Ces deux dernières années, Nonnos, poète originaire de Panopolis, chrétien, écrivant à la moitié du Vème siècle après J-C., a connu une réputation extraordinaire. La redécouverte de Nonnos et de ses deux œuvres épiques majeures, les Dionysiaques et la Paraphrase de l’évangile selon Jean, a conduit à deux conférences internationales, à Réthymnon et à Varsovie dont les actes sont publiés sous la direction de Spanoudakis (2014) et Aringer (2015). En plus, la bibliographie récente et minutieuse sur le poète a été rassemblée sous la direction de Lauritzen (2014). D’un autre côté, les études sur le roman grec ne cessent de se multiplier. Dans ce contexte scientifique, la contribution d’ Hélène Frangoulis sur la réception du roman grec dans les Dionysiaques de Nonnos est bienvenue et pourrait initier un dialogue plus approfondi sur les liens entre l’épopée et le roman. Frangoulis est, depuis son édition des Dionysiaques (Chants XXXV, XXXVI, et XXXVII) dans la collection Budé, une érudite établie. Chant XXXV traite l’amour de Morrheus pour Chalcomédé et est considéré comme un anti-roman. La monographie de Frangoulis fait suite à ses idées brièvement discutées dans son commentaire et dans sa communication de 2009. Ci-dessous je donne une esquisse du livre, puis je choisis quelques exemples caractéristiques de la méthodologie adoptée pour faire quelques remarques sélectives. Chacune des trois parties comprend une introduction, un bilan et une annexe des passages discutés en traduction française.
Après une introduction (pp. 9-17) générale sur la situation de la recherche récente, dans la partie I sont examinés les «stéréotypes» du roman grec et leur adaptation chez Nonnos: par exemple le chapitre 1 (pp. 25-42) a pour objet les portraits de beauté féminine et masculine idéalisée dans le roman. Nonnos soit applique les stéréotypes tels quels, soit les reformule, soit les renverse en attribuant des traits féminins dans ses personnages masculins ou même en les déconstruisant, par exemple quand il les utilise pour décrire la laideur de Morrheus, un cas caractéristique de l’antihéros nonnien. Le chapitre 2 (pp. 43-56) présente une discussion du thème de la naissance de l’amour et sa pathologie – cette fois non plus pour décrire les émotions entre deux amants égaux, comme c’est le cas dans le roman, mais dans des cas ambivalents, comme l’enlèvement d’Europe, traité ici comme le symbole de la mélange des genres érotiques (pp.46-47), ou l’histoire de Hymnos, tué par son amante, Nicaia, ou même de Morrheus épris de Chalcomédé qui démontre que le poète aboutit à «un renversement total du dénouement traditionnel des romans grecs» (p.55). Le chapitre 3 (pp. 57-82) se focalise sur «la perversion du schéma narratif», les inversions des topoi romanesques: par exemple la non-réciprocité de l’amour, les vierges obstinées et impies par opposition aux vierges favorables à l’amour du roman, et les triangles amoureux, pour aboutir à une fin non idéalisée dans laquelle le viol ou la mort attend les personnages. La partie II examine les techniques narratives romanesques adaptées dans l’épopée. Le chapitre 1 (pp. 95-114) par exemple, touche la question de la «narration à tiroirs», en étudiant Héliodore à côté de l’épisode de Cadmos et d’Europe; or, l’auteur évoque des «récapitulations intégrées à l’action», l’insertion des maximes sur l’amour surtout, ou des notices scientifiques comme l’étymologie du Nil, en tant qu’adaptation du mode narratif du roman grec. Le chapitre 2 (pp. 115-130) aborde la question du «changement de contexte» entre Achille Tatius et Nonnos et des thèmes précieux de la recherche nonnienne, c.-à-d. que les aetia de la pourpre et du vin mettent en évidence encore une fois le mélange des genres, bien que certaines allusions n’aient ‘rien de romanesque’ (pp. 128-129). Le chapitre 3 (pp. 131-166) a pour objet le symbolisme et l’imaginaire de certaines descriptions zoologiques dans le roman et chez Nonnos, comme l’éléphant, le phénix, ou les images de la terre et de l’eau. La partie III a pour thème majeur la fonction proleptique des ecphraseis. Le chapitre 1, par exemple (pp. 169-178) discute l’ ecphrasis d’Europe. Tandis que le mythe chez Achille Tatius reflète l’enlèvement volontaire de Leucippé, chez Nonnos les jeunes filles sont violées, une illustration du renversement des procédés romanesques. Avec le même ton, le chapitre 2 (pp. 179-188) présente les ecphraseis des jardins et leur symbolique sexuelle, défloration volontaire ou viol, chez Achille Tatius et Nonnos, tout en prenant en considération Homère. Le chapitre 3 (pp. 189-216) étudie le mythe de Philomèle et de Procné, bien central chez Achille Tatius, et son adaptation dans les Dionysiaques : tandis que dans le roman le mythe préfigure le (quasi) rapt de Leucippée par les pirates et Thersandre en opposant les deux évènements, dans le poème il préfigure le viol (Philomèle) et l’infanticide (Procné) d’Aura. Une conclusion (pp. 217-220) aborde des réflexions sur le lectorat du Nonnos et sur les connaissances de ces lecteurs, en tant que pepaideumenoi, des lieux communs du roman grec. Un tel publique aurait pu apprécier l’adaptation et l’inversion des thèmes et modes narratifs romanesques dans les Dionysiaques.
