Le présent volume rassemble les actes d’un colloque tenu à Vienne en septembre 2011 et contient quinze contributions, ainsi que d’importantes annexes. Ce colloque venait clore un programme de recherche mené par les deux organisateurs dans le cadre autrichien sur les manuscrits de Démosthène de l’Antiquité au 11 e siècle et prit place après la parution complète de la nouvelle édition démosthénienne dans la collection Oxford Classical Texts, par M. R. Dilts (2002-2009). Outre les contributions des orateurs, le livre comprend une importante bibliographie (plus de vingt pages) consacrée à la transmission textuelle et à la critique textuelle du corpus démosthénien. Le volume se clôt sur des index abondants : manuscrits, auteurs et œuvres, noms propres et catégories, auteurs modernes. L’ensemble des contributions se répartit en deux grands ensembles : des études sur les origines du corpus et les premières phases de sa transmission, et en particulier les témoignages des papyrus, d’une part, et d’autre part des travaux sur les manuscrits les plus anciens de Démosthène. La contribution initiale, due à Luciano Canfora, présente un panorama des études sur l’histoire du texte de Démosthène depuis le 18 e siècle et se concentre sur les différentes hypothèses élaborées pour rendre compte de l’état des textes démosthéniens, et en particulier des différentes formes de la pamphlet-theorie depuis Paul-Louis Courier ; à la fin du volume, Sofia Kotzabassi présente quelques éléments sur les manuscrits du 13 e siècle et leurs utilisateurs.
La première moitié du volume s’intéresse de manière assez classique aux premières phases de la transmission du texte. L’article de H. Maehler présente un utile panorama sur les traces papyrologiques des commentaires sur Démosthène : l’auteur souligne la relative absence de corrélation entre ces témoignages anciens, où les commentaires portent essentiellement sur les aspects historiques ou philologiques, et les scholies byzantines, qui sont principalement tournées vers la dimension rhétorique du texte de l’orateur par excellence. C’est d’ailleurs sans doute le principal manque dans ce volume : les commentaires et scholies byzantins ne reçoivent pas de traitement séparé et sont au mieux mentionnés en passant dans telle ou telle contribution. Leur apport à l’établissement du texte n’est pas envisagé, ni même présenté. Les quatre contributions suivantes (L. Horváth, L. Canfora [seconde contribution], H. Bannert, K. A. Kapparis) envisagent les marges du corpus démosthénien, en particulier à propos des questions d’attributions ( Discours XVII, Oraisons funèbres athéniennes, Prooimia, discours d’Apollodore). La contribution de K. A. Kapparis soulève un problème particulièrement délicat et intéressant : l’édition des œuvres d’un auteur, Apollodore en l’occurrence, qui ne nous sont transmises que sous forme pseudépigraphiques au sein du corpus d’un autre auteur, ici Démosthène. L’auteur s’interroge sur la nécessité d’une édition séparée des textes dont la paternité est attribuée à Apollodore, dans la mesure où les critères d’établissement du texte et de langue ne sont pas les mêmes que pour Démosthène. Il faut également ranger dans cette partie la contribution de F. G. Hernández Muñoz, faite de plusieurs petites études indépendantes ; on retiendra en particulier les deux parties consacrées aux manuscrits démosthéniens conservés dans les bibliothèques d’Espagne, pour lesquels l’auteur propose des éléments de classement, et son travail sur les deux Aldines de Démosthène et leurs sources.
Les huit autres contributions sont consacrées à divers aspects de la tradition manuscrite du corpus démosthénien. L’essentiel de ces études concerne les témoins les plus anciens de Démosthène : Città del Vaticano, BAV, Pio II 29 (Xk, palimpseste), Urb. Gr. 113 (U) ; Firenze, Bibl. Medicea Laurenziana, plut. 59.9 (P) ; Milano, Bibl. Ambrosiana, D 112 sup. (D) ; München, BSB, gr. 485 (A) ; Paris, BnF, gr. 1497 + 1538 (Ha, palimpseste), 2934 (S), 2935 (Y) ; Venezia, Bibl. Nazionale Marciana, gr. Z. 416 (F), 418 (Q). Deux études (D. S. McGay, S. Martinelli Tempesta) portent sur une étude transversale de la tradition, ou des témoins les plus anciens, pour des textes courts, Contre Conon (or. 54), d’une part, Contre Zenothemis (or. 32) et Contre Apaturius (or. 33) d’autre part. Dans les deux cas, ces textes à la circulation limitée sont étudiés sous le point de vue d’une éventuelle contamination ancienne ; les deux auteurs concluent à la présence d’une telle contamination. S. Martinelli Tempesta prolonge en outre cette étude par une réflexion sur les modalités de transmission des textes (séparés ou en corpus) et l’influence de ce double phénomène. L’article de L. Benedetti est consacré à une comparaison de la ponctuation d’une section de la Troisième philippique dans quatre témoins anciens (A, F, S, Y) d’une part, et dans trois papyrus, d’autre part. Les conclusions sont un peu décevantes, sans être surprenantes : seul le niveau principal de ponctuation (τελεία) coïncide globalement entre les deux groupes de témoins. Dans le domaine de la ponctuation, au moins, la transmission des données depuis l’état textuel attesté par les papyrus vers celui des manuscrits médiévaux est marquée par de profondes modifications.
