens lorsque l’on regarde les codices mixtèques ou mayas qui combinent les deux formes de narration. Pour souligner la nécessité de croiser les différentes formes de narration afin de saisir les nuances des contenus, l’auteur prend comme exemple le maïs, plante qui est envisagée sous ses aspects économiques, productifs, commerciaux, culturels, monnaie d’échange et objet de négociation entre des cultures qui se retrouvent autour de lui de l’Est nord-américain à l’Amérique centrale.
Notes
1. Plb. 6.53.6-8 ne mentionne pas explicitement des esclaves. Sur qui portait les masques, on peut se reporter à H. Flower, Ancestor Masks and Aristocratic Power in Roman Culture, Oxford, 1996, p. 99-100.