Parmi le corpus foisonnant des images dionysiaques, John Boardman a choisi de suivre un motif particulier, celui du char du dieu et du cortège qui l’entoure (“focusing on [the processions] involving wheeled vehicles of ‘classical’ type”, p. 1), à travers l’antiquité et l’art occidental jusqu’à nos jours.
Traiter des variations de cette image sur près de 26 siècles, de sa genèse et de sa postérité, en moins de 80 pages richement illustrées de 61 figures, tient du défi : celui-ci est sans aucun doute relevé. Organisé en sept chapitres d’une longueur et d’une originalité inégales, l’auteur traite évidemment chaque période avec une rapidité laissant parfois le spécialiste sur sa faim et entraînant de nécessaires raccourcis, avec un appareil de notes de bas de page réduit à quelques références ponctuelles. Mais cette déception est compensée par la découverte des autres aires traitées, et par la pertinence des sélections et des choix thématiques opérés, qui mettent en lumière les processus d’évolution, de transmission et de réappropriation d’un motif richement connoté à travers les cultures.
Le chapitre 1 (“The Dionysiac Procession in Early Greece”) présente les éléments religieux des processions dionysiaques en Grèce archaïque, que l’on peut déduire des premiers documents figurés sur la céramique à figures noires (notamment un fragment de vase grec retrouvé à Karnak, conservé à l’Ashmolean Museum d’Oxford). Ils représentent Dionysos et des satyres sur des bateaux, munis de roulettes dès le VI e siècle : cette combinaison du char de parade divin et du bateau processionnel peut être mis en parallèle avec des pratiques attestées en Mésopotamie et surtout en Égypte, étroitement liées par voie commerciale aux cités grecques orientales. Elle serait à l’origine du chariot naval des fêtes attiques, les Dionysies rustiques, dont la destination agraire a rompu le lien avec la mer.
Le chapitre 2 (“The Egyptian Connection : Staging the Triumph”) approfondit la piste égyptienne en s’intéressant à la procession de Ptolémée II Philadelphe à Alexandrie, vers 270 avant J.-C., bien connue grâce à la description littéraire conservée par Athénée de Naucratis, au II e siècle de notre ère. Le caractère hautement dionysiaque de ce festival dynastique prend forme dans une succession de chars d’apparat transportant le dieu et tout son entourage, à une échelle inédite de richesse et de démesure, qui a profondément marqué les imaginaires. Sa conception et son succès peuvent s’expliquer par la combinaison entre l’héritage macédonien d’Alexandre, “nouveau Dionysos” conquérant de l’Orient, et la tradition de l’Égypte pharaonique qui intègre sous cette forme processionnelle l’expression de la souveraineté.
Le chapitre 3 (“Dionysos and Alexander the Great in the East”) s’intéresse à la construction de l’exotisme du char du dieu, qui apparaît dans les images à partir du IV e siècle, avec l’introduction d’animaux connotant les confins orientaux ou fantastiques (panthères, griffons, boucs, chameaux…). Si le mythe classique, celui des Bacchantes d’Euripide, situait les voyages du dieu dans un Orient lointain peu déterminé, l’image du triomphe indien, signifié par ces animaux exotiques, s’est imposée avec l’expédition d’Alexandre. L’image du char caractéristique des Olympiens acquiert ainsi une dimension universelle qui peut justifier son succès à travers le temps et les cultures.
Dans le chapitre 4 (“The Procession in Hellenistic and Roman Art and Life”), de loin le plus développé, l’auteur s’attaque à une (trop) longue aire chrono-culturelle, qui s’étend de la fin de la République romaine à l’Empire de Byzance. Pour suivre les variations du motif du char dionysiaque, l’auteur choisit de traiter, parmi d’autres supports possibles caractéristiques (comme les reliefs et les peintures), l’iconographie des camées tardo-hellénistiques, des sarcophages et des mosaïques impériaux, et la survivance du motif dans les arts tardif et byzantin. Après un rappel sur l’évolution des triomphes à Rome à la fin de la République, qui accentuent l’exotisme du spectacle en attelant des lions et des éléphants aux chars processionnels, sur un modèle essentiellement alexandrin, l’analyse des camées, cet “art mineur” venu d’Égypte (fleurissant entre le II e siècle avant – I er siècle après J.-C.), est sans doute la partie la plus originale, en ce qu’elle montre la virtuosité des artistes à sélectionner des éléments de ces nouveaux triomphes pour les adapter au champ iconique réduit, pour répondre aux exigences des commanditaires : Ariane est introduite aux côtés du dieu sur le char, qui transforme le triomphe en procession matrimoniale, et avec les félins et les centaures apparaissent des attelages de psychés et de satyres guidés par des Erotes. Sur les sarcophages, le triomphe de Dionysos et Ariane retient les attelages d’éléphants et les associe à des scènes d’initiation, entre le milieu du II e et le début du III e siècle de notre ère, tandis que la procession indienne s’impose à nouveau avec les conquêtes orientales des Antonins : la forme du triomphe exotique s’adapte ainsi aux campagnes du moment. Sur les mosaïques, l’adaptation suit la fonction des pièces qu’elles décorent et les traditions régionales qui les développent : ainsi, en Afrique, s’impose le motif du “triomphe statique” représentant le char de manière frontale, au détriment de la procession. Enfin, l’auteur suit l’évolution du motif dans l’antiquité tardive, sur les boîtes d’ivoire sculptées comme sur les tissus coptes, qui connaissent d’autres influences (comme l’art perse, parthe et sassanide ou l’art chrétien). Les artistes byzantins reprennent la scène, en la comprenant plus ou moins bien, mais se l’approprient et jouent sur ses variations, parfois avec virtuosité, comme sur le coffret de Veroli.
