C’est d’abord la jaquette du livre qui retient l’attention : dans la profondeur d’un ciel noir étoilé le Parthénon, dont le nom s’inscrit en lettres dorées comme celui de l’auteur, est éclairé de nuit, transformé en une station spatiale de 2001 Odyssée de l’espace ( 2001: A Space Odyssey) où le rocher sacré de l’Acropole porteur d’une lumière mystérieuse voguerait dans les espaces interstellaires. Ajoutons le mot Enigma et le sous-titre qui annonce une révélation : nous avons le polar de l’été. Attention cependant : le marketing qui accompagne le lancement d’un best-seller peut desservir l’ouvrage ; il faut lire ce gros pavé et pas seulement l’acheter pour avoir une icône de la culture sous la main. On trouve à l’intérieur autre chose que ce que font attendre le format, le titre et le graphisme de la couverture. La typographie est très soignée, l’illustration abondante dans le texte avec des dessins bien imprimés et un encart de figures en couleurs soigneusement composé, même si on peut regretter que ces planches ne soient pas numérotées. L’auteur a réuni une documentation impressionnante et son livre déborde son sujet : elle entend parler du peuple d’Athènes, de son histoire et de son attitude devant la vie en inscrivant le Parthénon dans son temps et son lieu. Reste à vérifier si l’objectif est atteint.
D’abord le lieu dans le mythe : c’est “le rocher sacré” de l’Acropole (chap. 1, p. 2- 44), clairement présenté avec citations de textes littéraires et notes bien informées, mais un arbre généalogique aurait pu être utile pour s’y retrouver dans ces histoires compliquées. L’auteur rappelle les légendes “primitives”, en particulier l’histoire du déluge qui aurait noyé Athènes. Il faudrait cependant ici se poser la question du mythe des origines : faut- il trouver la cause dans le passé ou comme un référent qui éclaire le présent ? Autrement dit, les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ?
On est “avant le Parthénon” (chap. 2, p. 45-75) avec les mythes de l’Acropole et la perception de ses légendes par les Grecs. De ce fonds mythique témoignent les rites liés au serpent et la légende du combat d’Athéna contre le géant Aster. Nous montons au ciel par le biais de l’archéoastronomie avec la constellation du Dragon et nous revenons sur le rocher dans une claire présentation, avec dessins, plans et photos dans le texte, des temples et constructions qu’il portait, ainsi que des problèmes de restitution qui se posent : on ne sait pas où situer ces constructions dont subsistent des frontons historiés. D’autres temples sont insérés dans l’histoire d’Athènes à la fin de l’époque archaïque, dont l’auteur donne un aperçu : le Vieux temple d’Athéna serait l’œuvre (p. 433) de la démocratie à ses débuts. L’Auteur dans ces pages insiste sur la sculpture, avec une bibliographie bien informée. Elle aborde évidemment la question de la date du Pré-Parthénon, sans prendre parti entre mise en chantier au niveau des fondations à la fin du VI e siècle ou après Marathon. Elle ne commente pas ici le “goût des ruines” après le sac des Perses en 480.
Athènes se présente dans ses pompes et ses œuvres avec Périclès (“Periclean pomp”, chap. 3, p. 76-125), dont l’action politique se déploie à ses débuts dans la rivalité familiale avec Cimon. Périclès est aussi présenté comme le champion de l’autochtonie, l’homme du sol athénien, un ultra du dèmos.
Ce sont les constructions de l’Acropole qui témoignent des œuvres péricléennes. Faut- il cependant prendre au pied de la lettre l’engagement de ne rien reconstruire sur l’Acropole dont témoignerait le serment de Platées ? Il faut alors comme l’auteur croire en son authenticité. Plus largement, la reconstruction du passé, active dans l’Antiquité, pourrait être mieux soulignée dans ces pages. Cependant l’auteur se range à une explication positive pour expliquer l’absence de constructions d’envergure sur l’Acropole entre 480 et 447 : les caisses étaient vides tant que durait la guerre contre les Perses jusqu’à la paix de Callias (la bibliographie abondante citée en note insiste sur ce problème historiographique). L’Acropole était un “ground zero” (p. 84) pour les “teenagers” des guerres médiques : la New-Yorkaise Joan Breton Connelly inscrit avec finesse la construction dans un paysage mémoriel avec les débats qu’elle suscita chez les contemporains. Le Parthénon est d’abord rendu possible par le transfert à Athènes du trésor des alliés et la statue d’Athéna était aussi un coffre-fort. Ces questions d’argent sont bien documentées dans les comptes qui permettent d’estimer le coût de la construction du Parthénon à l’équivalent de 281 millions de dollars, somme qui, me semble-t-il, devrait être rapportée au produit intérieur brut de la cité d’Athènes pour en apprécier exactement l’importance. Avec la même clarté rapide, l’auteur résume le rôle de Phidias avec ses lumières et ses ombres. Pour la présentation architecturale elle suit les grandes lignes des études de Manolis Korres. C’est aussi l’occasion pour elle de rappeler le livre tombé dans l’oubli de l’architecte américain des années folles Ernest Flagg, formé aux Beaux-Arts avant de construire des buildings sur la Cinquième avenue ( The Parthenon Naos, New York 1928).
