Ce fort volume de 552 p. représente une petite révolution au cœur des études sur Nonnos de Panopolis. En effet, cet auteur qui a sans doute le tort d’être le dernier grand poète païen, tout en se appartenant à une culture déjà chrétienne, est le plus négligé des grands auteurs que nous a livrés la tradition. Les entreprises éditoriales récentes sous la houlette de Francis Vian pour les Dionysiaques et d’Enrico Livrea pour la Paraphrase ont assurément commencé à redorer l’image de ce poète jugé comme confus, pédant et incohérent dans ses convictions religieuses. Quelques études ont été déjà tentées pour éclaircir tel ou tel aspect de son œuvre, comme l’usage de la métaphore avec Daria Gigli Piccardi ( Metafora e poetica in Nonno di Panopoli, Florence, 1985), celui de la mythologie chez Pierre Chuvin ( Mythologie et géographie dionysiaques. Recherches sur l’œuvre de Nonnos de Panopolis, Clermont-Ferrand, 1991) ou encore la pratique intertextuelle avec Robert Shorrock ( The Challenge of Epic. Allusive engagement in the Dionysiaca of Nonnus, Leyde, 2001). Il y avait eu aussi de rares travaux collectifs sur ce poète, comme Studies in the Dionysiaca of Nonnus édités par Neil Hopkinson (Cambridge, 1994) ou Nonno e i suoi lettori sous la direction de Sergio Audano (Alessandria, 2008). Mais le présent volume est vraiment le premier à réunir sinon l’ensemble, du moins un grand nombre de spécialistes de Nonnos (il y a en tout 24 communications rassemblées) qui s’intéressent à l’ensemble de son œuvre (les Dionysiaques et la Paraphrase pour une fois ne sont pas séparés) et prennent en compte le contexte culturel de la paideia tardive qui rend possible et compréhensible le « paradoxe » que représente Nonnos pour beaucoup de lecteurs encore aujourd’hui.
Le volume se divise en sept sections thématiques qui rendent compte des problématiques de l’œuvre. Dans la première section introductive, Pierre Chuvin (p. 3-18) fait un état de l’art des études nonniennes dont il souligne le développement dans la deuxième partie du XX e siècle, avant de proposer quelques éclairages ponctuels sur les rapports entre littérature et religion autour de quelques thématiques choisies comme le cheminement de Dionysos vers son apothéose, le contraste entre Tyr et Beyrouth ou l’émergence d’une théologie chrétienne dans les Dionysiaques.
Dans la deuxième section consacrée aux rapports de Nonnos avec le passé littéraire, Jane Lightfoot (p. 39-54) étudie les oracles dans les Dionysiaques : dans cette épopée où les anticipations de l’avenir sont multiples, les oracles ont une importance certaine qu’il convient de replacer plus largement dans une étude des techniques narratives de l’anticipation. L’auteure montre la diversité des oracles par rapport aux centres oraculaires, aux devins, aux contenus, aux dieux qui interviennent ainsi pour conclure que le traitement de cette pratique cultuelle met en évidence qu’on a l’œuvre d’un artiste littéraire et non d’un théologien. Enrico Livrea (p. 55-76) revient aussi sur la question fort débattue des rapports entre Nonnos et l’orphisme, notamment au travers des rapprochements avec les Argonautiques orphiques : le savant critique l’opinion de Francis Vian quant à la datation relative des deux œuvres pour fixer la date du poème orphique dans la deuxième moitié du IV e siècle, donc antérieurement à Nonnos. Il revient alors sur les passages où l’on voit traditionnellement une influence de Nonnos, ce qui ne tient pas. Il montre que dans aucun cas (après l’étude précise des vers 24, 92, 139, 170-74, 195, 251-2, 393-6, 695-6, 886, 1056-58, 1107-9 et 1165-6) on ne peut assurer que Nonnos fasse lui-même référence aux Argonautiques orphiques très étrangers à son style, sa culture et son contexte religieux. Une approche complémentaire est apportée par Marta Otlewska-Jung (p. 77-90) à partir des Hymnes orphiques: à partir du constat de caractéristiques communes (notamment de la place centrale de Dionysos dans les Hymnes), elle propose une enquête intertextuelle tendant à montrer que Nonnos cherche aussi à rivaliser avec la poésie orphique, à partir de l’étude des hymnes présents dans les Dionysiaques aux chants 40 et 44, des rapports entre les théogonies orphiques et