Interrompant provisoirement avec la progression chronologique, l’auteur revient, dans son chapitre 5 (“The Oriental Succession”), sur l’étonnante réception du motif hellénistique en Asie, de la Bactriane au Gandhara et jusqu’en Chine, où les motifs ont circulé par l’exportation des pièces de luxe (argenterie et camées). Le thème du char triomphal a peu retenu l’attention des artistes, et quand ils l’ont retravaillé, ils ont “acculturé” les personnages, en habillant Ariane avec des vêtements locaux qui rappelle davantage l’iconographie de Roxane, par exemple. De même, les artistes sassanides ont réinterprété les différents éléments de la procession pour en faire des groupes festifs statiques qui en modifient profondément le sens – l’identité du dieu notamment – grâce à la polysémie de certains motifs, comme la vigne.
Le deuxième chapitre plus approfondi du livre est le chapitre 6 (“The Renaissance”), consacré à la reprise foisonnante des thèmes dionysiaques à partir du XV e siècle, parmi lesquels s’impose le char triomphal. Les modèles transmis sont nombreux mais répondent à des logiques propres de sélection: les “médailles” (gemmes, camées, monnaies…), remployées, collectionnées et imitées (au point de ne pas toujours pouvoir distinguer les antiques), ont été au moins aussi influentes que l’art monumental et les sarcophages dans l’inspiration des artistes de la Renaissance. Tandis que la littérature a peu repris le thème du triomphe de Dionysos, l’image est abondamment réinterprétée sur des supports visuels variés, qui mettent en scène le char du dieu accompagné d’Ariane, tiré par des animaux exotiques. Le changement de support donne lieu à des réinterprétations et des recompositions, comme on le voit dans des contextes aussi variés que les tondi en relief décorant la cour du palais des Médicis ou la gravure du casque de Goliath sur le David de Donatello. Combinant différents modèles antiques, parmi lesquels des textes littéraires comme les Dionysiaka de Nonnos de Panopolis, les artistes de la Renaissance modifient le sens de l’image en leur substituant une portée allégorique, comme le triomphe d’une Vertu personnifiée, à la place de Dionysos ou d’Ariane sur le char processionnel tiré par des Erotes. Les Bacchanales développées par les peintres à travers l’Europe du XVI e siècle, de Rubens et Titien à Garofalo et van Heemskeerk, et encore Poussin au siècle suivant, continueront ce jeu de reprises partielles et de recomposition, qui serviront à leur tour de modèle dans les arts mineurs de l’époque moderne. On note en particulier la présence extrêmement stable de l’ Eros poussant la roue du véhicule, tandis que les occupants du char peuvent être remplacés aussi bien par un silène que par un prince commanditaire.
Enfin, le chapitre 7 (“The Modern World”) permet de suivre la réception du motif aux époques suivantes, en particulier chez les artistes néo-classiques des 18 e et 19 e siècles, qui le reprennent dans la littérature (Keats) comme dans les arts précieux, particulièrement représentés dans les collections anglaises (Paul Storr, Wedgwood). On observe à cette époque une intéressante distinction entre le motif du char triomphal romain, à connotation militaire, et la procession dionysiaque, qui garde sa force érotique et son exotisme – deux aspects qui avaient été entretenus conjointement depuis l’antiquité. L’auteur termine ce long parcours en suggérant de voir dans les parades exotiques de certains cirques contemporains, dont la tradition remonte à la fin du XVIII e siècle, les dernières manifestations héritées du cortège dionysiaque triomphant.
En conclusion, ce petit ouvrage offre un aperçu très suggestif de la vie d’un motif iconographique à travers les siècles et présente en cela une précieuse contribution à l’histoire de l’art. Les choix opérés par John Boardman (conditionnés pour partie par le matériel conservé en Angleterre) fonctionnent particulièrement bien pour mettre en évidence les phénomènes de persistances et d’évolutions, et présentent un corpus d’images relativement mal connu, avec un apport particulier des arts dits mineurs. On pourra toujours regretter que certains supports n’aient pas du tout été traités, comme la peinture (les exemples ne manquent pas dans le corpus des fresques pompéiennes, comme la scène du tablinum de la maison de M. Lucretius Fronto), et que la richesse du catalogue empiète parfois sur les analyses qu’appellent les évolutions observées (pourquoi, par exemple, les scènes d’initiation apparaissent sur les sarcophages du milieu du II e siècle ?). De même, des synthèses partielles auraient permis de mieux saisir la spécificité de chaque période traitée, notamment dans la perception de ces processions complexes, qui dépassent largement le cadre “ convivial ” suggéré par le sous-titre. Mais si ce livre laisse ces questions en suspens, il offre avant tout une invitation à y chercher les réponses dans chaque domaine et à comprendre, pour chaque période, l’étonnante vitalité de ce motif du triomphe de Dionysos.