La préface expose explicitement le but du livre et la méthode pour y parvenir : le but est une contribution à la connaissance de la santé, de la maladie et de la médecine dans le monde romain. La méthode consiste à s’appuyer pour cela sur la culture matérielle en parcourant sites, musées, chantiers archéologiques à la recherche de témoignages concrets sur les maladies et les accidents dont a pu être victime l’homme romain et sur la façon de les soigner. Parmi ces témoignages concrets figurent en bonne place les restes humains dont l’analyse est désormais soumise aux méthodes d’investigation les plus récentes et les plus performantes comme le scanner ou la recherche de l’ADN.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, une telle étude synthétique de l’histoire matérielle de la médecine antique n’a à ce jour jamais été réalisée. Ce livre est donc une grande première et mérite d’être salué dans la mesure où il représente parmi les publications récentes une des études les plus utiles non seulement pour notre connaissance de la médecine romaine mais aussi, et peut-être surtout, pour notre approche de l’homme romain et de ses conditions de vie (et de mort).
Une initiative particulièrement heureuse consiste à avoir fait appel, au fil du texte et en fonction des domaines traités, à des spécialistes de très haut niveau rompus à la technique de l’application de l’archéologie à l’histoire, qu’il s’agisse de papyrologie, d’instruments médicaux, de cachets d’oculiste, de paléopathologie, de paléoparasitologie, de botanique ou encore de sémantique médicale.
D’autres initiatives sont tout aussi heureuses, comme celle des sept annexes qui figurent à la fin de l’ouvrage pour donner des informations complémentaires sur le lexique (ancien et moderne), l’instrumentum des médecins romains (Frédérique Biville), les grands médecins et encyclopédistes, une utilisation pédagogique possible des cachets à collyres (Muriel Labonnelie-Pardon), la façon de reconnaître un faux médical, un aperçu bibliographique des médecines religieuse et magique (domaine non traité dans le livre) et, last but not least, un très séduisant aperçu botanique (Valérie Bonet) accompagné de clichés en couleurs visant à l’identification des plantes actuelles derrière les phytonymes grecs et latins. A ces annexes s’ajoutent un index général (mots médicaux et médico-historiques, français et latins) ainsi qu’une très riche bibliographie qui, bien que s’étendant sur plus de vingt-cinq pages, est limitée, comme le précise l’auteur, au sujet principal de l’ouvrage, à savoir les réalités médicales concrètes. Les renseignements périphériques, comme le précise également l’auteur, figurent dans les notes en bas de pages.
Le chapitre 1 a pour titre « La culture médicale écrite, de la Grèce à Rome ». Le livre commence donc par un exposé, forcément succinct, de la littérature médicale grecque et latine qui conduit le lecteur d’Hippocrate à Galien en passant par Alexandrie et la littérature médicale en latin. Sous le titre « Le médecin et le livre », ce survol se poursuit sous la plume de Marie-Hélène Marganne par une ample présentation de la place du livre dans la pratique du médecin.
Le chapitre 2 « Lieux pathogènes, environnement et archéologie du paysage » étudie la relation entre des lieux précis et des maladies endémiques ou épidémiques, en commençant par la fièvre des marais (paludisme) dans des lieux comme les Marais Pontins, certains quartiers de Rome ou encore des sites impaludés du Sud de l’Ombrie. Suit la description de la progression de la peste (variole ?) dans l’Empire de Marc-Aurèle.
Sous le titre « Conditions de travail. Accidents et maladies, De l’atelier artisanal au grand chantier », le troisième chapitre nous présente un tableau saisissant des effroyables conditions de travail de certaines professions et de leurs répercussions sur la santé des ouvriers. Le cas des foulons est particulièrement impressionnant. Il est décrit à partir des découvertes archéologiques d’ateliers de foulonnage notamment à Arlon, Barcelone et Rome (Casal Bertone). Des foulons on passe ensuite aux mineurs dans les carrières du Mons Claudianus (Egypte), les mines de Vipasca (Portugal) ou celles de Beauport (Angleterre). Les conditions de travail peuvent y être encore pires pour la santé que dans les ateliers de foulons à en juger par le témoignage de Galien à la suite de sa visite aux mines de chalcite (vitriol de cuivre ?) de Chypre. Est enchâssée dans ce chapitre une étude de Christiane Kramar sur ce que l’examen du rachis de nos ancêtres (nécropoles d’Avenches en Suisse) peut nous apporter comme informations. Le chapitre 4 « Hygiène, santé et parasites » s’intéresse à une question longtemps ignorée de l’archéologie classique : l’omniprésence dans les tombes, les maisons, les greniers, les latrines de nombreux parasites végétaux et animaux. Comme le notent les spécialistes en paléo-parasitologie qui ouvrent ce chapitre (de Bailly-Dufour-Bouchet), l’étude des parasites anciens fournit des informations utiles sur les maladies, les pratiques alimentaires et funéraires, les cultures et leur évolution ou encore l’environnement de l’homme romain. On a retrouvé la trace de parasites, qui peuvent être transmetteurs de zoonoses dangereuses pour l’homme, dans des restes d’animaux familiers, de pain, de fromage, mais aussi de restes humains. C’est ainsi que l’étude de quelque 250 squelettes d’habitants d’Herculanum qui ont tenté en vain de fuir leur cité lors de l’éruption du Vésuve a révélé que près d’un individu sur cinq était porteur de lésions compatibles avec une maladie parasitaire, la brucellose (fièvre de Malte). Mais les parasites infectant l’homme pouvaient aussi ne pas être d’origine alimentaire, comme les poux des cheveux dont on a retrouvé les lentes sur de nombreux peignes romains. Ce chapitre contient un encart par Christiane Kramar, « Les dents, mémoire de notre passé », qui montre comment la paléopathologie dentaire (malformations, usure, dépôts de tartre, caries, parodontopathies) permet de reconstituer en partie du moins, l’histoire personnelle des individus (troubles endocriniens, problèmes infectieux, habitudes alimentaires etc.).
