Ce volume apporte de précieux éléments sur différents aspects des musiques de la Méditerranée orientale antique. Si certains articles se concentrent sur une civilisation, d’autres essaient d’établir des ponts entre les cultures, ce qui n’emporte pas toujours l’adhésion. Mais la réflexion sur les liens possibles entre ces mondes musicaux, notamment archaïques, doit être poursuivie et le rôle de Chypre précisé davantage encore.
L’ouvrage s’ouvre sur une rapide histoire par A. Draffkorn Kilmer de l’archéologie de la musique comme discipline et sur la constitution du réseau international qui justifie la tenue du colloque dont les actes sont ici publiés.
Les premières contributions, de B. Bayer et A. Draffkorn Kilmer, donnent un aperçu de la recherche sur la théorie musicale mésopotamienne. Ces deux synthèses font le point sur les textes dont on tire les linéaments des systèmes musicaux de Mésopotamie et d’Ougarit. Ils sont présentés précisément, avec commentaire et mise à jour bibliographique, des annexes approfondissant certains détails. L’helléniste reprochera certaines maladresses d’expression et imprécisions concernant les “modes grecs”, qui n’existent pas comme tels avant le Moyen-Âge. Il est donc vain d’identifier le mode de si qablitu au mixolydien, dans la mesure où les Grecs ignoraient ces modes: la construction de leurs échelles est étrangère aux modes dits grecs.
D. Shehata identifie dans la mythologie proche-orientale deux contextes se distinguant par les instruments, qui, idiophones et membranophones, avaient un statut religieux élevé. Le premier groupe ( tigi-šem-ala, ces trois instruments étant associés) se place du côté de l’éloge, surtout dans les légendes relatives à Enki et Inana. Le second groupe, constitué d’instruments jouant en solo (du type lilis, ub, sem, meze et balaĝ), se trouve dans les prières et lamentations. La première conclusion est donc la distinction des instruments qui recoupe celle des contextes d’exécution. Même si le šem figure dans les deux groupes, il est tantôt soliste et tantôt il est associé à d’autres instruments. La seconde conclusion porte sur le statut religieux: l’auteur remarque que si le son du bronze joue un rôle, la couleur rouge du cuivre rehaussée par celle des peaux de taureau serait liée à la représentation du divin, d’autant que certains instruments servent d’images cultuelles, ainsi le balaĝ divinisé, manifestation d’Enki, servant d’intermédiaire entre les hommes et les dieux supérieurs.
L’article d’U. Gabbay poursuit la réflexion précédente en se concentrant sur le balaĝ et sa place dans les cultes mésopotamiens. S’appuyant sur une lecture attentive des textes, il estime que le balag désigne un instrument à cordes (3ème millénaire), avant de s’appliquer à un instrument à percussion (2ème-1er millénaire). Le balaĝ à cordes serait lié aux prières appelées aussi balaĝ; mais avec le temps, l’instrument est remplacé par le tambour lilissu et balaĝ devient un nom secondaire du lilissu. Ensuite, l’auteur revient sur la théologie du Balaĝ, qui en fait un dieu mineur: il propose de lier l’identification de l’instrument et du dieu à la caisse de résonance en forme de taureau du balaĝ à cordes, par analogie des voix. La disparition iconographique de ces lyres s’expliquerait donc par le passage du balag à cordes au balaĝ à percussion à la fin du 3ème milllénaire.
La contribution de S. Mirelman complète aussi les précédentes en s’attachant à l’identification et au rôle de l’ ala. L’auteur initie sa réflexion par la linguistique, montrant les difficultés à cerner le terme qui se trouve en sumérien et en akkadien avec des sens différents, « tendu sur le côté » et « démon », d’où de possibles interpénétrations ou confusions. Dans un deuxième temps, étudiant l’iconographie des grands tambours cylindriques, il explique que la peau serait attachée au cercle de bois par des cordes en boyau et maintenue avec de la laine et de la glu animale. Puis il propose une enquête stimulante sur la description du son, comparé généralement au tonnerre et à la foudre. Enfin, il expose les contextes d’exécution: rituels de fondation, combats de lutte et de boxe et autres festivals. Si cet examen est parfaitement documenté, on peut toutefois regretter que l’auteur n’ait pas poussé plus loin sa problématique, notamment en confrontant le son de l’instrument à son contexte d’emploi.
