Ce livre est issu d’un PhD soutenu en 2009, à l’Université Stanford, sous la direction du professeur Richard Martin. Il se signale par son haut niveau méthodologique, la fermeté de la pensée et une bibliographie très étendue.
L’introduction (p. 1–14) annonce une approche nouvelle. L’auteur rappelle les interprétations divergentes qui existent sur l’origine de la rhétorique en Grèce : certains auteurs anciens citaient Corax et Tisias comme inventeurs ; certains chercheurs modernes ont considéré qu’on ne peut parler de rhétorique qu’à partir de Platon et d’Aristote. R. Knudsen, pour sa part, estime que la rhétorique est née avec Homère. “The answer proposed by this book is that the Homeric epics are the locus for the origins of rhetoric” (p. 2). Les personnages de l’œuvre homérique démontrent une pratique de la rhétorique à travers les discours qu’ils prononcent, et le narrateur présente la capacité de bien parler comme une compétence technique, qui est objet d’enseignement et qui varie en fonction de l’orateur, de la situation et de l’auditoire (p. 4).
Les pages 8–14 offrent une anthologie de passages de l’Iliade qui révèlent une conscience des stratégies du discours persuasif de la part du narrateur et de ses personnages. Si certains de ces passages sont bien connus ( Il. 3.212–24, 9.442–3), d’autres ont moins souvent été remarqués dans ce contexte, comme les commentaires de Nestor sur un discours de Diomède ( Il. 9.53–62) ou ceux d’Ulysse sur un discours d’Agamemnon ( Il. 14.90–3). Ce dossier permet à l’auteur de conclure que le texte homérique témoigne d’une réflexion sur la nature et les sources des qualités oratoires.
Dans tout le livre, à l’exception des pages 21–36, les textes sont donnés seulement en traduction, avec çà et là quelques mots grecs entre parenthèses. La traduction adoptée pour l’Iliade est celle de R. Lattimore, parfois modifiée.
Après les prolégomènes théoriques, l’ouvrage se développe en deux parties, comprenant chacune trois chapitres. La première partie, “Rhetoric in Homer”, a pour objet de démontrer la présence de la rhétorique dans l’Iliade.
Le premier chapitre, “Reconsidering the Origins of Rhetoric” (p. 17–37), prolonge l’introduction. L’auteur réaffirme sa thèse, qu’elle considère comme nouvelle par rapport aux exposés classiques sur l’histoire de la rhétorique. Elle rattache son projet à celui de J. Walker, Rhetoric and Poetics in Antiquity (Oxford 2000), dans la mesure où il s’agit, dans les deux cas, de tracer une continuité entre la poésie archaïque et la rhétorique, tout en reconnaissant les différences dues au fait que J. Walker ne met pas l’accent sur Homère et qu’il centre sa démonstration sur l’épidictique (p. 20). À défaut de trouver un appui chez les Modernes, l’auteur se réclame des Anciens, en offrant une anthologie (p. 21–36) qui comprend plusieurs extraits du Pseudo-Plutarque, De Homero, ainsi que des passages de Platon ( Crat. 398 d–e, Phdr. 261 b), Philodème ( Rhet. 2.71–2 Sudhaus), Cicéron (Brut. 40), Strabon (1.2.5), Quintilien (2.17.8, 10.1.46–9), Hermogène ( Id. 2.374–5), Sopatros ( In Hermog. 5.6 Walz), Anon. dans Rabe, Prol. syll. (22–3). Ces textes, qui d’ailleurs avaient déjà été réunis par L. Radermacher dans la première partie de ses Artium scriptores (Vienne 1951), prouvent que les Anciens estimèrent qu’Homère connaissait et appliquait les lois de la rhétorique. C’est sur leurs traces que se lance l’auteur dans la suite du livre.
