Ce livre est consacré au pouvoir de commandement suprême à Rome : le summum imperium auspiciumque (abrégé désormais SIAQ). S’inscrivant dans une longue tradition d’histoire institutionnelle, l’ouvrage aborde ce sujet sous l’angle juridique et politique, durant la République classique. En dépit du titre, les deux premiers siècles de la République sont en effet plus effleurés que traités et servent, suivant une méthodologie courante, de réservoir d’exemples « still highly valuable for reflecting the principles and practices of the middle and late Republic, regardless of the patent problems of historicity » (p. 91). L’étude vise à réinterroger la nature des relations hiérarchiques entre magistrats romains, et à améliorer notre compréhension des règles régissant la structure de commandement ainsi que leurs évolutions (p. 151 et p. 298).
L’auteur rejette d’abord l’idée qu’ imperium et auspicium seraient deux aspects du même pouvoir, ou que l’ imperium dériverait de l’ auspicium. Ces deux éléments sont indépendants et doivent être séparés de la notion de ductus (le commandement effectif sur le terrain), les trois n’allant pas forcément de pair. Dans ce cadre, le SIAQ correspond à l’autorité du magistrat qui détient le pouvoir suprême, car celui qui détient l’ imperium summum détient aussi l’ auspicium summum. Ce principe prend sa source dans le roulement des faisceaux consulaires car les détenteurs traditionnels du SIAQ, en l’absence de dictateur, étaient les consuls. Ce roulement n’était pas qu’une question d’honneur puisque le SIAQ donnait à l’un des consuls le droit d’initiative dans les affaires publiques et un auspicium qui prévalait temporairement sur celui de son collègue. Ce dernier disposant d’un imperium auspiciumque, il pouvait toujours agir tant que le consul maior l’agréait. Ce principe de roulement trahit, par delà la dualité consulaire, l’unicité du pouvoir de commander à Rome et la façon originale dont cette unicité fut intégrée au système républicain. On peut cependant regretter qu’en passant rapidement sur les débuts de la République, Vervaet n’interroge pas l’origine de ce processus. C’est pourtant-là un problème central pour son sujet puisqu’il traque cette intégration en montrant que le SIAQ se loge au cœur du fonctionnement de la République, où il est à l’origine d’un ensemble de règles non-écrites qui en régissent l’ordonnancement, comme le montrent le ius triumphi et la gestion des provinces.
Pour l’auteur, ceux qui ont essayé de rendre compte du ius triumphi et des triomphes multiples ont échoué parce qu’ils n’ont pas tenu compte du SIAQ. Si on s’accorde sur le fait que le droit de triompher supposait la possession d’un imperium auspiciumque indépendant, et un rôle effectif dans la conduite de la guerre, le SIAQ complique ce tableau car son titulaire possédait un droit supérieur au triomphe, qu’il ait ou non effectivement commandé. Cela ne signifie pas que les autres n’avaient pas ce droit, du moment qu’ils disposaient d’un imperium et d’un auspicium, et qu’ils avaient participé à la bataille. Analyser le problème sous cet angle permet de mettre en lumière les règles coutumières spécifiant les conditions du triomphe. Si le titulaire d’un imperium auspiciumque combattant alieno auspicio ne pouvait prétendre au triomphe qu’en cas de participation personnelle à l’engagement (fût-ce aliena prouincia ou alieno exercitu), le titulaire du SIAQ pouvait revendiquer le triomphe pour toute bataille acquise suis auspiciis, qu’il l’ait effectivement dirigée ou pas. Les triomphes multiples s’expliquent alors aisément et, lorsque plusieurs commandants revendiquaient cet honneur, il revenait au Sénat de décider en procédant à une sorte de classement de la légitimité de chaque demande. Des règles précises existaient bien, dont seul le SIAQ permet de rendre compte. Sur le point discuté des légats et des légats propréteurs, Vervaet estime qu’ils n’avaient pas les auspices et ne pouvaient donc pas triompher.