O. Brison consacre son texte aux rapports entre nudité et musique dans l’iconographie anatolienne, en particulier dans le monde hittite. Après une introduction sur la musique dans les fêtes et rituels hittites, les instruments et leurs interprètes, l’auteur se concentre sur les scènes de séduction. Partant du corpus littéraire (chant d’Hedammu et chant d’Ullikummi), où la déesse Ištar/Šauška séduit avec la musique des tambours ( arkammi) et des cymbales ( galgalturi), l’auteur présente l’iconographie de ce type sur les vases cultuels hittites (Inandık, Bitik et Hüseindede), qui confirme l’emploi d’instruments à percussion à côté de cordophones. Dans un cas, la scène relève de la hiérogamie ou du rite de passage à l’âge adulte, dans un autre de rites de mariage. C’est donc là un corpus restreint, mais dont l’auteur fait un commentaire éclairant la fonction sociale de la musique en Anatolie ancienne.
A. Caubet donne un panorama des instruments et de leur pratique dans l’Ougarit de la fin de l’âge du Bronze. Il s’agit de revenir sur du matériel déjà connu, mais à l’aune des récentes publications. Elle passe ainsi en revue tous les instruments cités par un poème ougaritique ( kinnaru, thulbu, tuppu, masiltama et marqadima), en les mettant en lien avec l’iconographie ou les vestiges, puis dans une chanson à Astartè, montrant les difficultés qui se posent pour les instruments à cordes, autant que pour les trompettes et cors. L’auteur termine son examen par la musique vocale.
M. Lesley réévalue avec précision et rigueur l’identification de l’orchestre jouant pour Nabuchodonosor, de nombreuses publications ayant rivalisé d’ingéniosité voire de fantaisie. L’article propose une prise en compte systématique de l’hébreu et du grec, ce qui conduit l’auteur à éliminer certaines interprétations et surtout à énoncer toutes les difficultés méthodologiques: il rappelle à bon droit le problème de la translittération de kithara en qatros, ou le fait que ni psanterin ( psalterion) ni sumponia ( symphonia) ne renvoient à un instrument précis. Considérant la description des personnages officiels, l’auteur montre que si certains sont identifiés précisément, l’énumération se clôt par des termes génériques qui rappellent le mode d’exposition des instruments. Il en conclut ainsi, avec raison, qu’il ne faut pas chercher un orchestre réel mais un discours qui condamne Nabuchodonosor pour sa démesure et le caractère bigarré de son royaume.
J. C. Franklin apporte une réflexion nouvelle, et nécessaire, sur la place et le rôle de Chypre dans la musique antique entre Proche-Orient et Grèce. Après avoir posé le cadre linguistique et historique, l’auteur étudie avec précision les liens entre l’épopée homérique et l’autre grande tradition, connue partiellement, des Chants cypriens. C’est sur la déesse chypriote Aphrodite qu’il centre son propos, en remarquant les affinités avec l’ Hymne homérique à Aphrodite et en insistant sur son rôle de Muse. Ensuite, il compare le récit des batailles entre les deux traditions épiques, pour proposer une révision stimulante de la création des Chants cypriens, dont on sait qu’il y eut une version ancienne et une autre revue. En effet, d’un point de vue linguistique, la première version ne semble pas avoir été chypriote et elle est très influencée par la diction homérique; de fait, la révision, quoiqu’elle conserve le titre sans doute par tradition, omet tout épisode chypriote.
M. de Simone s’interroge sur la figure de Phrynichos chez Aristophane et ses liens avec la musique orientale. L’auteur considère les allusions au poète tragique pièce par pièce. Dans les Oiseaux, Phrynichos est tel une abeille; dans les Thesmophories, il est lié à Agathon, auquel Aristophane reproche également un goût pour les mélodies orientales; dans les Grenouilles, son style est moqué dans la joute infernale entre Eschyle et Euripide; enfin, dans les Guêpes, l’art de Phrynichos est lié aux excès de boisson, aux danses extatiques et à la mollesse que les traditionalistes ont coutume de reprocher aux compositeurs de la “Nouvelle musique”. Le point le plus intéressant est de montrer que Phrynichos est associé à l’harmonie et au rythme ioniens. Selon l’auteur, qui cite E. Csapo, que le même reproche soit adressé à un Phrynichos et à un Agathon ne doit pas surprendre, dans la mesure où la “Nouvelle musique” voudrait recréer une musique authentiquement dionysiaque. Dans cette perspective, il faudrait aller plus loin en réévaluant la place de l’Orient dans la musique archaïque et analyser plus en profondeur les relations entre musique et politique dans l’Athènes classique.
