Comme le suggèrent déjà le titre ainsi que la collection, et comme les auteurs le précisent dans leur Avant-propos (p. 1), ce livre est une introduction à la lecture des œuvres très fragmentaires des philosophes présocratiques et s’adresse à des lecteurs débutants. Outre les trois éditeurs scientifiques, sept autres spécialistes ont collaboré à l’ouvrage, qui est divisé en deux parties.
Formée de quatre chapitres, la première partie, de portée méthodologique et historique, entend montrer les conditions très particulières que doit prendre en considération l’étude de ces penseurs anciens et le travail de critique qu’impose l’évaluation des témoignages qui nous les font connaître. Dans un premier chapitre introductif, L. Brisson et G. Journée rappellent le rôle décisif joué par H. Diels et son disciple W. Kranz dans la collecte des fragments et des témoignages biographiques ainsi que doxographiques relatifs à ces penseurs. C’est toujours leur édition Die Fragmente des Vorsokratiker, plusieurs fois revue et augmentée, qui reste la base de nos études, même si elle est à certains égards dépassée. Les auteurs du chapitre soulignent aussi, à juste titre, l’inadéquation de l’étiquette « présocratiques », aussi bien sous le rapport de la chronologie qu’en considération des courants philosophiques. L’attention est attirée sur les ambiguÏtés de la notion de fragment et sur le contexte limité, quand il en est, que fournit l’édition de Diels-Kranz, sur la prudence aussi qu’appelle à son tour l’exploitation des sources doxographiques. Deux autres séries de questions clôturent le chapitre : quelle image du développement de la pensée présocratique la tradition donne-t-elle, quels penseurs Diels a-t-il accueilli dans le corpus de ses présocratiques et dans quel ordre les présente-t-il ? Suit une bibliographie sélective, comme on en trouvera à la fin de tous les autres chapitres.
L’exposé qui suit cette remarquable initiation à une démarche critique, que l’on doit aussi à L. Brisson, explique pourquoi Diels a fait place à une série de poètes au début de son recueil. Le développement donne lieu notamment à une intéressante comparaison entre deux traditions théogoniques, le modèle hésiodique et le modèle orphique, qui tracent le champ poétique dans lequel ont pris racine les premiers systèmes philosophiques de la Grèce. Intitulé « Les présocratiques et la technique », le chapitre suivant, que signe G. Cambiano, montre trois modalités de la présence des techniques ( tekhnai) dans les préoccupations de ces penseurs : elles sont pour eux sources d’analogies et de comparaisons, ils leur font une place de choix dans l’histoire de la civilisation, et il y a celles enfin qu’ils ont eux-mêmes pratiquées. Cette approche originale est assez inattendue parce que, d’habitude, et non sans quelque exagération peut-être, on insiste plutôt sur l’apparition, chez les présocratiques, d’un savoir recherché pour lui-même. Mais on peut se demander s’il n’y pas ici, à l’inverse, une surévaluation de l’importance du savoir technique, quand on lit, par exemple, que « c’est en définitive du caractère central du savoir-faire technique dans l’organisation humaine que leur pensée témoigne » (p. 45). Reste un dernier chapitre, dû à G. Nadaff et traitant de l’ historia comme genre littéraire dans la pensée grecque archaïque. L’auteur s’interroge d’abord sur l’origine et le sens du mot et passe ensuite en revue les genres de recherche les plus importants associés à ce terme ; parmi eux se trouve l’ historia peri phuseôs, la « recherche sur la nature », qui intéresse au premier chef les présocratiques, à côté de l’usage qu’en font aussi les historiens et les médecins.