En bonne commentatrice du texte nonnien, Hélène Frangoulis s’attache à faire un exposé détaillé des allusions entre le roman grec et Nonnos mais le résultat est sujet à caution. En commençant par le titre, nous pouvons observer que malgré son étiquetage ambitieux — Du roman à l’épopée — qui suggère une étude minutieuse non seulement des allusions et des hypotextes romanesques mais aussi du contexte littéraire et historico-culturel, le livre se concentre en principe sur des passages d’Achille Tatius et de Longus ainsi que leur réception chez Nonnos. Les autres romans ne sont presque pas du tout discutés, peut-être parce que l’évidence est très maigre. Par conséquent, la trame évolutionnaire sous-jacente dans le titre ne concerne en principe qu’un ou deux romans grecs. Et pourtant, le fait d’admettre qu’en ce qui concerne les autres romans il n’y a pas d’allusion précise, même s’il s’agit d’ une conclusion négative, serait aussi une conclusion bienvenue. Du coup, ce même titre laisse penser qu’il y a un parcours direct du roman à l’épopée en réduisant ainsi la contribution des autres genres dans les poèmes : par exemple dans la discussion de l’enlèvement d’Europe, l’ epyllion de Moschos ne figure que dans les notes de bas de page (p. 170). Et pourtant, Nonnos avait derrière lui une longue tradition de poésie érotique, lyrique, hellénistique, aussi bien que les tragédiens, que l’auteur mentionne seulement en passant (par exemple Phèdre dans E. Hipp. en p. 63). Cela dit, l’inconvénient majeur de cet ouvrage est la méthodologie inexistante qui, à son tour, est responsable de tous les problèmes discutés ici. Il n’est pas possible de valoriser les allusions recueillies, de les distinguer entre allusions directes, des lieux communs thématiques à la Létoublon (1993), ou des échos plus distants ; de séparer les intertextes de la «forme» et des «structures»’ narratives à la Reardon (1991); ou de modes narratifs/rhétoriques qui sont communs aussi bien au roman qu’à Nonnos, grâce au système éducatif unifiant. Je n’ai pas compris malheureusement en quoi les Ethiopiques, avec leur narration subtile in medias res, où les récits des personnages secondaires se mêlent à l’action principale, ressemblent au récit consolateur sur les morts de Calamos et Capros raconté à Dionysos après la mort d’Ampélos, quand l’auteur même accepte qu’ils «ne se trouvent jamais mêlés à l’intrigue principale» (p. 97). Des comparanda de ce style ont leur source chez Homère, où Oreste est comparé à Télémaque (H. Od. 1.298-300). Une étude de la manière dont sont employés ces exempla et de leur intégration dans l’intrigue du poème aurait dû commencer, à mon avis, avec une évaluation des rapports de Nonnos à la rhétorique, surtout aux Progymnasmata, qui sont en coulisses de l’époque impériale jusqu’à l’antiquité tardive (cf. Miguélez Cavero [2008] qui a dédié tout un chapitre au sujet, totalement négligé par l’auteur ici). Je ne vois pas également comment la question importante du lectorat du roman au cinquième siècle peut être comprimée en quelques pages de conclusion quand elle ne fait pas partie de l’introduction originale. Pour finir, nous avons observé que l’auteur est mieux à l’aise dans la bibliographie française, qu’il y a peu de références aux ouvrages d’autres langues et aussi qu’elles ne sont pas mises à jour, puisque dans la question majeure du lectorat c’est Perry (1930) et Bowie (1994) qui en font la base. Pourtant il n’est pas possible d’écrire sur l’ ecphrasis sans prendre du tout en considération Webb (2009), de parler des jardins et de leur symbolisme sexuel sans citer Zeitlin (1993), ou de parler du viol et de la virginité sans discuter le cadre religieux et culturel ainsi que ses différences avec celui du roman grec sans exploiter les approches faites par Johnson (2006), Hadjittofi (2008) et Agosti (2013), ou de parler du roman et de la poésie épique sans aucun référence à Héro et Léandre, récemment discuté chez Dümmler (2012).
