Étudier l’historiographie grecque des IV e et III e siècle avant J.-C. comme formant un tout qui ferait figure d’« âge d’or », tout en s’appuyant sur l’influence qu’ont pu exercer Thucydide et Polybe, était un pari prometteur et difficile. Soulignons-le d’emblée, le livre pris dans son ensemble ne tient pas toutes les promesses du titre, alors que les douze contributions sont de haute tenue et constituent des monographies qu’il faut ranger parmi les études qui compteront désormais, chacune dans leur registre. Pour trois raisons, le livre passe à côté de son objectif principal. Tout d’abord, il ne fait l’objet d’aucune construction et se présente comme une série d’études qui portent presque toutes sur le IV e siècle avant la mort d’Alexandre, alors que l’historiographie de la fin du IV e siècle et du III e siècle, telle que la représentent les historiens d’Alexandre, Douris de Samos, Timée ou Phylarque, est négligée ou mal reliée à Polybe. Un deuxième élément pose problème : l’introduction caractérise le IV e siècle comme « une période de transition » et, en conséquence, comme il arrive souvent avec cette notion, « un temps de décadence (décadence de la cité et de l’historiographie grecques) », en comparaison avec le V e siècle, « l’âge d’or classique », qui projette sur lui « son ombre » (p. 1). Cette affirmation insistante du V e siècle comme « sommet de l’expérience culturelle grecque » va à l’encontre du renouvellement qu’annonce le titre. Un point d’interrogation aurait dû renforcer le sous-titre pour faire valoir, a minima pour le moins, une vision plus problématique. Enfin, le livre ne dresse aucun bilan, ne propose aucune synthèse, l’absence de bibliographie d’ensemble ne faisant que renforcer le manque d’unité. Comment le lecteur doit-il conclure : l’historiographie du IV e siècle, et de lui seul, est-elle un âge d’or issu – mais par quelles voies ? – de l’héritage thucydidéen, ou bien un temps d’incertitude dans l’attente de Polybe ? Cette alternative aurait pu être une ligne directrice pour le livre, à condition d’être clairement annoncée. S’il fallait toutefois souligner une ligne de force, ce serait l’idée qu’au IV e siècle l’historiographie devient un genre, un genos historikon, en prenant toujours davantage en compte le contexte politique du temps présent ; cette position, qu’adopte Giovanni Parmeggiani dans son introduction, est un renoncement bienvenu au concept d’« histoire rhétorique », devenu obsolète pour qualifier les œuvres d’Éphore et de Théopompe sans cesse placées dans le sillage de leur maître d’Isocrate.
La première des douze contributions est consacrée à Théopompe (« Looking for the Invisible. Theopompus and the Historiography of the IVth Century BCE », p. 7-37). Riccardo Vattuone souligne qu’il est très difficile de porter une appréciation d’ensemble sur lui, en raison du caractère fragmentaire de son œuvre et du mode de citation d’un de ses principaux témoins, Athénée ; mais il en ressort aussi que, en composant cette histoire générale du monde grecque, de 411 à 336, Théopompe apparaît comme un historien beaucoup plus thucydidéen qu’isocratique, un historien scrupuleux et méticuleux, doté de l’ akribeia, et qui concilie perspective générale et « digressions ». Il offrirait ainsi une tentative d’explication globale de la marche du monde en même temps qu’une synthèse de toutes les formes d’historiographie, sans les rendre esclaves de la rhétorique, de la philosophie, ou des intérêts politique immédiats.
Dans sa contribution, John Marincola (« Rethinking Isocrates and Historiography », p. 49-61) ne se demande pas, comme on le voit d’ordinaire, pourquoi les historiens du IV e siècle sont si souvent dépréciés par rapport à leur prédécesseurs du V e ou pourquoi ils seraient inféodés à la rhétorique ; il souligne « comment et pourquoi le recourt à l’histoire demeure si important » (p. 57). En fait, Isocrate est engagé dans l’analyse des mêmes problèmes que les historiens : la lutte pour l’hégémonie, le rôle d’Athènes et Sparte dans l’histoire contemporaine, la puissance et l’influence de la Perse, l’étoile montante de la Macédoine. Le rôle central de l’histoire tient à ce que le passé nous appartient en propre, mais que sa compréhension ressortit à l’éducation. De la résulte la double utilité de l’histoire et l’idée que l’histoire est trop importante pour être laissée aux historiens seuls.
