BMCR 2015.09.09

The Land of the Elephant Kings: Space, Territory, and Ideology in the Seleucid Empire

, The Land of the Elephant Kings: Space, Territory, and Ideology in the Seleucid Empire. Cambridge, MA; London: Harvard University Press, 2014. xv, 423. ISBN 9780674728820. $49.95.

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Dans un style stimulant et suggestif, qui fait la part belle aux formules percutantes et aux expressions souvent heureuses, P. J. Kosmin s’attaque avec des outils conceptuels en partie nouveaux à une question ancienne : comment les rois séleucides ont-ils pu faire tenir ensemble, et aussi longtemps, des régions si diverses – de l’Égée à l’Asie Centrale – et les intégrer à un véritable territoire impérial ? Et – question connexe – dans cette entreprise, quelle fut la part d’innovation et d’invention des rois séleucides ? D’autres avaient tenté d’apporter leur réponse, mais l’approche de P. J. Kosmin témoigne d’une réelle capacité à tenir, avec un savoir faire certain, les deux bouts de la démarche historique : l’analyse des sources et le recours à une indispensable conceptualisation. Pour trouver un point de comparaison dans le cadre des études séleucides, on pourrait dire que si le livre de J. Ma sur Antiochos III et les cités d’Asie Mineure occidentale1 pouvait être lu comme un produit du linguistic turn, l’ouvrage de P. J. Kosmin s’inscrit pour sa part, et délibérément, dans le contexte du spatial turn.2 En effet, loin de proposer une histoire générale du royaume séleucide, l’auteur l’aborde de façon résolue sous l’angle des processus de spatialisation du pouvoir, à toutes les échelles. C’est là, à coup sûr, son originalité principale.

Après une introduction qui présente, avec beaucoup de clarté, le contexte historiographique et le renouvellement des sources, une première partie porte naturellement sur la question des limites et des frontières du territoire séleucide, c’est-à-dire sur le processus de fixation de l’espace sur lequel devait durablement s’exercer la souveraineté séleucide. On ne peut que souscrire à l’idée principale de cette partie qui consiste à montrer que la définition des frontières du royaume répondit à des modalités différentes selon les contextes régionaux. P. Kosmin analyse précisément la mise en place de la frontière avec l’empire Maurya dans la partie sud-orientale du royaume au tournant des IVe et du IIIe s. L’association de la négociation diplomatique et de la mise en place d’un nouveau paradigme ethnographique – cf. les Indika de Mégasthénès – reconnaissant au monde indien sa propre cohérence et sa propre centralité contribua à la définition et à la légitimation de la frontière avec ce qui émergeait opportunément alors, du point de vue séleucide, comme un alter ego indien. L’auteur veut en outre montrer qu’à l’inverse, dans le nord du royaume, entre la Médie et l’Indoukouch, ce furent d’autres logiques et d’autres conditions qui présidèrent à la clôture du royaume. L’absence de confrontation avec un État structuré rendait la région poreuse et complexe et, selon Kosmin, il faut attendre l’action résolue du corégent Antiochos à partir de 294 pour que se mette en place un réel processus de spatialisation, notamment par les refondations de colonies et par la mise en place d’un limes autant physique qu’idéologique, distinguant de façon assez classique le monde des nomades et le territoire de l’État séleucide, en particulier à partir des descriptions des officiers séleucides Patroklès et Démodamas. Si tous ces développements sont très intéressants et savent capter l’attention, et si l’on est convaincu par l’idée que tout pouvoir repose sur une spatialisation de sa propre souveraineté, et que cette spatialisation allie des pratiques concrètes à des représentations mentales, le lecteur peut parfois rester sceptique devant la surexploitation de sources fragiles et parcellaires (Les Indika de Mégasthénès, les bribes connues des descriptions de Patroklès et de Démodamas). Par ailleurs, une ligne d’oasis ne fait pas un limes. Enfin la pertinence de la notion d’État – au sens moderne – à la fois pour le royaume séleucide et pour l’empire Maurya des alentours de 300 reste à interroger. L’histoire de la région dans la première partie du IIIe siècle montre à notre sens suffisamment qu’il faut, là aussi, penser la frontière plus comme une marge que comme un ligne de postes frontière peuplés de douaniers. Ajoutons que si ces proto-États se définissaient certes par leur propre extériorité, on ne peut négliger la mise en place d’un réseau politico-administratif et, plus encore, ignorer les dynamiques internes aux régions orientales pour rendre compte de la construction d’un territoire qui devient progressivement séleucide à la fin du IVe s. On regrettera notamment qu’il n’y ait pas de discussion du rapport singulier établi par Séleucos avec la Babylonie et avec les différents sous-ensembles du monde iranien.