En somme, dans ce livre, l’étudiant et le chercheur trouveront une liste détaillée des parallèles entre Nonnos et le roman grec, ce qui constitue pour eux un bon début pour commencer à réfléchir sur les questions plus profondes et compliquées de cette liaison intertextuelle dangereuse.1
1 Bibliography:
Agosti, G. 2013. ‘La letteratura agiografica e le Dionisiache di Nonno’, dans D. Lauritzen and M. Tardieu eds., Le voyage des légendes. Hommages à Pierre Chuvin. Paris. 83-94.
Aringer, N., et al., 2015. Nonnus of Panopolis in Context II. Poetry, religion and society. Leiden.
Bowie, E. 1994. ‘The Readership of Greek Novels in the Ancient World’, dans J. Tatum ed., The Search for the Ancient Novel. Baltimore. 435-59.
Dümmler, N. N. 2012. ‘Musaeus Hero and Leander: Between Epic and Novel’, dans M. Baumbach and S. Bär eds., Brill’s Companion to Greek and Latin epyllion and its Reception. Leiden. 411-55.
Frangoulis, H. 2009. ‘Passion et narration: Nonnos et le roman’, dans B. Pouderon and C. Bost-Pouderon eds., Passions, Vertus et vices dans l’ancien roman. Actes du colloque de Tours, 19-21 octobre 2006, 367-76. Maison de l’Orient et de la Méditerranée. Lyon.
Hadjittofi, F. 2008. ‘The Death of Love in Nonnus’ Dionysiaca : The Rapes of Nicaea and Aura’, in K. Carvounis, Hunter, Richard eds., Signs of Life? Studies in Later Greek Poetry (Ramus 37.1-2). 114-35.
Johnson, S. F., 2006. ‘Late antique narrative fiction: Apocryphal Acta and the Greek Novel in the Late Fifth-Century Life and Miracles of Thecla, dans S. F. Johnson ed., Greek literature in Late Antiquity. Dynamism, didacticism, classicism. Hampshire. 189-208.
Lauritzen, D., 2014. ‘La floraison des études Nonnienne en Europe (1976-2014)’, Revue des études tardo-antiques.
Létoublon, F., 1993. Les lieux communs du roman: stéréotypes grecs d’aventure et d’amour. Leiden.
Miguélez Cavero, L., 2008. Poems in Context: Greek Poetry in the Egyptian Thebaid 200-600 AD. Berlin, New York.
Perry, B. E., 1930. ‘Chariton and his romance from a literary-historical point of view’, APA 51, (2), 93-134.
Reardon, B. P., 1991. The Form of Greek Romance. Princeton.
Spanoudakis, K., 2014. Nonnus of Panopolis in Context I. Poetry and cultural milieu in Late Antiquity. Berlin, New York.
Webb, R., 2009. Ekphrasis, imagination and persuasion in ancient rhetorical theory and practice. Farnham.
Zeitlin, F. 1993. ‘Gardens of desire in Longus’ Daphnis and Chloe, dans J. Tatum ed., The Search for the Ancient Novel. London, Baltimore. 148-69.