Roberto Nicolai étudie un dossier complexe et important (« At the Boundary of Hisoriography. Xenophon and his Corpus », p. 63-87) : quelle frontière tracer entre historiens, philosophes et sophistes ? Que cette limite soit mouvante, le corpus des œuvres de Xénophon en donne la preuve, mais la recherche récente s’est non seulement attaqué à cette difficulté, mais elle l’a fait en redonnant à Xénophon ses lettres de noblesse, sans faire de lui un discoureur superficiel ou un apprenti philosophe tout juste bon à regarder travailler le personnel de son oikos de Scillonte. Et pourtant Xénophon a comme multiplié les innovations génériques, entre les Hellenica, la Cyropédie, les Mémorables, l’ Économique, le Banquet … Il montre avant tout, par ces essais, que les évolutions de la littérature historique ne peuvent pas être dissociées des genres en relation avec la prose sophistique : politeiai, éloges, traités techniques.
L’étude de Cinzia Bearzot (« The Use of Documents in Xenophon’s Hellenica », p. 89-114) analyse comment les documents sont cités, utilisés par Xénophon, à partir de quelles sources d’information et de leur localisation. Avant tout, ce sont les traités et les décrets internationaux qu’ils mentionnent tandis que les inscriptions, les oracles et les œuvres littéraires, telles que la poésie archaïque, sont absentes. Plus largement, les documents écrits servent de confirmation aux événements survenus dans un passé lointain, tandis que les témoignages oraux sont préférés pour les événements contemporains.
Giovanni Parmeggiani étudie la tradition d’enquête sur les causes de la guerre du Péloponnèse (« The Causes of the Peloponnesian War. Ephorus, Thucydides and Their Critics », p. 115-132) par le biais de l’historiographie du IV e siècle. Pour Éphore en particulier, la guerre n’était pas inévitable, et il s’attache à prendre en compte les grands facteurs de politique internationale tels que les relations entre Sparte et Athènes, la politique de la ligue de Délos, proposant, au total, une interprétation historiques des « causes » ( aitiai) aussi sophistiquée que celle de notre histoire contemporaine.
Les deux contributions suivantes sont, elles aussi, consacrées à Éphore. Nino Luraghi (« Ephorus in Context. The Return of the Heraclidae and Fourth-century Peloponnesian Politics », p. 133-151) se demande comment expliquer que le retour des Héraclides serve de « seuil » entre spatium mythicum et spatium historicum. Bien qu’Éphore ait retenu le « retour des Héraclides » dans le Péloponnèse comme l’événement qui marque le début du premier livre de son œuvre, il ne s’agit pas d’une limite chronologique, mais bien plutôt d’un miroir au prisme duquel observer le jeu politique dans le Péloponnèse du milieu du IV e siècle. Impensable d’ignorer ce repère pour quiconque entreprend d’écrire l’histoire de la Grèce dans la seconde moitié du IV e siècle. John Tully (« Ephorus, Polybius, and ta katholou graphein. Why and How to Read Ephorus and his Role in Greek Historiography without References to “Universal History” », p. 153-195) construit une hypothèse provocatrice, en proposant de remettre en cause la notion d’« histoire universelle » appliquée à l’œuvre d’Éphore, et en la confrontant avec celles de Polybe et de Diodore. L’examen détaillé suggère qu’il s’agit d’une notion propre à Éphore, qui reflète sa vision de la société, de son temps et son projet historiographique, dans son rapport avec celui de ses “collègues” historiens.
Dominique Lenfant (« Greek Monographs on the Persian World. The Fourth Century BCE and its innovations », p. 197-210) dresse un très clair tableau synthétique de l’historiographie grecque du IV e siècle concernant l’Empire perse ( Persica), avec Ctésias de Cnide, Dinon de Colophon et Héraclide de Kymè. Elle remet en cause la vulgate selon laquelle cette historiographie s’attacherait aux intrigues de cour plutôt qu’à une histoire politique et militaire, comme celle de l’historiographie du V e siècle, et contribuerait au mythe de la « décadence » perse. Leur attention porte plutôt sur les mécanismes du pouvoir central, et l’on peut décrire les Persica comme. « a political ethnography » qui se présente sous la forme d’une histoire du temps présent.