Le chapitre 2, “Investigating Homeric Rhetoric” (p. 38–76), pose des définitions. S’appuyant sur la Rhétorique d’Aristote, l’auteur retient trois concepts dont la réunion constitue les preuves qui font l’efficacité du discours rhétorique : le caractère de l’orateur ( êthos), la disposition de l’auditoire ( diathesis) et l’argumentation du discours ( logos). Elle définit la rhétorique comme “a learned and deliberately practiced skill, involving the deployment of tropes and techniques according to a rule-based system, and aimed at winning an audience’s approval or assent” (p. 43, et de même p. 94). La méthode de l’enquête a consisté à examiner tous les discours directs de l’ Iliade et à sélectionner ceux qui visent à persuader ; ils sont au nombre de cinquante-huit. La méthode de sélection est illustrée par les exemples contrastés d’un discours qui, selon R. Ahern Knudsen, ne contient pas de techniques de persuasion ( Il. 7.368–78) et d’un autre qui en contient ( Il. 2.284–332). Puis sont analysés, l’un après l’autre, dix-huit discours (p. 48–76), dont la nature rhétorique consiste dans l’emploi d’arguments, de topoi logiques, de l’ êthos et du pathos. En voici la liste : Il. 1.254–84, 2.110–41, 4.7–19, 4.51–67, 5.472–92, 6.407–39, 8.281–91, 8.497–541, 9.53–78, 9.434–605, 11.656–803, 15.502–13, 16.21–45, 16.440–57, 17.142–68, 22.38–76, 22.486–506, 24.599–620.
Ce chapitre est complété par l’appendice : “Analysis of Remaining Iliadic Rhetorical Speeches” (p. 157–191), qui présente, plus rapidement, l’analyse rhétorique des trente-neuf discours restants, suivant la même méthode qu’au chapitre 2.
Le bref chapitre 3, “Patterns of Aristotelian Rhetoric in the Iliad ” (p. 77–87), résume par des tableaux les acquis du chapitre 2 (et de l’appendice : les statistiques portent sur les cinquante-huit discours). Ces tableaux font apparaître quels sont les types de preuve les plus utilisés, quels sont les orateurs qui prononcent le plus grand nombre de discours, et quelle est la répartition des techniques rhétoriques selon les orateurs. Particulièrement nombreux sont les discours destinés à persuader Achille. Le rapport des discours avec le récit est essentiel, car c’est le déroulement de l’action qui montre quels sont les discours persuasifs.
L’interprétation de ces données fait l’objet de la deuxième partie, “The Genealogy of Rhetoric from Homer to Aristotle”.
Le chapitre 4, “Explaining the Correspondence between Homeric Speech and Aristotelian Theory” (p. 91–103), entend expliquer les convergences observées entre les techniques de persuasion utilisées dans les discours homériques et celles qui sont théorisées dans la Rhétorique d’Aristote. L’auteur envisage trois possibilités. 1) Des sources communes à Homère et à Aristote : mais on n’en connaît pas qui puissent être précisément citées. 2) L’universalité de la rhétorique : l’auteur écarte cette explication, parce que la rhétorique qu’elle trouve chez Homère est précise et typée, et ne peut être subsumée sous la vague notion de phénomène universel (comparaison avec des textes orientaux et moyen-orientaux). 3) Homère a influencé Aristote, directement et indirectement : c’est l’explication à laquelle l’auteur se rallie, tout en reconnaissant que, dans la Rhétorique, Aristote ne se réfère pas à Homère comme à son modèle.
Le chapitre 5, “Rhetoric in Archaic Poetry” (p. 104–134), examine la poésie archaïque, pour vérifier quel rôle y joue la rhétorique, et parvient à la conclusion qu’aucune œuvre n’est aussi rhétorique que celle d’Homère, à l’exception de certains poèmes qui sont influencés par Homère (les Hymnes homériques, Callinos, Tyrtée). Ces poèmes ont propagé la rhétorique et l’ont transmise aux auteurs du V e siècle, ce qui corrobore l’explication n° 3 avancée ci-dessus. C’est une erreur d’opposer un discours poétique et magico-religieux de l’époque archaïque au discours prosaïque, technique et philosophique de l’époque classique (p. 126, 152). Parmi les poèmes analysés dans ce chapitre, les plus riches en traits rhétoriques sont l’ Hymne homérique à Hermès (p. 115) et certains passages de Pindare, en particulier l’entrevue de Jason et de Pélias dans la 4 e Pythique (p. 130). Par influence directe ou indirecte, Homère a donc montré la voie, en dépeignant la persuasion rhétorique. Homère a enseigné la rhétorique aux Grecs (p. 134).