Dans une deuxième partie, P. J. Kosmin propose une réflexion sur la notion de patrie ( homeland) et, plus précisément, sur les mutations de cette notion pour un pouvoir d’origine macédonienne mais dont la légitimité territoriale s’était construite par la domination d’une grande partie de l’Asie. Il insiste, en se fondant notamment sur l’étude de sources babyloniennes, sur la revendication par Séleucos Ier d’une identité macédonienne et sur l’ambition jamais abandonnée d’un retour en Europe. L’assassinat de Séleucos en Thrace, puis les difficultés occidentales d’Antiochos, auraient cependant conduit à une triple mutation : la fondation d’une légitimité dynastique fondée sur l’héritage et la défense d’une unité spatiale en Asie, la mise en place d’un discours de rationalisation de l’incapacité à conquérir la Macédoine, rejetée à la périphérie et, enfin, le processus de spatialisation d’une identité dynastique en Syrie du Nord, définie comme le nouveau centre. Là encore, le lecteur est séduit par la capacité de l’auteur à exposer son raisonnement et à analyser, souvent très finement, les phases de la construction d’une légitimité royale séleucide. Certains points appellent cependant discussion. À titre d’exemple, il me semble que les efforts de Séleucos Ier pour faire de la Syrie du Nord une région surinvestie par l’identité dynastique et largement recomposée selon une conception nouvelle du territoire impérial conduisent à penser que c’est bien dès le début du IIIe siècle que la Macédoine fut « un monde perdu », ou quasiment perdu.

Après avoir posé les modalités, complexes, de fixation des limites d’un territoire qui ne devient dynastique qu’avec Antiochos Ier, P. J. Kosmin analyse avec pertinence les rapports dynamiques que les rois séleucides établirent avec ce territoire. Le lecteur est souvent séduit par la démonstration, par exemple lorsque l’auteur montre que les limites du royaume fonctionnaient comme des lieux de métamorphose de la légitimité pour les prétendants au trône au IIe siècle. On est aussi convaincu par l’idée amplement exposée que les rois prennent possession de leur espace en traversant leur royaume, un royaume conçu comme un paysage dynamique et qu’il appartient à celui qui l’incarne d’activer et de réactiver par une mobilité codifiée et ritualisée : lors les départs en campagne, lors des entrées et sorties de villes, sur la route enfin par la mise en scène de la truphè autour du palais itinérant. Cela supposait la mise en place de réseaux multiples – des routes, des relais, des bornes – qui sont présentés avec soin et pertinence. En somme, P. J. Kosmin analyse ici avec acuité les pratiques de mobilité imposées par la structure même de la construction impériale séleucide et, par conséquent, inhérente à l’identité et à la légitimité royale. Le propos est particulièrement convaincant lorsque l’auteur montre que le degré de mobilité constituait bien un critère d’évaluation de la qualité d’un roi. P. J. Kosmin passe cependant quasiment sous silence la question de la structure administrative. Or, le « système circulatoire » séleucide n’avait de sens et d’effectivité que si, en l’absence du roi, les impôts étaient prélevés, les frontières plus ou moins protégées, les arbitrages locaux rendus et appliqués par les agents royaux. Et cela se faisait parfois sans que le roi et sa suite ne paraissent pendant dix ou vingt ans. Si l’on comprend bien l’intérêt intellectuel et pédagogique qu’il y a à insister sur la mobilité, le mouvement, les pratiques de spatialisation de la royauté, on ne peut oublier que les chaînes de responsabilité, les hiérarchies militaires aussi bien qu’administratives impliquaient aussi, par et en elles-mêmes, des formes de spatialisation, fondées sur la continuité d’une présence, des formes qui, pour être moins spectaculaires que la mobilité de la cour et les discours des rois, n’en étaient pas moins essentielles.

