BMCR 2015.04.02

Se nettoyer à Rome (IIe siècle avant J.-C. – IIe siècle après J.-C.): pratiques et enjeux. Collection d’études anciennes. Série latine, 77

, Se nettoyer à Rome (IIe siècle avant J.-C. – IIe siècle après J.-C.): pratiques et enjeux. Collection d'études anciennes. Série latine, 77. Paris: Les Belles Lettres, 2014. 412; 8 p. of plates. ISBN 9782251328911. €45.00 (pb).

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L’ouvrage de M. Blonski s’inscrit dans un mouvement actuel de l’histoire culturelle et sociale qui se consacre à des aspects humbles ou cachés de la civilisation romaine : après tous les livres à la gloire de la « parure urbaine », des aqueducs et des thermes romains – ces « palais du Peuple » admirés par Jérôme Carcopino ( La vie quotidienne à l’apogée de l’Empire, Paris, 1939, p. 304) –, c’est maintenant, en un juste et sain retour des choses, le tour de ceux qui sont voués aux égouts sous la ville, aux ordures dans les rues, à la crasse personnelle et aux excréments. Cette intéressante recherche est donc consacrée à la saleté corporelle (comment on la nomme, on la juge, et on l’élimine), au moyen d’une documentation textuelle et factuelle de la fin de la République et du Haut Empire. L’ouvrage (en dehors de l’introduction, de la conclusion, des annexes et de la bibliographie) est divisé en trois parties égales consacrées d’abord au vocabulaire de la saleté et à l’idéologie de la propreté, puis à l’installation de nettoyage, le balneum, et enfin aux procédés de lavage.

Après une introduction qui présente la recherche sur les déchets romains ( sordes) dans son cadre anthropologique et philologique plus qu’archéologique, une première partie (« Dire le sale » p. 25-96) analyse le vocabulaire latin de la saleté tel qu’il apparaît surtout dans la documentation littéraire, avec des termes comme inluvies, squalor, immunditia, sordes et surtout sordidus, et parfois leurs opposés comme lautus/lotus, en s’attachant à la subtilité de leurs significations, à leurs « halos de connotations » comme dit bien l’auteur (p. 94) : les textes sont présentés, commentés, parfois retraduits. La méthode est la même dans une seconde étude antithétique sur la propreté, dont l’auteur montre bien que la justification est beaucoup moins médicale et hygiénique (malgré le beau texte de Galien p. 113-114) qu’idéologique : c’est une affaire de morale et de position sociale (voir le « cliché du pauvre sale » p. 142-145, et le « devoir de propreté » de l’homme de bien).

Une deuxième partie est consacrée à la propreté (p. 97-170) et d’abord à son instrument, le balneum (l’auteur répugne dans tout l’ouvrage à parler de thermae). Bien qu’une bonne partie de la recherche repose sur la langue de Plaute, il s’agit un peu plus ici d’histoire (sur la culture thermale proprement « romaine » à partir du IIe siècle avant J.-C.) et d’archéologie (par exemple sur l’origine grecque ou italique de l’installation de chauffage ou sur l’établissement d’un parcours plus ou moins complet pour le baigneur). A plusieurs reprises c’est la description par Sénèque ( Epist., 86, 4-11) du bain de Scipion qui sert de base à l’analyse de l’évolution de la pratique romaine (voir le chapitre 12 « Sénèque et le schéma théorique du développement des bains », p. 215-225). Le bain romain, c’est surtout la chaleur de l’air et de l’eau, et en une formule volontairement provocante l’auteur n’hésite pas à écrire plus loin (p. 236) : « il faut donc traduire balneum par étuve ».

La dernière partie traite de la technique de lavage (p. 171-230), où la sudation et le frottement ont les rôles essentiels, puis de nouveau du vocabulaire thermal ( lavare, abluere, eluere, tergere, destringere, fricare, et en annexe de lautus, mundus, purus), et enfin des produits détergents : le nitre, le savon (sur ces produits de « lessive », voir les pages 269- 286 et le texte d’Arétée de Cappadoce p. 283 n. 1103), et surtout l’huile. Cette analyse est particulièrement fine dans le cas de ce dernier produit, dont on voit bien l’utilisation lors de phases différentes du lavage, avant comme après l’immersion. Mais l’auteur est très attentif aux aspects contrastés de la pratique balnéaire qui décrasse mais fabrique aussi la peu ragoûtante pâte de γλοίος, qui rince ou lave les corps mais qui peut aussi les souiller dans l’eau chaude du solium. L’ouvrage se termine par une conclusion claire, peut-être un peu désabusée (p. 319, au dernier paragraphe du livre : il n’y a pas « un unique modèle de nettoyage : tout peut se faire »…), et par une bibliographie presque exhaustive (p. 357-401).