Priorité est donnée à la sculpture dans le Parthénon avec la profusion des figures tympanales et des métopes historiées qui ceinturent le bâtiment dans son entier, sans oublier les acrotères d’angle. Pour les dessins commandés par le marquis de Nointel qui témoignent de l’état des sculptures avant l’explosion de 1687, l’auteur, qui écarte à juste titre l’attribution traditionnelle à Jacques Carrey, aurait pu mentionner leur récente attribution au peintre flamand Arnould de Vuez.1 Elle est prudente dans l’identification des trois divinités féminines du fronton est où l’on voyait sans fondement les Moires au XIXe siècle, même si elle propose d’y reconnaître les deux Ilithyes avec Aphrodite, mais j’aurais bien aimé connaître son avis sur l’interprétation que j’avais avancée de l’une de ces figures comme Artémis et savoir ce qu’elle pense de la mise en relation entre sanctuaires acropolitains et figures tympanales.2
Elle rappelle en revanche cette inscription topographique sur le fronton ouest pour le Céphise et l’Eridan à l’angle nord et l’Ilissos avec Callirhoé à l’angle sud, mais la présence de Céphise lui paraît surtout liée à la généalogie mythique : il est le père de Praxithéa, que son mariage avec le roi Érechthée fit reine d’Athènes : par elle, les Athéniens descendent de Céphise. Pour l’identification d’autres figures de ce même fronton l’auteur en reste à l’état de la question dressé par Olga Palagia dans son ouvrage déjà un peu ancien (paru en 1992) et à l’étude de B. S. Spaeth (1991).
Un dernier développement de ce chapitre insiste sur l’importance de la religion dans l’interprétation du Parthénon : des citations de Plutarque, de Thucydide et de Lycurgue, émule de Périclès un siècle après, attestent la vivacité des débats sur l’identité démocratique d’Athènes. La reine Praxithéa dans l’ Érechthée d’Euripide se dit toute prête à sacrifier sa fille pour sauver la patrie de son ennemi Eumolpos, fils de Poséidon. Même si Praxithéa et son père Céphise ainsi que le roi Érechthée sont représentés sur le fronton ouest il me paraît toutefois difficile d’en conclure, comme l’auteur, que la famille d’Érechthée est au centre de l’iconographie parthénonienne.
Le chapitre 4 (“the ultimate sacrifice”, p. 126-148) introduit à la thèse de l’auteur : la tragédie d’Euripide Érechthée, dont on conserve presque un cinquième par des citations d’auteurs antiques et un papyrus, roule sur la légende fondatrice du Parthénon. Le sacrifice de la jeune fille simplement désignée comme Parthénos par son père Érechthée avec l’assentiment de sa mère Praxithéa pour sauver Athènes est commémoré par la construction du Parthénon. L’auteur en veut pour preuve la tirade finale d’Athéna dans la pièce qui ordonne la construction de deux temples, l’un pour honorer Érechthée, l’Érechtheion, l’autre pour célébrer le sacrifice patriotique de sa fille, la Parthénos, qui serait le Parthénon. La théorie est séduisante, mais appelle de sérieuses réserves.
L’auteur suit l’avis de la plupart des spécialistes qui datent la pièce de 422 :3 la tragédie ne serait alors pas contemporaine de la construction du Parthénon, mais de celle de l’Érechtheion. D’autre part, on refuse d’ordinaire de reconnaître un temple dans le Parthénon : Athéna dans la pièce emploie le terme d’ abaton, qui ne se traduit pas ordinairement par “temple” ; de toute façon, ce mot s’applique difficilement au Parthénon. Il me semble donc peu probable qu’Athéna dans ce passage fasse allusion à la construction péricléenne.
