Si la recherche espagnole sur le monde grec est souvent illustrée dans les études philologiques (il suffit de penser, entre autres, à l’excellent DGE), il n’est malheureusement pas possible d’en dire autant des études de terrain en Grèce. Cet ouvrage vient donc combler une double lacune, puisqu’il est le fruit de l’engagement d’une équipe de l’université autonome de Madrid dans l’une des régions les plus délaissées de l’historiographie contemporaine, la Locride épicnémidienne (massifs du Callidromos et du Cnémis), aux côtés d’archéologues grecs de l’Éphorie des antiquités préhistoriques et classiques de Lamia. Il faut d’abord se féliciter que ce projet, parti d’une campagne de prospection menée à partir de 2004, ait pris la forme d’une entreprise collective en collaboration avec les archéologues grecs présents dans la région et qu’il ait débouché sur la publication rapide d’une étude d’histoire régionale pluridisciplinaire.
L’ouvrage, qui comporte 14 contributions dues à 18 auteurs différents, est divisé en trois parties : « Geography » ( à comprendre géographie physique), « Topography » (à comprendre géographie humaine sur la longue durée) et « History » qui passe en revue l’histoire de la région du Néolithique à l’Antiquité tardive en si chapitres chronologiques.
Après une présentation physique de l’aire étudiée, la deuxième partie débute avec la contribution de J. Pascual, qui dresse le catalogue des sites ayant fait l’objet de la prospection et fournit ainsi la colonne vertébrale de l’ouvrage (136 pages). M.-F. Papakonstantinou et G. Zachos livrent pour leur part un catalogue pour la vallée du Dipotamos (région de Daphnous) avec notamment la présentation commode de l’Asclépieion de Daphnous et de ses découvertes, mais aussi d’autres fouilles menées récemment par le service archéologique. Suivent des chapitres thématiques consacrés aux nécropoles (étude rendue difficile par le petit nombre de fouilles régulières), aux fortifications (avec une confiance sans doute trop grande dans les conclusions chronologiques tirées à partir de la typologie des appareils), aux routes terrestres (en l’absence de vestiges, l’enquête repose sur la rencontre entre les sources littéraires, les sites antiques connus et la topographie, l’auteur tranchant en faveur d’un corridor des Thermopyles qui bifurquerait vers le Sud et la Phocide et ne se prolongerait pas vers l’Est au delà de Thronion) et aux cols. Pour ces deux derniers chapitres, une conclusion d’ensemble aurait été bienvenue, tant sur l’objet que sur les limites de la reconstitution, d’autant plus que l’auteur est le même et que la nécessité de les distinguer n’apparaît pas clairement. Le dernier chapitre de la deuxième partie traite enfin des routes maritimes (histoire de la navigation sur ces côtes, aperçu sur l’activités des ports locriens, place des Locriens eux-mêmes dans ce trafic).1
La partie historique de l’ouvrage déroule une chronologie attendue. Les données sont très peu nombreuses sur l’époque néolithique et l’âge du bronze et concernent principalement le domaine funéraire (tombes à chambre) ou consistent en la céramique de surface. Le chapitre consacré à l’archaïsme tente d’écrire une histoire sociale de la Locride de l’Est au moyen des traditions mythologiques, mais aussi de trouvailles des nécropoles. À partir de la fin de l’époque archaïque, les différents contributeurs font la part belle aux campagnes militaires connues par les historiens antiques ; il est vrai que, comme souvent en Grèce centrale, il faut attendre l’époque hellénistique pour disposer d’une documentation épigraphique significative.2 Les auteurs semblent s’être particulièrement intéressés à la dimension topographique des conflits et à la question de la place des Locriens dans les jeux d’alliance entre États grecs, traitant plus rapidement des autres questions. Le survol de l’histoire locrienne est parfois bien rapide : ainsi le dernier chapitre résume en 12 pages l’époque qui va de 146 av. J.-C. au règne de l’empereur Justinien,3 mais l’on sent que le corps du projet éditorial était la publication de la prospection.
La conclusion générale d’une dizaine de pages constitue un vrai petit chapitre synthétique qui est le bienvenu et qui permettra au lecteur pressé d’avoir une vue d’ensemble sur l’histoire de la région en même temps que sur l’ouvrage. Figurent enfin tous les indices souhaitables (textes cités, anthroponymes et théonymes, toponymes, principaux thèmes).
On regrettera cependant qu’un volume par ailleurs si soigné, édité par une maison aussi prestigieuse que Brill et qui a été pensé comme un ouvrage de référence comporte des photographies souvent difficilement lisibles, car imprimées dans des niveaux de gris peu différenciés.