Au terme de cette lecture, l’intérêt de l’ouvrage est tout à fait évident, bien qu’il ne fasse pas oublier les nombreuses synthèses sur l’histoire des bains antiques, de Ginouvès à nos jours, ou, pour les textes, le recueil de Garrett Fagan, Bathing in Public in the Roman World, Ann Arbor, 1999, ainsi que toutes les études ponctuelles (comme par exemple celle de Rebuffat sur la terminologie). La partie historique et archéologique appelle quelques remarques. Elle est consacrée à l’établissement du bain « romain » aux IIIe-IIe siècles avant J.-C., et s’occupe beaucoup moins des édifices thermaux du Haut Empire, qui entrent pourtant tout à fait dans le cadre chronologique choisi (il aurait été intéressant pour le propos de l’auteur de prendre en considération le balneum venerium et nongentum des praedia de Julia Felix à Pompei). La limite basse du IIe siècle n’est d’ailleurs pas justifiée, et elle est souvent dépassée : ainsi l’étude sur le savon par exemple montre bien qu’il semble s’agir d’un procédé surtout tardif (p. 284). Même dans les limites indiquées, la documentation sur les hypocaustes à canaux rayonnants est très dépassée car ces installations sont très courantes (p. 191) ; les thermae avec la duplication des sudations sèche et humide sont trop brièvement mentionnées , de même que les bains curatifs (de Hamat Gader à Jebal Oust), qui ont pourtant des installations de nettoyage intéressantes (pédiluves, bassins variés, peut-être douches ; le mot de « douche » est d’ailleurs utilisé inexactement p. 175 à propos d’ablution dans un tub et non d’arrivée d’eau par en haut) ; les latrines qui sont essentielles dans le processus de nettoyage et qui sont de règle dans l’édifice de bains sont tout à fait absentes ; la sudation par exercice physique dans la palestre est beaucoup moins évoquée que la sudation en atmosphère chaude, le grattage mécanique par l’emploi du strigile que le frottage avec un linge. La toilette des femmes, qui partagent les mêmes installations, n’a pas non plus retenu l’attention.

La section consacrée aux raisons (idéologiques) du nettoyage est tout à fait convaincante, mais la nécessité pratique de l’hygiène est trop rapidement enregistrée (on aurait pu alléguer tant d’exemples depuis le bain des esclaves dans la villa de Lucus Feroniae jusqu’aux textes juridiques qui interdisent d’interdire le bain aux prisonniers) ; on ne trouve presque rien sur la pureté rituelle, alors que Rome offre le bel exemple du bain des Arvales, ou sur le plus important, le plus évident, le plaisir du bain, chaud et froid accompagné de tout son rituel et de tous ses à-côtés sociaux. Quant aux procédés du lavage, l’accent est bien mis, à juste titre, sur la sudation et le grattage comme principaux moyens de décrassage ; mais l’analyse est partielle : l’auteur ne parle que de l’immersion, (traitée même de « trempette »), dans la piscine chaude où l’eau ne jouerait qu’un rôle passif, et semble estimer que, pour se laver vraiment avec décapage de l’épiderme, il faut un détergent (d’où la très intéressante présentation du nitre et du savon) ; il semble au contraire que la réalité est différente et que l’expérience des hammams enseigne qu’on se lave très profondément à la simple eau chaude (l’occidental moyen qui se croit propre parce qu’il se douche quotidiennement y subit l’humiliation de se voir enlever des rouleaux de crasse par la paume nue et mouillée du employé de bain ou masseur !). On a l’impression que les développements sur le nitre et le savon, à partir d’une documentation surtout médicale, sont certes à ne pas négliger, mais que l’auteur les surévalue, qu’ils relèvent du gommage esthétique et de la dermatologie plus que de la pratique quotidienne. Mais il faut reconnaître que c’est l’inconvénient de notre documentation lacunaire: une pratique est-elle ignorée de nos textes parce que réellement inexistante ou parce que trop évidente ?

L’étude philologique est peut-être la partie la plus neuve ou intéressante de l’ouvrage. Très large, disparate même, elle va chercher des attestations d’Homère à l’Antiquité tardive (Augustin, Cassius Felix), ou de la littérature républicaine et impériale jusqu’aux traités grecs de médecine dont l’intention est bien différente des réflexions satiriques (Martial), politiques (Sénèque) ou philosophiques (Marc-Aurèle). Bien qu’elle soit dispersée entre la première et la troisième partie, entre des notes et des annexes, que certains textes (par exemple Sénèque, Epist. 86) soient redonnés in extenso plusieurs fois, et bien qu’on ne dispose pas d’une bibliographie des éditions utilisées, cette étude a le mérite d’attirer l’attention sur de beaux et importants textes, de Polybe à Celse et aux exercices de conversation pris dans le Corpus Glossariorum Latinorum. L’auteur a fait l’effort de retraduire certains textes, mais ne justifie pas toujours ce travail : le texte essentiel de Sénèque dans la lettre 86 qui décrit le bain de Scipion (tous les huit jours, aux nundinae) n’est pas repris alors que c’est celui qui en avait le plus besoin ; à propos de la validité historique de Plaute, grec ou romain, il est regrettable que l’essentiel de la discussion soit rejeté en note (p. 204 n. 793) ; ailleurs, à propos de l’intéressant texte de Polybe, 30, 29, 2 on ne comprend pas (p. 175) l’interprétation de l’auteur sur la répulsion à entrer dans une eau salie par le décrassage d’utilisateurs précédents.

On lit donc avec intérêt cet ouvrage écrit dans un style simple, parfois trop parlé (à déplorer un horrible « gési » p.80 dans une traduction personnelle). Mais il est malheureusement déparé par beaucoup de négligences éditoriales : une typographie trop petite et des interlignes trop grands qui en rendent pénible la lecture, la justification à droite des citations qui souvent n’est pas respectée, pas plus que la justification dans les notes (une douzaine d’accidents), une trentaine de coquilles dans l’orthographe, et des illustrations visiblement accessoires et ridiculement intitulées « visuels ».