le mythe de Dionysos Zagreus et de la présence d’Orphée chez Nonnos comme disciple à venir de Dionysos. Michael Paschalis (p. 97-122) propose une comparaison entre Nonnos et Ovide autour des considérations programmatiques qu’on lit dans les deux poèmes et des épisodes communs d’Actéon et de Penthée: les deux auteurs mettent la transformation au cœur de leur programme poétique, mais en des termes différents et avec un but propre, Nonnos s’intéressant aux métamorphoses non humaines, mais divines, à des transformations multiples dans un sujet épique unique (et non des transformations uniques dans des sujets variés comme chez Ovide) qui sont l’expression même de son esthétique de la poikilia. Maria Ypsilanti enfin (p. 123-137) s’intéresse à la création d’image et à l’art de la paraphrase autour de l’opposition entre lumière et obscurité dans la Paraphrase : elle montre comment le poète est influencé par les arts visuels de son temps et mobilise à la fois ses connaissances astronomiques et une tradition littéraire multiple combinée à des motifs bibliques pour proposer notamment une représentation saisissante du manteau étoilé de la nuit.
Cette contribution est déjà une transition vers la section III qui touche aux rapports entre Nonnos et les arts visuels et dans laquelle Gianfranco Agosti (p. 141-174) propose une contextualisation du monde visuel de Nonnos: il montre comment les images qui sont une donnée essentielle du monde de Nonnos, sont importantes à différents niveaux pour comprendre en contexte sa poésie ; plus que de sources iconographiques directes, Agosti suggère que les arts visuels (mosaïque, tissage, sculpture) éclairent des aspects de l’écriture de Nonnos (par exemple le chromatisme et la fragmentation) et contribuent à apprécier la dette de Nonnos à la vie réelle, pris qu’il est dans les tensions culturelles et religieuses de son temps.
La section IV montre l’inscription de Nonnos dans la paideia antique tardive. Andrew Faulkner (p. 195-210) y met en relation la Paraphrase de Nonnos avec la Métaphrase des Psaumes contemporaine: en situant leur rapport différent au texte source et en s’appuyant sur les théories antiques de la traductions, il envisage un examen plus précis des méthodes de traduction des deux auteurs qui invite à ne pas exagérer la différence avec Nonnos. Le prologue de la Métaphrase associe la traduction des Ecritures à l’inspiration divine ; les derniers vers de la Paraphrase font aussi apparaître une conscience auctoriale de Nonnos sur la nouveauté du travail entrepris. Rosa Garcia-Gasco (p. 211-227) étudie ensuite le vocabulaire mystique de Nonnos à l’occasion de l’épisode de Mystis au chant 9 particulièrement riche en la matière ; elle établit notamment une classification des références au rituel, à ses objets et ses éléments ainsi qu’à la célébration. David Hernandez de la Fuente (p. 229-250) s’intéresse à la forme et au contenu néoplatoniciens dans les poèmes de Nonnos pour proposer une nouvelle lecture de la poétique nonnienne: l’idée d’une transition de l’Un au multiple, celle d’une circularité dans le cosmos et le pouvoir de la prophétie comme signe divin sont autant d’éléments qui rapprochent Nonnos de l’idéologie néoplatonicienne dont le thème de l’unité dans la divinité est central trouve sa réalisation avec des variations dans les deux poèmes de Nonnos. L’étude fait quelques bonnes remarques sur les emplois de ἄμοιρος et ἀμέριστος, mais reste trop rapide dans ses allusions sur la circularité et la poésie oraculaire pour convaincre totalement. Nicole Köll (p. 251-263) a un projet moins ambitieux, mais peut-être plus efficace, en étudiant les éléments rhétoriques du discours de Dionysos dans l’épisode d’Ampélos au chant 10: rappelant les liens forts entre poésie et rhétorique dans l’Antiquité tardive, elle montre combien Nonnos se montre expert dans l’usage des procédés rhétoriques, ce qui laisse supposer une éventuelle connaissance par le poète des travaux d’Himerius. Enrico Magnelli (p. 265-283) étudie dans une contribution très technique le comportement des appositifs (à savoir tout mot à faible poids métrique et sémantique) dans l’hexamètre de Nonnos, qu’il envisage en fonction des unités métriques dans le vers.