Les provinces sont au cœur de l’ouvrage car leur multiplication a entraîné, à Rome, une multiplication des commandements et un accroissement de la compétition aristocratique. Sans l’affirmer explicitement, toute l’analyse de l’auteur entend montrer que le SIAQ constituait le moteur caché qui a régi l’organisation progressive de cette compétition et des relations hiérarchiques entre aristocrates. Pour ce faire, il souligne l’interconnexion entre le concept de prouincia et l’usage de l’ imperium auspiciumque : sans prouincia officiellement définie, l’exercice de l’ imperium auspiciumque était impossible. Ce principe non-écrit remonterait au III e siècle avant J.-C. puis fut progressivement codifié à partir du II e siècle avant J.-C. Ainsi, chaque titulaire de l’ imperium possédait le SIAQ dans sa province, où les autres titulaires d’ imperium ne pouvaient agir sans autorisation sénatoriale. La hiérarchie des consuls et proconsuls a fait l’objet de multiples discussions et l’auteur entreprend de démontrer l’inanité de la théorie voulant que l’ imperium consulaire fût légalement supérieur au proconsulaire. C’est là encore l’absence de prise en compte du SIAQ qui expliquerait le succès de cette théorie, car seule la possession du SIAQ justifie que l’ imperium consulaire ait pu être regardé comme un imperium maius par rapport à celui du proconsul. En l’absence de dictateur, les consuls étaient les plus hauts magistrats et les dépositaires du SIAQ. Ils dirigeaient donc la politique étrangère et l’administration des provinces. Les consuls possédaient le SIAQ dans leur province, si bien que, en cas de province partagée, leur pouvoir dépassait celui du proconsul, quoiqu’ils aient tous les deux un imperium consulaire. C’est pourquoi l’auteur propose l’analogie suivante : tout comme le consul disposant des faisceaux était dit maior par rapport à son collègue, le consul peut être dit imperator maior par rapport au proconsul avec qui il partageait une province. Vervaet propose ici une solution élégante à un problème disputé. Pour des imperatores de même statut, le SIAQ appartenait à l’un des deux par entente mutuelle ou par roulement. Pour des imperatores de statut officiel différent mais ayant la par potestas, le SIAQ revenait ici à celui qui avait statut de magistrat. Enfin, pour des imperatores de statut officiel différent et d’ impar potestas, le SIAQ revenait à celui dont le ius imperii était le plus fort. Sans transformer le subordonné en un simple légat, puisqu’il possédait son propre imperium auspiciumque, cette hiérarchie lui imposait d’obéir en cas de demande, même si, pour des raisons d’étiquette et de rapport aristocratique, ces demandes ne prenaient jamais la forme d’ordres impérieux.
Le SIAQ était donc central dans la définition des hiérarchies et pour la compétition aristocratique, sans constituer une garantie absolue contre les conflits. Si, en théorie, l’âge et un plus grand rang sénatorial ne permettaient pas à des proconsuls de prendre l’ascendant sur des consuls, ces facteurs jouèrent un rôle et des conflits existèrent. En 210 avant J.-C., lorsque Scipion et M. Iunius Silanus partirent avec le même imperium en Espagne, le SIAQ revint à Scipion alors qu’il était d’un rang inférieur. Dans des cas exceptionnels, enfin, un sénatus-consulte ou un vote du peuple pouvait confirmer ou infirmer le SIAQ traditionnel du consul. On voit ici les possibilités d’adaptation des règles en fonction du contexte et des lignées. Tout cela explique le développement, durant le dernier siècle de la République, de tentatives pour introduire un imperium consulaire réglementairement qualifié de maius vis-à-vis d’autres.
La démonstration s’appuie sur les cas classiques de Sylla et de Pompée, puis sur la dictature de César. Avec la progressive construction du pouvoir césarien, l’auteur montre la cohérence de mesures témoignant d’une monopolisation croissante du SIAQ, qui préfigurent le monopole impérial du commandement de l’armée et de la célébration triomphale. Soulignons qu’à l’encontre d’autres savants, l’auteur estime qu’en 45, César accepta le terme d’Imperator comme prénom. Le second triumvirat fut l’étape suivante. En 43, la loi qui créa les triumvirs, pour cinq ans, avec un imperium consulaire, leur accorda aussi le SIAQ. Auguste paracheva ce processus d’abord en restant l’unique triumvir en vie, puis par les mesures de 27, 23 et 19 avant J.-C. Sur la question de la construction du pouvoir augustéen, Vervaet se distingue de ses prédécesseurs sur plusieurs points. Il estime d’abord que si certaines provinces revinrent bien au Sénat, Auguste n’en conserva pas moins le SIAQ sur toutes les provinces, retrouvant sa position en tant que triumvir. Puis, en 23, son abdication du consulat s’accompagna de l’octroi de différents pouvoirs. Pour l’auteur, la mise sur pied d’un imperium maius quam, i.e. supérieur à celui des autres proconsuls, eut lieu dès cette date, à rebours de l’hypothèse de Jean-Louis Ferrary d’une élaboration plus progressive de la notion. De nouveaux pouvoirs lui furent attribués en 19, notamment les prérogatives associées au nomen consulis à vie. Auguste disposait désormais de manière légale et permanente du SIAQ à Rome et en Italie, en étant au-dessus des consuls. Les mesures de 19 étaient d’une certaine façon un complément géographique (touchant Rome et l’Italie) à celles de 27, et une pérennisation de ces pouvoirs. Vervaet croit donc que dès 23 et 19, Auguste cherchait un contrôle absolu et viager de la machine gouvernementale romaine, même s’il y n’eut jamais un plan préconçu puis méthodiquement appliqué. Là encore, il se démarque d’interprétations récentes discutées dans les notes qui accompagnent ce chapitre. La continuité d’exercice du SIAQ par Auguste explique alors non seulement ses interventions dans l’administration des provinces, mais aussi les attestations de proconsuls opérant sous les auspices impériaux, sujet sur lequel l’auteur discute longuement les thèses de Frédéric Hurlet et d’Alberto Dalla Rosa.