La dernière partie propose une analyse à plusieurs échelles des (re)fondations séleucides et des rapports entre les rois et ce réseau puissant et différencié. P. J. Kosmin montre très justement qu’il fut conçu comme un moyen de redessiner une partie de l’Asie en permettant notamment l’émergence de nouveaux pôles structurants – tout particulièrement sur le cours moyen du Tigre et en Syrie du Nord – eux-mêmes en relation avec les centres régionaux préexistants mais à leur détriment. Si la présentation des différentes formes de colonies ne peut que recevoir l’assentiment du lecteur instruit des réalités séleucides, on reste parfois sceptique devant certains développements. Peut-on notamment réellement mesurer l’impact démographique régional des fondations, en Bactriane et en Susiane par exemple ? Si l’on retient l’idée que le plan orthogonal des cités séleucides représente une sorte de paysage idéologisé, une matrice du nouveau pouvoir en rupture symbolique avec le passé local, on attendrait parfois une sensibilité plus grande à la chronologie des espaces urbains. La notion de « palais » telle qu’elle est employée par P. J. Kosmin est par ailleurs très extensive et conduit l’auteur à assimiler des réalités non seulement très diverses mais aussi archéologiquement plutôt évanescentes pour l’Orient séleucide, à l’exception d’un cas comme Aï Khanoum. La démonstration sur la spatialisation des palais au sein des villes et des fondations s’en trouve ainsi fragilisée, sans pour autant devoir être récusée. On reconnaîtra cependant à P. J. Kosmin une réelle capacité à décrire parfaitement les modalités pratiques et idéologiques de la prise en main de leur royaume par les rois séleucides, par l’imposition de cet étonnant filet de colonies, mais aussi par l’élaboration des récits de fondation, pourvoyeurs d’une identité à la fois royale et locale. Précisément, ces aspects introduisent la dernière étape de l’ouvrage : l’analyse du fractionnement du territoire et du pouvoir séleucide sous l’effet de l’émergence de figures (pseudo-)royales concurrentes prenant appui sur des identités locales jouant elles-mêmes de cette concurrence pour élaborer un discours de légitimation de leur autonomie croissante. L’auteur fait preuve de beaucoup de finesse dans l’analyse de processus, propres au IIe s., qui sont très bien exposés.

P. J. Kosmin propose ici un livre important, particulièrement stimulant par sa forme et par le fond d’une réflexion structurée, toujours claire et constamment expliquée. Le prisme des processus de territorialisation et de spatialisation se révèle pertinent pour aborder la question du pouvoir séleucide et, si cette approche n’est pas tout à fait neuve, elle est ici systématisée. Au fond, ce livre vient utilement rappeler que la notion de pouvoir royal hellénistique n’existe pas en soi et que chaque dynastie eut à mettre en place des pratiques qui lui étaient propres en ce qu’elles étaient toujours intimement liées à la structure territoriale du royaume. Cela dit, si la capacité de l’auteur à brasser les idées donne au livre une forme percutante, cette forme relève souvent plus de l’essai que de la synthèse. C’est là sa force mais aussi, sous un certain angle, sa limite. On reste parfois dubitatif devant la sollicitation massive de certaines sources très fragmentaires pour étayer le raisonnement, notamment dans la première et la dernière partie. Surtout, si l’espace géographique est essentiel, le territoire des statuts, la topographie invisible mais effective des degrés d’autonomie politique, constituaient aussi le paysage impérial séleucide et, de ce point de vue, la réduction de la problématique aux approches spatiales tend à écraser une réalité complexe et pourtant essentielle au mode de contrôle et d’organisation du territoire. Il reste que le livre de P. J. Kosmin – un des plus intéressants des quinze dernières années – doit absolument être lu pour toutes ses qualités, pour les questions qu’il résout brillamment comme pour toutes les réflexions qu’il stimule.

Notes

1. J. Ma, Antiochos III and the Cities of Western Asia Minor, Oxford, 1999 (trad. française augmentée : Antiochos III et les cités d’Asie Mineure occidentale, Paris, 2004).

2. Cf. les travaux du Spatial History Project de l’Université de Stanford.