La scène centrale de la frise continue du Parthénon livre, selon l’auteur, la clé de l’énigme (chap.5, p. 149-209) ; loin de représenter la remise du péplos destiné à Athéna Polias, comme on l’estime en général, elle rassemble les protagonistes du drame mythique : le roi Érechthée vêtu de la longue robe du sacrificateur remet à la plus jeune de ses filles, promise au sacrifice, la très ample tunique qu’elle va porter lors de sa mise à mort ; au centre, sa mère Praxithéa, pas encore prêtresse d’Athéna car elle ne tient pas la grande clé du temple, dos à dos avec le roi son époux, se tourne vers ses deux autres filles, plus âgées, qui vont suivre leur jeune sœur dans la mort. L’auteur avait déjà présenté cette interprétation dans des articles antérieurs (notamment AJA 100,1996, p. 53-80). Deux arguments sont avancés pour rejeter tout lien avec la cérémonie de la remise du péplos lors des Grandes Panathénées : l’homme qui porte la longue robe sacerdotale va procéder à un sacrifice et il ne saurait, sans impureté, toucher le péplos destiné à la déesse, privilège réservé à la prêtresse d’Athéna et à ses aides. Cependant il me paraît bien difficile de reconnaître dans cette très grande pièce d’étoffe la tunique de sacrifice que va revêtir la petite fille (ou jeune garçon selon d’autres ?) qui la prend dans ses mains : ce ne sont pas les pluriels poétiques invoqués par l’auteur qui peuvent expliquer la grandeur qualifiée d'”hyperbolique” de ce tissu. Il n’est pas non plus pertinent de s’enfermer dans une alternative pour interpréter l’image : soit scène historique, et seraient figurés un prêtre ou un archonte avec une prêtresse d’Athéna du Ve siècle, soit scène mythique, et ce serait alors la famille d’Érechthée. L’image, selon moi, est indissociable de sa présentation : elle est liée au bâtiment et les figures sont ancrées dans ce contexte ; elle est en cela atemporelle, dissociée de la temporalité du sujet représenté, étant présentée pour toujours. Cette atemporalité qui caractérise l’image amène à privilégier deux valeurs complémentaires dans son interprétation : la répétition et l’idéalité. Même si le mythe du sacrifice de la jeune fille pour le salut d’Athènes est un mythe patriotique, j’avoue ne pas comprendre comment il peut être mis en exergue et mis en rapport avec la présence de la cité idéale qui se déploie sur le reste de la frise continue, avec une Athènes des hommes et des dieux. Cette fonction de l’image, que l’auteur définit plus loin fort justement comme une paideia, m’empêche d’adhérer à l’exégèse de l’auteur qui, pour rendre cohérente son interprétation de la scène, propose de reconnaître des suaires dans les étoffes que portent sur des tabourets posés sur leur tête les deux jeunes filles qui seraient selon elle les sœurs aînées de la Parthénos immolée : on verse alors dans une interprétation anecdotique et même grand-guignolesque qui me paraît difficile à accepter vu le contexte de l’image.
Les interprétations du reste de la frise abondent en références qui restent en elles- mêmes très utiles et en observations fines sur la composition iconographique, mais l’ensemble de la lecture est forcé pour faire entrer l’image dans un sens préétabli : les dieux, qui tournent le dos à la scène principale, seraient prêts à assister au combat entre Eumolpos, fils de Poséidon, et Érechthée, où le roi d’Athènes va trouver la mort. Quant aux figures debout proches des dieux, où l’on reconnaît d’habitude les héros de l’Attique, ce seraient les pères et oncles des jeunes filles qui s’approchent, ouvrant le sacrifice d’actions de grâces après la victoire sur Eumolpos.
Oublions maintenant la thèse de l’auteur ; il reste dans ce chapitre de très nombreuses et justes remises en question : la frise est une affaire de famille qui célèbre l’amour de la patrie et le dévouement au salut de la cité. La perspective de l’auteur est convaincante, même si l’interprétation qu’elle avance ne l’est pas. Cette perspective simple et générique n’a pas besoin de s’ancrer dans une sombre histoire de famille pour être comprise de tous : le péplos brodé de la victoire des dieux sur les géants est aussi bien l’emblème de la victoire de la cité et de toutes les victoires d’Athènes qui sont célébrées lors de la grande fête pentétérique dans une procession idéale. On voit que l’interprétation traditionnelle est tout à fait conciliable avec celle de l’auteur, à condition de ne pas faire de fixation sur la lecture trop particulière et anecdotique qu’elle propose.