La contribution de M. Waner est très utile sur la place de la musique à Sepphoris, capitale de la Galilée, où les cultures juive et grecque se sont fortement côtoyées. L’auteur présente le matériel sonore et musical de cette cité cosmopolite: deux clochettes et une quinzaine d’images. Mais l’auteur ne propose qu’un catalogue, certes développé, de chaque type d’instrument, au lieu d’approfondir la problématique pourtant évoquée des contacts musicaux entre judaïsme et paganisme. De même, il y a des imprécisions sur les termes grecs (“ aulos double” alors qu’ aulos suffit, aulterides pour auletrides, lyre en fig. 17 quand il y a lieu de reconnaître une cithare), voire quelques manques. Ainsi, l’auteur ne voit sur la mosaïque en fig. 12 qu’une syrinx, or on distingue un autre instrument, qui semble être un plagiaule, dont la présence est bien attestée pour l’univers pastoral auquel la syrinx appartient aussi. L’auteur présente néanmoins certaines pièces remarquables, notamment la mosaïque avec les deux hatsotsrot avec le nom inscrit en hébreu.
A. Provenza lie Grèce et Proche-Orient à travers Orphée, Empédocle et David, en comparant leur lien à la lyre et aux incantations magiques. Si l’idée est séduisante, il faudrait peut-être préciser encore le sens d’ époidè, car il n’est pas certain que la musicothérapie puisse être comprise comme un charme magique. Certains partis-pris peuvent être contestés, ainsi celui d’employer le mot lyre pour tous les instruments à cordes, surtout quand il s’agit d’aborder la question sous un angle sociologique et axiologique. Du fait de ces raccourcis, la mise en regard de ces trois figures n’est pas toujours convaincante. Il faut surtout lire cet article dans l’analyse pertinente qu’il fait de l’usage de la musique par Empédocle, se distinguant d’Orphée tout en évoquant David. C’est là une belle constellation de musiciens et des effets psychagogiques de la musique mais qui demanderait à être encore approfondie avec une étude lexicale plus serrée.
La contribution de feu de R. Melini montre le travail qu’il y avait à faire sur le paysage sonore des cités vésuviennes, par un nouvel examen des objets sonores trouvés sous les cendres, des tibiae aux cymbales, comme de l’iconographie musicale. Si l’auteur commence par présenter les sources dans leur généralité, il concentre son propos sur le contexte cultuel. Si l’intérêt de la documentation vésuvienne réside évidemment dans l’instantané de la vie sonore quotidienne d’une cité romaine du début de l’Empire, sa diversité est précieuse, en particulier pour la question des cultes étrangers (Isis, Cybèle…).
Enfin, quelques réflexions de Y. Maurey sur la place de la musique proche-orientale dans l’enseignement forment l’épilogue. Son expérience à l’Université de Jérusalem le fait penser que ces études souffrent de difficultés d’ordre méthodologique, historique, historiographique et institutionnel. Il souligne à bon droit la peine de cette discipline à trouver sa voie entre la musicologie, qui se concentre sur la musique occidentale, et l’ethnomusicologie, qui se fonde sur une étude du présent. Mais à lire de près, ce texte milite pour la musique proche-orientale au détriment de la musique grecque, car l’auteur donne le sentiment que cette dernière serait injustement mieux représentée dans le monde universitaire, ce qui ne se vérifie guère. Qui pis est, on décèle une pétition de principe plutôt qu’une vraie argumentation sur la musique grecque, avec des affirmations exagérées au début de la page 372.
Pour conclure, il faut rendre à cet ouvrage le mérite d’avoir rassemblé des contributions riches et bien documentées. Certes, certains partis-pris de méthode et certaines conclusions peuvent être contestés, mais il y a là de bonnes idées à développer pour l’avenir des études sur les musiques de la Méditerranée orientale antique.