Dans une étude riche et complexe, Christopher Tuplin (« The Sick Man of Asia », p. 211-238) part d’une réflexion de Démétrios de Phalère, extraite de son ouvrage Sur la Fortune (Peri Tukhès) et longuement citée par Polybe (XXIX, 21, 3-6), pour s’interroger sur la mutabilité des empires, leur « déclin » et leur « faiblesse », tels qu’ils sont analysés dans l’historiographie et la philosophie du IV e siècle.
Rosalind Thomas s’intéresse aux formes d’écriture que prend l’historiographie lorsqu’elle a pour sujet la polis (« Local History, Polis History, and the Politics of Place », p. 239-262), compte tenu des mutations que subit cette institution au contact des bouleversements qui affectent l’époque hellénistique. La recherche des origines apparait comme une forme de réassurance contre les incertitudes du temps présent.
L’historiographie grecque assume, depuis son apparition, plusieurs fonctions, notamment celle d’un « outil de la mémoire », au même titre que le chant des poètes épiques garantit aux héros une « gloire impérissable » ( kleos aphthiton) ou que les récompenses publiques (statue, couronne d’or, inscription) votées par l’ ekklesia honorent les stratèges dans l’Athènes du début du IV e siècle. Sarah Ferrario (« The Tools of Memory. Crafting Historical Legacy in Fourth-Century Greece », p. 263-288) analyse ce processus de « construction d’héritages » à l’œuvre également, à titre d’exemple, à Sparte (cf. Hérodote, VII, 220, aux Thermopyles) et à Thèbes (avec l’inscription qui suit la bataille de Leuctres ; p. 270-271). Cette fonction est au cœur de l’œuvre d’Hérodote qui vise avant tout à ce que « les événements qui surviennent du fait des hommes ne disparaissent pas avec le temps » ( Prooimion), et l’on sait que son objectif est de « faire mémoire » « semblablement » des « petites et des grandes cités des hommes » (I, 5).
La découverte de la Constitution des Athéniens a permis de se demander si Aristote était un véritable historien. Le problème était ardu. Chacun sait, en effet, que, dans le chapitre 9 de la Poétique, Aristote affirme la supériorité définitive de la poésie sur l’histoire mais que, dans la Politique, l’analyse emprunte pour une part à l’histoire. Lucio Bertelli conclut son étude (« Aristotle and History », p. 289-303) en soulignant qu’Aristote était tout à fait capable d’écrire de l’histoire, d’une manière toute proche de celle de Thucydide, en particulier pour ce qui touche la recherche des causes des événements.
Ces contributions constituent de riches synthèses et se concentrent toutes sur l’historiographie du IV e siècle, pour l’essentiel sur la première moitié. Elles rappellent notamment trois orientations qui appartiennent à ce moment de l’histoire de l’historiographie, et se retrouvent au temps de Timée et de Polybe, mais sont une constante depuis qu’avec Hérodote et quelques prédécesseurs, les Grecs se préoccupent de construire un récit aussi vrai que possible des événements survenus dans leur passé : le contexte de l’héritage de la polis; la description des aptitudes des grands individus à assumer la direction de la collectivité ; la recherche d’un cadre approprié pour réfléchir sur les affaires du monde grec. Ce sont les préoccupations communes à tous les successeurs de Thucydide : Xénophon, Théopompe, l’auteur anonyme des Hellenika Oxyrhynchia, certainement Cratippos, et Aristote. En revanche, le lecteur aura plus de difficulté à combler, à partir de ce livre, quelques manques touchant l’historiographie de la seconde moitié du IVe siècle. Il ne trouvera que des remarques incidentes sur les « historiens d’Alexandre », qu’ils aient écrit au temps de la conquête, comme Callisthène, ou après, comme Ptolémée. Les Atthidographes n’ont pas non plus leur place, depuis Hellanicos de Lesbos, considéré comme le fondateur du genre, jusqu’à Philochore, qui publie son Atthis vers 263/2. On a noté, enfin, que l’historiographie du III e siècle est largement absente, hormis quelques rares mentions de Douris, Timée, Phylarque. La formule un peu provocatrice du titre trouve certainement là ses limites.