Les articles d’E. Gamillscheg, B. Mondrain, L. M. Ciolfi, J. Grusková et S. Kotzabassi envisagent sous différents angles les manuscrits les plus anciens du corpus démosthénien, et leur texte. Dans une courte contribution, E. Gamillscheg revient sur la localisation discutée du Paris. gr. 2934, copié en minuscule de type Anastase ; on a souvent voulu situer ce manuscrit, et plus largement ce type d’écriture en Italie méridionale : l’auteur argumente au contraire, dans la ligne des travaux de L. Perria, pour une localisation orientale, et en particulier constantinopolitaine. L’article complexe de B. Mondrain envisage successivement plusieurs questions, liées le plus souvent à la datation et à l’analyse de divers témoins : l’auteur revient tout d’abord sur la datation du Monac. gr. 485 (A), qu’elle propose de situer au milieu du 9 e siècle, en le rapprochant de plusieurs manuscrits et en particulier du Monac. gr. 331 (Cyrille d’Alexandrie) ; une telle datation ferait de ce manuscrit de petit format, livre d’usage plus qu’exemplaire de luxe, le plus ancien témoin du corpus démosthénien. B. Mondrain montre ensuite qu’il convient de situer dans la seconde moitié du 15 e siècle le manuscrit London, British Library, Harley 5322 (et non au 13 e s.), tandis que le codex Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, plut. 59.10 doit être situé dans le premier tiers du 14 e s. (et non au 15 e s.). Ces manuscrits, ainsi que quelques autres, sont situés dans leur contexte de copie et d’utilisation et l’auteur propose un petit chapitre d’histoire de la transmission textuelle, qui concerne principalement les manuscrits Bologna, Bibl. universitaria, 3564 et Paris, BnF, gr. 2940. Enfin, c’est le Monac. gr. 85, de la dernière décennie du 13 e siècle, qui est analysé, tant du point de vue codicologique et historique que sous l’angle de son texte et de ses scholies.
Le long article de J. Grusková rassemble une part importante des résultats du programme de recherche qui a été l’occasion de ce colloque. L’auteur offre une description codicologique détaillée de chacun des neuf manuscrits les plus anciens du corpus démosthénien (S, A, Y, P, F, D, Q, U, Xk). Elle est particulièrement attentive aux différentes mains, aux restaurations et à l’ordre des textes dans chacun des témoins envisagés. On peut simplement regretter que l’histoire des différents livres n’ait pas également retenu l’attention, ainsi des notes de possession anciennes portées sur le Paris. gr. 2934, qui sont évoquées en passant.
Parmi ces manuscrits, P ( Laur. plut. 59.9) fait l’objet d’une étude plus détaillée encore, due à L. M. Ciolfi. L’auteur étudie avec beaucoup de soin tant la structure codicologique que les différentes mains présentes dans ce témoin, et tente de reconstituer l’état d’origine du manuscrit, qui ne conserve plus aujourd’hui qu’une partie du corpus démosthénien. Il propose en particulier de voir dans un manuscrit de Milan du 14 e s. (Bibl. Ambrosiana, A 153 sup.) une copie de la partie initiale de P, aujourd’hui perdue.
On voit donc la richesse des matériaux ici rassemblés, complétés en outre par des planches assez nombreuses, et souvent en couleur, des manuscrits étudiés – mais non des papyrus. Malgré quelques recoupements inévitables dans un ouvrage collectif, le résultat d’ensemble est très important et montre l’ampleur des recherches encore possibles sur le texte d’un auteur pourtant aussi connu et aussi travaillé que Démosthène. On aurait d’ailleurs pu soumettre ces résultats au dernier éditeur du grand orateur, Mervin Dilts, afin de confronter le point de vue de l’éditeur du corpus à ces études diverses : une telle discussion serait particulièrement éclairante et permettrait de mieux mesurer l’apport de ces études en matière d’édition critique – leur valeur en termes codicologiques et historiques étant déjà acquise. Peut-être la transmission et la réception du texte à la période byzantine aurait-elle également pu faire l’objet d’études complémentaires : on a vu l’intérêt d’approches ponctuelles comme celles qu’ont proposées en la matière B. Mondrain et S. Kotzabassi, mais d’autres périodes, d’autres manuscrits pourraient aussi se prêter à l’enquête.
Voilà donc un ouvrage collectif d’un grand intérêt, d’abord pour les spécialistes de Démosthène, et plus largement de la rhétorique classique, qui peuvent ainsi mieux appréhender les modalités de transmission et de réception des textes sur lesquels ils travaillent, depuis l’époque de formation des corpus, mais aussi mesurer une fois de plus la nécessité de revenir sans cesse aux apparats, au-delà du texte retenu, non pour y sélectionner telle ou telle variante, mais pour évaluer l’influence des choix critiques de l’éditeur sur le texte étudié. Pour les spécialistes des manuscrits et de l’histoire des textes, le livre offre une très belle étude de cas, que l’on aimerait voir reproduite et complétée pour bien des auteurs.