Un post-scriptum consacré à la lex curiata de imperio clôt l’ouvrage. Après un état de la question, Vervaet y réfute l’hypothèse d’une loi curiate pour les magistrats inférieurs. Puis, à l’issue d’une démonstration précise et convaincante, il suggère que la loi curiate concernait la qualité des auspicia patriciorum maxima des magistratures supérieures. En effet, les auspicia populi Romani étaient en réalité les auspicia patriciorum publica. Si, lors de l’élection, le magistrat recevait l’ imperium auspiciumque et le droit d’agir avec le peuple, la loi curiate était nécessaire pour transformer cet imperium en imperium iustum et en auspicium optima lege. En outre, les magistratures supérieures étaient à l’origine uniquement détenues par des patriciens qui n’avaient nul besoin d’une confirmation de leurs auspices. Semblable confirmation ne put intervenir qu’à partir du moment où des plébéiens accédèrent à ces charges, puisqu’ils ne pouvaient revendiquer la possession des auspices patriciens. La loi curiate devenait nécessaire pour leur accorder l’usage des auspicia patriciorum publica au titre d’ auspicia populi Romani. Vervaet suggère donc que cette disposition fût organisée dans le courant du IV e siècle avant J.-C. par le collège augural ex s.c.. Elle participerait du compromis politique noué alors et permit aux plébéiens d’accéder aux magistratures supérieures, tout en préservant le monopole auspicial patricien. L’auteur prend ici position dans un débat d’actualité et on en renverra le lecteur intéressé aux travaux de Françoise Van Haeperen (« Auspices d’investiture, loi curiate et investiture des magistrats romains », CCGG, 23, 2012, p. 71-111.) ainsi qu’au livre de Yann Berthelet ( Gouverner avec les dieux. Autorité, auspices et pouvoir sous la République romaine et sous Auguste, Paris, 2015), lequel est en désaccord avec Vervaet sur plusieurs points (par exemple l’introduction de la loi curiate au IV e siècle avant J.-C. ou l’absence de loi curiate pour les magistrats inférieurs).
Saluons la qualité d’écriture (malgré quelques coquilles comme p. 133, p. 143 n. 42, p. 238, p. 246 n. 112, p. 287, ou p. 302) et de démonstration de ce livre. Chaque chapitre précise son objet en introduction, présente un état de la question, une riche démonstration toujours appuyée sur les sources et des conclusions intermédiaires extrêmement claires. Le raisonnement se laisse facilement suivre, même dans les longues notes où l’auteur détaille ses accords et désaccords avec ses prédécesseurs. On regrettera toutefois trois choses. Tout d’abord, le manque d’un index des sources. Ensuite, l’absence d’approfondissement et de définition de notions souvent convoquées au fil des pages, comme « paramount principle » (p. 157), « unwritten laws » (p. 194), « customary laws » (p. 196, p. 296), « enduring principles » ou encore « customary and statutory laws » (p. 298). On aimerait en savoir plus sur la façon dont l’auteur perçoit la formation de tels principes et leur place exacte dans la hiérarchie des normes juridico-politiques romaines. Enfin, et surtout, l’absence totale de réflexion sur les deux premiers siècles de la République, à l’exception de deux pages sur les tribuns militaires à pouvoir consulaire, est regrettable. Ne pas analyser la mise en place d’un tel système conduit à laisser parfois l’impression d’une démonstration construite en vue d’expliquer la situation d’époque augustéenne et uniquement à partir d’elle. Il n’en demeure pas moins que, s’il s’agit bien d’une « old-fashioned, cautiously positivist, empirical and evidence-based enquiry into Roman socio-institutional history » (p. 16), c’en est une de grande qualité.