Le Parthénon est un « lieu de mémoire » : l’expression n’est pas employée dans le chapitre 6 qui porte sur la mémorialisation, mais l’idée est bien présente (“Why the Parthenon”, p. 210-246) ; on trouvera ici une foule de remarques bien venues sur le thème, mais leur rapport avec la thèse de l’auteur n’est pas immédiat. Juste trois méprises à signaler en passant : Georges Roux n’était pas un assyriologue (p. 229), le prénom du Reinach cité n. 70 (p. 413) était Salomon et Artémis porte l’épliclèse de Leukophryéné à Magnésie du Méandre (non pas Loukophryne, p. 232) ; cependant de telles confusions sont rares dans le livre. Sur le nom du Parthénon, l’auteur signale qu’il s’est imposé progressivement d’après les sources antiques et elle veut y voir la désignation du lieu de culte, la salle ouest, placé selon elle sur la tombe des filles d’Érechthée, qui ont donné le nom au bâtiment suivant un processus bien connu pour les divinités qui donnent leur nom à leur temple, nous dit l’auteur, mais plus exactement à leur sanctuaire ; une autre localisation serait aussi selon elle envisageable, un petit naïskos avec autel reconnu sous le péristyle Nord du Parthénon, qui pourrait être mis en rapport avec l’ abaton mentionné dans la pièce d’Euripide. J’en reviens à la désignation de “temple” appliquée au Parthénon : en général elle est refusée, car on reconnaît une offrande dans le bâtiment et la statue d’Athéna Parthénos qu’il abritait ; la statue de culte est celle d’Athéna Polias abritée dans le temple de la déesse de l’Érechtheion. L’auteur n’ouvre pas cette discussion qui serait intéressante pour son sujet ; elle note juste que le Parthénon était qualifié de néôs au Ve siècle et que l’autel qui y était associé était, selon elle, partagé avec l’Érechtheion. La revue des sanctuaires panhelléniques qui abritaient des cultes héroïques ou le souvenir des héros nous amène à Delphes où l’auteur retrouve l’image des filles d’Érechthée sur la colonne des Danseuses, suivant une hypothèse de Gloria Ferrari.
On trouvera tout sur les Panathénées dans le chapitre 7 qui leur est consacré (p. 247-293). L’auteur présente avec maestria l’état des connaissances : on se référera à ces pages qui dégagent aussi avec intelligence les ressorts de l’adhésion d’Athènes à sa grande fête.
L’auteur a voulu avec sincérité et conviction écrire un livre personnel. Elle agrémente l’exposé didactique, toujours clair, de souvenirs et d’anecdotes. Son livre en acquiert un ton quelquefois superficiel, mais aussi bien sympathique. Il en va ainsi des remarques sur la polychromie dans le dernier chapitre (“The well-scrubbed legacy”, p. 294-329), qui fait passer d’une boîte de cigares ornée d’une reproduction de la Sappho d’Alma-Tadema au tableau de l’artiste où la frise continue du Parthénon est colorée avant d’en venir aux décapages financés et ordonnés par le parvenu lord Duveen en 1937-1938. L’héritage antique de l’Acropole est présenté dans la comparaison entre les acropoles d’Athènes et de Pergame qui révèle l’identité “néo-athénienne” affichée par les rois de Pergame. Pour la pseudo-Nyx de l’Autel de Pergame je préfère maintenant l’identifier comme la Moire Lachésis, brandissant l’hydrie des sorts ; dans cette note 67 (p. 433) on corrigera la confusion à éviter entre Carl Robert et Louis Robert. Quant au rôle central joué par Héraclès dans les deux frises de l’Autel, il témoigne plutôt à mon avis d’un écart avec Athènes qui fait passer de l’identité athénienne à la revendication philhellénique des Attalides.
L’épilogue conclut logiquement l’ouvrage sur les débats contemporains qui affectent notre perception du Parthénon avec la “réunification” des sculptures. On pouvait craindre que l’ouvrage de l’auteur soit un livre à thèse ; en fait, même si la thèse défendue ne me paraît pas emporter la conviction, cette étude abonde en remarques utiles et en aperçus qui éclairent l’interprétation du Parthénon et de l’iconographie de l’Athènes classique. La somme produite par l’auteur au terme de plusieurs années de travail permet de disposer d’un livre de référence sur le sujet, qui restera.
[For a response to this review by Martin Cropp, please see BMCR 2014.10.45.]
Notes
1. J.-P. de Rycke, Arnould de Vuez, auteur des dessins du Parthénon attribués à Carrey, BCH 131, 2007, p. 721-753.
2. F. Queyrel, Le fronton est du Parthénon, système visuel et paysage, in I. Colpo, I. Favaretto, F. Ghedini (éd.), Iconografia 2005, Immagini e immaginari dall’Antichità classica al mondo moderno, Atti del Convegno Internazionale (Venezia, Istituto Veneto di Scienze Lettere e Arti, 26-28 gennaio 2005, Antenor-Quaderni 5, Rome, 2006, p. 217-234.
3. R. Aélion, Quelques grands mythes héroïques dans l’œuvre d’Euripide, Paris, 1986, p. 198-216, en particulier p. 198-199.