La seconde partie de l’ouvrage, faite de dix chapitres, est entièrement consacrée à une revue des figures de proue de la pensée présocratique. Sans surprise, sept individualités ont droit à un chapitre entier, de Pythagore (II, L. Brisson) à Démocrite (IX, C.C.W. Taylor) en passant par Xénophane (III, L. Brisson), Héraclite (IV, J.-F. Pradeau), Parménide (V, Denis O’Brien), Anaxagore (VI, A. Macé et A.-L. Therme), et Empédocle (VII, A.-L. Therme). Trois chapitres sont pluriels : le premier réunit les trois représentants de l’École de Milet, Thalès, Anaximandre et Anaximène (J. Laurent et J.-F. Pradeau), le second évoque les sophistes et retient les figures de Protagoras, de Gorgias et d’Antiphon, ce qui surprend car, souvent, c’est Prodicos qu’on choisit pour former un trio (VIII, J.-P Pradeau), le troisième est voué aux pythagoriciens, l’étude portant essentiellement sur la validité des sources qui les font connaître et non sur leurs doctrines (X, L. Brisson).
Ces exposés, qu’il serait trop long de résumer, témoignent d’une compétence éprouvée ; ils font constamment référence aux textes anciens et sont rédigés avec clarté. Ce n’est pas dire que, sur le fond, tous emporteraient une complète adhésion, mais pareille discussion ne peut trouver place ici. Qu’il me soit simplement permis de faire une remarque touchant la préoccupation didactique affichée par les éditeurs scientifiques, mais qui n’apparaît pas toujours à l’avant-plan. Voici deux cas justifiant peut-être cette réserve. L’un concerne Pythagore et les pythagoriciens. Dans le chapitre consacré au penseur de Samos, on a droit à un long et savant exposé sur les traditions relatives à sa vie et à ses activités. La conclusion à laquelle il aboutit est que « le manque d’informations rend impossible toute tentative pour décrire sa pensée » (p. 106 : « La doctrine de Pythagore : une absence »). Et il n’en va pas autrement des penseurs présocratiques qui se situent dans sa lignée et dont il est question entre autres dans le dernier chapitre ; rien n’y est dit non plus dès lors de leurs conceptions. L’auteur se défend de verser dans l’hypercritique. Soit, mais si l’on devait adopter la même rigueur critique dans le traitement des autres présocratiques, on peut se demander si le présent volume ne devrait pas être écourté d’au moins une moitié, car il est bien peu de penseurs préclassiques qui font l’objet de témoignages anciens aussi nombreux que les pythagoriciens, en l’occurrence Xénophane, Héraclite, Ion de Chios, Empédocle peut-être, Démocrite, Platon et, très abondamment, Aristote. L’intransigeante réserve que s’impose l’auteur fait que le lecteur débutant, en parcourant ces deux chapitres érudits, n’apprend rien des conceptions philosophiques qu’a développées cet important courant de pensée. Eût-il été incongru d’en faire état, fût-ce sous la forme de prudentes hypothèses ? Heureusement, la bibliographie fait référence à des études qui méritent crédit, comme ce récent ouvrage de C. Riedweg, Pythagoras. His Life, Teaching, and Influence (Ithaca / London, 2005) (cf. mon compte rendu dans Kernos, 19 [2006], 489-92). On peut regretter que la bibliographie qui clôture le chapitre consacré à Parménide ne manifeste pas la même ouverture ; elle ne connaît guère, en effet, que les études personnelles de l’auteur dont la présente contribution roule tout entière sur une interprétation, fine et originale, de notions centrales du poème parménidien. Un lecteur débutant attend qu’on lui signale, le cas échéant, d’autres interprétations également dignes d’attention, comme le sont, pour me limiter au domaine francophone, celles de N. Cordero et de L. Couloubaritsis, qui ne sont pas restées inaperçues.
Reste que cet ouvrage, par ses mises en garde méthodologiques, ses exposés synthétiques et ses informations bibliographiques, est de nature à intéresser et à guider efficacement les incipientes dans leur découverte des précurseurs de la philosophie, comme il procurera aussi aux progredientes le plaisir d’un nouveau et fécond retour aux sources. Il ne comporte pas de chapitre conclusif, mais bien un « index des témoignages et fragments des présocratiques », fort de 25 noms.