L’ensemble des différentes contributions est d’un haut niveau scientifique et il est certain que cet ouvrage est appelé à faire date dans les études consacrées à la région. Les discussions sont très détaillées, surtout dans la deuxième partie, et l’illustration est abondante, tant en plans qu’en photographies. Pour chaque site sont donnés des recensements des testimonia, des inscriptions, des monnaies, de la bibliographie et un aperçu sur la datation de la céramique de surface.
Deux questions néanmoins peuvent susciter la perplexité du lecteur. Tout d’abord, l’aire géographique retenue : le choix de limiter l’ouvrage à la Locride épicnémidienne et de ne pas prendre en compte la région d’Oponte n’est pas réellement justifié. Les contributions historiques de la troisième partie montrent bien le caractère forcé qu’il y a à séparer en deux la Locride orientale et les auteurs doivent souvent faire référence à l’histoire d’Oponte. Le témoignage de Strabon qui oppose ces deux ensembles se voit accorder une importance sans doute excessive face aux autres sources antiques alors que les contributeurs eux-mêmes insistent sur le fait que la scission entre Locride oponte et épicnémidienne ne semble avoir duré que de la seconde moitié du IVe au IIe s. av. J.-C. (il n’est pas interdit d’y voir le rôle des puissances extérieures à la région). En tout état de cause, la question de l’identité ethnique des Locriens de l’Est et de sa difficile concrétisation dans des institutions fédérales sur la longue durée est un sujet qui aurait sans doute mérité un entier chapitre à part.
La deuxième interrogation vient des cartes et des statistiques qui illustrent le second chapitre. Alors que le texte est un exemple de prudence et de précision, il a été choisi de tracer systématiquement sur les cartes les frontières de tous les territoires de la région… même lorsque l’existence d’une cité n’est pas assurée.4 Il ne s’agit pas ici de territoires théoriques ou de traits discontinus présentés avec prudence, mais bien de démarcations précises portées systématiquement sur des cartes topographiques, souvent sans aucune preuve. Ces hypothétiques territoires donnent lieu à des calculs de superficie au km 2 près et à des calculs de périmètres présentés parfois au décamètre près5 qui ne paraissent guère utiles, car l’auteur aurait pu faire les mêmes remarques en ne se fiant qu’à sa connaissance approfondie du terrain, sans avoir à en passer par ces chiffres. Il aurait sans doute fallu s’en tenir aux limites évoquées dans le texte (p. 191) et ne pas céder à la tentation de faire figurer cartographiquement toutes les hypothèses puis d’en tirer des statistiques à la précision trompeuse. Si le spécialiste sait y voir un jeu de l’esprit, le lecteur non averti ou peu critique peut se fourvoyer très gravement sur l’état réel de nos connaissances. En définitive, les tableaux et les lignes frontières continues sur toutes les cartes n’apportent rien à un texte d’une grande précision et qui se suffit à lui-même. De même, l’application du modèle du plus proche voisin dans une zone où domine le relief montagneux, ses contraintes et ses circulations privilégiées (vallées, cols) laisse dubitatif alors même qu’elle n’est pas réellement utilisée dans la démonstration de l’auteur (p. 196-197).
Ces remarques qui concernent deux partis-pris scientifiques ne doivent pas éloigner de l’essentiel: cet ouvrage collectif d’une grande qualité constitue une bonne synthèse de l’état de la recherche sur une région injustement délaissée. Son caractère exhaustif et scientifiquement solide ne peut que l’imposer comme point de départ de toute étude future sur la Locride orientale et intéressera au-delà tous les chercheurs concernés par la géographie historique ou les prospections de surface.
Notes
1. Sur la carte intitulée «The ports of Epicnemidian Locris » (p. 373) il aurait fallu distinguer entre ports antiques, sites antiques non portuaires et sites modernes.
2. R. Bouchon veut bien me signaler qu’aux inscriptions mentionnées dans l’index il conviendrait d’ajouter IG IX 2, 2, base honorifique d’époque romaine découverte à Drakospilia et attribuée par Kern à Héraclée alors qu’elle provient plus vraisemblablement de Paliokastro Anavras.
3. Par exemple le débat sur la dissolution des ligues après 146 et leur reconstitution est à peine effleuré.
4. Cf. cartes p. 67, 73, 107, 134, 184. Ainsi p. 73 la carte présente des frontières comme des faits établis alors que le texte de la p. 72 nous apprend que le nombre de cités dans cette partie du massif n’est pas certain.
5. Par exemple, p. 119, p. 124-128 et carte p. 107 : le site de Mendenitsa serait le siège d’une cité-Etat, mais sans preuve réelle. Les conclusions statistiques qui sont présentées à la p. 132 ne peuvent être que trompeuses.