La section V est consacrée aux rapports de Nonnos à la chrétienté. Filip Doroszewski (p. 287-301) s’interroge sur la terminologie dionysiaque dans la Paraphrase : à partir de l’étude de passages précis (autour de l’épisode de Cana, de la fête des Tabernacles et de la prière de Jésus au livre 17), il montre qu’il n’y a là aucun enjolivement littéraire mais que ce vocabulaire appartient à la technique même de la paraphrase, qu’il s’agisse de développer une métaphore ou de créer une image négative des festivités juives présentées comme des rites orgiaques qui sont donc répréhensibles. Claudia Greco (p. 303-312) fait l’étude d’un passage du livre 12 de la Paraphrase les aspects théologiques liés à la ville et au paysage, dans la construction d’une opposition entre Béthanie et Jérusalem. Nonnos manifeste une adaptation sensible à la dimension intellectuelle et spirituelle des données théologiques et sait mettre en œuvre un riche symbolisme dans sa construction des paysages qui le montre au fait des discussions christologiques de son temps. Robert Shorrock (p. 313-332) revient alors sur la figure d’Ariane au chant 47 des Dionysiaques qu’il entend lire comme un mythe classique dans un monde chrétien, en s’efforçant tant bien que mal d’établir une relation entre Ariane et Marie. Konstantinos Spanoudakis (p. 333-371) se propose d’étudier la valeur allégorique du bouclier à travers l’étude de quatre scènes: la fondation de Thèbes, le rapt de Ganymède, la résurrection de Tylos et Cronos vomissant ses enfants. Il met en évidence l’idée d’un cycle, allant de la création du monde à la parousie qui permet aux anciens mythes de prendre un sens dans le futur.
L’avant-dernière section est une première ouverture à l’après Nonnos et propose quatre contributions autour de l’école nonnienne, avec des contribution sur Jean de Gaza et Georges de Pisidie. Claudio de Stefani (p 375-402) y explique la fin de l’école nonnienne par la disparition de son lectorat du fait de changements sociaux, puis à sa résurrection dans la littérature byzantine sous les Comnènes. La dernière section est une ouverture encore plus grande sur notre monde moderne. Domenico Accorinti (p. 461-486) montre en quoi la philosophe Simone Weil est une lectrice des Dionysiaques dont elle fait une première mention dans ses notes en 1942. Elle en recopie et traduit des passages à partir de l’édition du Comte de Marcellus. Pour elle Nonnos représente une figure du syncrétisme religieux auquel elle s’intéresse en premier lieu, sans avoir toujours grand égard à la portée du poème lui- même car comme l’écrit déjà Marguerite Yourcenar en 1979 à son sujet: « Elle trouve dans Nonnos surtout ce qu’elle y met. » Nina Aringer enfin (p. 487-504) propose une approche jungienne de l’œuvre de Nonnos et de la quête héroïque de Dionysos: Nonnos qui est en effet très sensible aux processus mentaux propose une épopée qui correspond bien aux principes de la mythologie comparée en mettant en scène toute une série d’archétypes. Dionysos, dont les actions sont ici comparées à celles d’Harry Potter à partir des lectures de Joseph Campbell, est un excellent modèle pour une humanité anxieuse d’entrer dans une ère nouvelle.
Complété par une bibliographie générale et trois index, ce volume représente une véritable somme de l’état des études nonnienne aujourd’hui. Il est dommage qu’il n’y ait pas une conclusion d’ensemble qui mette en avant les résultats majeurs de cette enquête grandiose qui est à la mesure de l’ampleur même de l’œuvre de Nonnos.