L’ouvrage constitue une double monographie : on y découvre une étude de la pratique du mécénat dans l’Italie du Quattrocento, ainsi qu’une analyse de la poétique de l’humaniste Giannantonio Campano (1429-1477), les deux pans étant rassemblés autour de la figure de ce personnage à l’œuvre prolifique dont le destin est ici retracé. Rigoureusement construit, le livre offre tout d’abord une riche introduction où se trouve présenté le poète Campano et son parcours exceptionnel. L’auteure y définit précisément la notion même de mécénat, qu’elle distingue de la conception moderne ainsi que de celle pratiquée dans l’Antiquité. Le développement est ensuite articulé en cinq chapitres centrés sur les éminents protecteurs de Campano, à l’exception de l’avant-dernier chapitre consacré au cercle napolitain où les tentatives de l’humaniste pour trouver un soutien furent vaines. La conclusion permet un retour sur la définition de cette relation entre homme public et homme de lettres à l’âge de l’Humanisme, différente de celle médiévale, en une synthèse précise. S’ajoutent à ce travail trois annexes exposant la tradition des textes de Campano, un tableau synthétique en plusieurs pages où sont listés tous les poèmes, accompagnés d’un conspectus metrorum, de leur incipit et du sujet de chaque pièce, une édition critique de toutes les pièces citées dans l’ouvrage. Enfin, une riche bibliographie et un index nominum viennent compléter l’ensemble.
Le premier chapitre est centré sur la relation entre Campano et le Pape Pie II Piccolomini : il illustre le rapport de confiance mutuelle, voire la connivence qui a pu exister entre les deux hommes, malgré le décalage social. Les pièces adressées par le poète au Pape s’inspirent ici de l’Ovide des Tristes (II) ou de Martial, parfois même des Bucoliques de Virgile, le poète convoquant principalement des modèles qui respectent la hiérarchie sociale entre les deux hommes. Elles offrent un miroir littéraire d’une grande vivacité, hautement goûté par Piccolomini, homme de lettres à la culture raffinée, comme on le sait. Le soutien procuré alors par le Pape à Campano, humaniste déjà renommé, apparaît fondamental puisqu’il permet au professeur d’éloquence de pénétrer dans le monde du pouvoir ecclésiastique. En retour, Campano est apprécié pour ses qualités d’orateur et surtout de poète : ses pièces élégiaques célèbrent la vertu de clémence de Pie II, son goût de l’ otium, et plus largement elles fournissent au Pape une représentation littéraire particulièrement élogieuse et en accord avec ses propres goûts littéraires. Campano, lui empruntant dans ses vers le masque des poètes augustéens, témoigne d’une fides exemplaire qui lui vaut d’être parfaitement intégré dans le cercle puissant de la familia des Piccolomini, sa carrière ecclésiastique progresse alors très rapidement.
Le second chapitre met en scène l’ amicitia, au sens antique, nouée entre le poète et le Cardinal Giacomo degli Ammanati. S. de Beer montre que les liens sont ici plus égalitaires et qu’un véritable échange se produit entre les deux hommes. Ammanati n’exerce pas seulement un soutien financier et social, il s’applique également à promouvoir l’œuvre poétique de Campano ; en retour le poète construit une image de son protecteur qui souligne sa culture et son raffinement, autant d’atouts majeurs pour appuyer son propre prestige dans la société contemporaine. Les modalités d’écriture alors mises en œuvre dans les pièces de l’humaniste sont différentes de celles requises pour célébrer le Pape Pie II : cette fois, ce sont les pièces élégiaques amoureuses antiques qui sont réélaborées, au profit d’une substitution de la persona d’un exclusus cliens à celle de l’ exclusus amator traditionnel, tandis qu’apparaissent, outre celle du clientélisme, de nouvelles thématiques plus ancrées dans la vie quotidienne, inspirées des épigrammes de Martial. S. de Beer souligne combien le Cardinal s’implique personnellement dans la carrière de Campano : en plus de s’attacher personnellement à la révision et à la promotion des poèmes de Campano, Ammanati introduit aussi son protégé auprès du Cardinal Riario, autre figure prestigieuse du temps.
Le troisième chapitre montre ainsi comment, sous l’aile du Cardinal Pietro Riario, neveu du Pape, Campano réélabore les panégyriques antiques, s’inspirant là de Stace et des auteurs tardo-antiques. Il privilégie l’évocation de spectacles et de fables mythologiques, autant de sujets propres à illustrer la magnificence de son patronus, en se gardant toutefois de la vile flatterie. Là encore, les stratégies littéraires sont finement édifiées, comme en rend compte l’analyse précise de S. de Beer et elles témoignent d’un humanisme accompli, apprécié par les lettrés du temps, dans cette réélaboration adroite et subtile des œuvres de l’Antiquité. Le prestige et la puissance des princes se trouvent rehaussés sinon légitimés par cette production brillante.
Le quatrième chapitre relate l’échec connu par Campano à la cour aragonaise : les personae adoptées par le poète ne séduisent ni le roi Ferdinand ni l’Académie napolitaine : l’éloge de la famille aragonaise et l’exaltation des vertus royales dans ses compositions poétiques ne permettent pas au courtisan de s’intégrer durablement en ce lieu. S. de Beer suppose que les humanistes locaux se montrèrent hostiles à Campano. On peut également émettre l’hypothèse que ce type d’écriture ne s’accordait pas avec les usages des membres de cette Académie qui ne pratiquaient guère eux- mêmes, dans leurs vers, la courtisanerie.
En revanche, comme l’expose le cinquième chapitre, Campano réussit à s’attacher la protection de Federico da Montefeltro d’Urbino, cette fois grâce à son art de la consolation funèbre. C’est ici un autre aspect de son écriture qui se trouve illustré, empreint d’une culture philosophique autant que poétique, riche d’échos de l’œuvre de Sénèque notamment. Le duc d’Urbino lui commande alors sa biographie. Cette dernière partie de l’étude fait apparaître la position éminente désormais acquise par Campano dans le paysage culturel contemporain, qui bénéficie alors d’un copiste, en ce lieu, pour transcrire ses Opera omnia dans quatre manuscrits enluminés.
Le livre de S. de Beer est particulièrement remarquable et il apporte un complément enrichissant aux études de l’humanisme du Quattrocento : on loue tout d’abord l’érudition de l’ouvrage, manifeste dans la restitution précise et détaillée de l’arrière-plan historique, ainsi que la finesse d’analyse appliquée aux pièces poétiques de Campano et mises en regard avec leurs antécédents antiques. On apprécie également cette subtile contextualisation de la pratique du mécénat qui nuance la posture du poète-courtisan : S. de Beer étudie précisément la virtuosité du poète dans la réélaboration magistrale des modèles antiques, elle montre sa capacité d’invention et son immense culture qui font de lui un compagnon indispensable de plusieurs princes du temps. Elle fait apparaître en retour combien les hommes de pouvoir sont soucieux d’être impliqués dans cette entreprise humaniste et de bénéficier de représentations poétiques qui les inscrivent dans la filiation des héros de l’histoire antique ou plus largement dans celle des anciens Romains lettrés. À ces qualités scientifiques de l’ouvrage, s’ajoute le talent de l’auteure pour raviver cette figure originale d’un homme issu d’un milieu social plus que modeste et qui réussit, par son talent et par sa maîtrise des studia litterarum, à fréquenter les personnages les plus puissants de son temps mais aussi les plus illustres par leur savoir, tels le Cardinal Bessarion ou Pomponio Leto, pour se hisser dans les hauts degrés de la carrière ecclésiastique.