Enfin, l’auteur passe à la prose dans le chapitre 6, “From Poetry to Theory” (p. 135–155), où il s’agit essentiellement de montrer l’importance du modèle homérique chez les sophistes et chez Platon. Sont également étudiées les références d’Aristote à Homère dans la Rhétorique. Malgré son intérêt, ce chapitre est trop rapide, et l’on peut regretter qu’il écarte ou survole des textes qui eussent été spécialement pertinents pour qui cherche à comprendre l’art rhétorique en formation dans ses rapports avec la poésie : la tragédie, la République de Platon, la Poétique d’Aristote, la préface de l’ Évagoras d’Isocrate. À la fin de ce chapitre, l’auteur décrit les barrières qui expliquent qu’Aristote n’ait pas reconnu Homère comme un prédécesseur rhétorique (p. 153). Heureusement, d’autres Anciens ont été plus “open- minded” ( ibid.). La conclusion réaffirme l’existence d’une pratique de la rhétorique déjà chez Homère (p. 155). Homère a joué un rôle dans la continuité de l’usage de la rhétorique jusqu’à l’époque classique.
C’est donc une enquête ambitieuse qui est proposée ici et il n’est pas étonnant, vu la difficulté du sujet, que certains points prêtent à discussion.
La démonstration repose sur une série de choix, dont certains sont explicités et d’autres non. En ce qui concerne Homère, l’auteur ne retient que l’ Iliade (l’ Odyssée est laissée de côté au motif qu’elle contient peu de discours publics : p. 6), et, dans l’ Iliade, seulement les discours destinés à persuader et utilisant des arguments (à l’exclusion des défis avant la bataille, des reproches, des ordres, etc. : p. 43). Par ailleurs, la rhétorique est réduite à la doctrine d’Aristote (p. 8, 40), et encore, à l’intérieur de cette dernière, au genre délibératif, à l’argumentation, à l’ êthos et au pathos. Sont laissés de côté nombre d’aspects qui sont cruciaux dans le système aristotélicien, comme le problème moral de la rhétorique, les genres judiciaire et épidictique, les vertus, le style ou encore l’action oratoire. Sont également laissées de côté les conceptions présentées par les autres auteurs qui ont contribué à la formation de la rhétorique grecque, comme les sophistes, Isocrate ou l’auteur de la Rhétorique à Alexandre. Tous ces choix donnent au lecteur l’impression de se trouver face à une sorte de pétition de principe. R. Knudsen retrouve la rhétorique d’Aristote chez Homère parce qu’elle a défini la rhétorique d’une manière qui convenait à Homère et qu’elle a réduit Homère à ce qui convenait à Aristote. Les convergences présentées sont réelles, mais leur portée doit être redimensionnée. La prise en compte de l’ensemble des sources – tous les discours homériques, tous les aspects de la rhétorique – eût certainement modifié et compliqué le tableau.
Un autre problème qui se pose est celui de savoir s’il est légitime d’utiliser la notion de technê à propos d’Homère (p. 4 : “I contend that the Homeric narrator presents speaking as a technical skill, one that must be taught and learned” ; de même p. 20). Le concept de technê n’est-il pas un apport de la pensée grecque classique ? Comment se représenter l’enseignement dans le monde des héros ?
De manière générale, l’éclairage jeté sur Homère au nom de la doctrine aristotélicienne a pour effet de reléguer dans l’ombre des aspects essentiels, qui constituent la spécificité irréductible du texte homérique par rapport aux discours publics visés par Aristote. L’état social décrit dans l’ Iliade est tout différent de celui du monde grec classique ; l’univers épique est religieux et surnaturel ; le texte est poétique ; le style est formulaire et appartient à une culture orale ; l’auteur même de l’ Iliade nous échappe : longue est la liste des différences avec la rhétorique telle que la conçoit Aristote.
Si l’on veut expliquer la présence d’éléments qui nous apparaissent “rhétoriques” chez Homère, il faut probablement combiner et élargir les explications envisagées au chapitre 4. Il existe une rhétorique naturelle, qui est à l’œuvre dans les argumentations développées par les héros homériques, et qu’Aristote pour sa part, après d’autres, a analysée et théorisée. La culture du débat est enracinée dans la civilisation grecque (comme l’auteur le reconnaît à juste titre p. 92, 101). L’épopée homérique manifeste un intérêt spécial pour l’usage de la parole et a influencé les époques ultérieures de ce point de vue. Mais tout n’était pas déjà chez Homère et la rhétorique a bel et bien connu une évolution historique. Les faits sont complexes et appellent encore des recherches approfondies.
L’ouvrage de R. Knudsen s’affirme ainsi comme une contribution importante à une réflexion qui n’est pas close. Il démontre, de manière solide et argumentée, la présence d’une dimension rhétorique chez Homère et permet une meilleure compréhension et d’Homère et de la rhétorique.