Le titre du chapitre 5 « Le paradoxe des bains romains » indique bien qu’il s’agira d’une sorte de contre-exemple à l’image traditionnelle des bains romains qui passent pour des lieux de repos, d’amusement et d’hygiène. A quelques exceptions près, ce sont essentiellement des témoignages littéraires qui vont être sollicités dans ce chapitre pour nous donner un aperçu souvent peu engageant de l’hygiène qui régnait en ces lieux : pollution intérieure et extérieure due aux énormes quantités de bois nécessaires au chauffage, nettoyages aléatoires, comportements inadéquats comme celui d’utiliser le strigile dans le bain, d’abandonner des objets tels que chaussures ou épingles à cheveux et même de la nourriture, d’y pratiquer des traitements à l’aide d’huiles, de poudres et d’onguents divers, tout cela transformant l’eau, dont le renouvellement est problématique, en un redoutable bouillon de culture.
Dans le chapitre 6 « Où exerce le médecin romain ? », il est question des lieux dans lesquels s’exerce la pratique médicale. En ce qui concerne l’existence de « cabinets » médicaux, les évidences archéologiques sont minces car, comme le dit si bien Gourevitch à propos de Galien, l’activité du médecin est peu visible archéologiquement. Très souvent, comme à Pompéi, on a baptisé « casa del chirurgo » ou « casa del medico » des maisons dans lesquelles on a retrouvé un certain nombre d’instruments médicaux et chirurgicaux. Mais il n’existe aucune preuve décisive qu’il s’agisse bien là de la destination de la maison. En outre, la plupart des découvertes dans les cités vésuviennes ont été faites à des époques où la rigueur n’était pas la qualité première des fouilleurs. Une exception pourtant : la « domus del chirurgo » de Rimini, incendiée au 3e s., qui a été fouillée dans les règles de l’art depuis 1989 et a livré un extraordinaire ensemble d’instruments médicaux (cf. chap. 7). Il semble assuré qu’un médecin chirurgien y vivait et y recevait des patients. Quant aux lieux de soins collectifs ( valetudinaria), qu’il s’agisse des hôpitaux dans les camps militaires, des infirmeries pour esclaves dans les grands domaines agricoles ou des infirmeries pour gladiateurs comme celle de Pergame où a exercé Galien, là aussi les évidences archéologiques ne sont pas nombreuses, et lorsqu’elles existent, comme pour les camps militaires, leur interprétation reste sujette à discussion.
L’essentiel du chapitre 7 « Instruments et spécialités » est fait des contributions de trois spécialistes faisant autorité. Tout d’abord, à partir de la pince dentelée marquée du nom d’Agathangelus découverte à Pompéi, Ernst Künzl cherche à établir une traçabilité des instruments médicaux, non à partir d’une estampille ou d’une signature car d’ordinaire ils en sont dépourvus, mais en se fondant sur des parentés de style, de forme, d’alliages. Plus loin, il s’attache au décor de ces instruments, une caractéristique relativement rare. Quand ce décor existe, il est souvent raffiné : il consiste en incrustations de filets d’or ou d’argent, de points ou de cercles, ou encore de feuillage de vigne ou de lierre ornant le manche du scalpel ou des pinces. Ralph Jackson de son côté présente les instruments venus au jour lors des fouilles exemplaires conduites dans la « domus del chirurgo » de Rimini. On y a exhumé plus de 150 instruments, soit plus du double de ce qu’on connaissait jusque-là dans tout l’Empire romain, scalpels, pinces, crochets, aiguilles, sondes, trépans permettant une vaste gamme d’interventions chirurgicales y compris dentaires. Une dernière partie du chapitre, confiée à Muriel Labonnelie-Pardon, étudie les pierres sigillaires qui servent à estampiller les remèdes à travers les trois cachets à collyres conservés au Musée historique de Berne. Les textes qu’ils portent relèvent d’un style formulaire préétabli : d’abord un nom propre au génitif (l’inventeur ou l’utilisateur du cachet) suivi du nom du remède avec parfois un qualificatif publicitaire, en l’occurrence « aniceton » que l’on pourrait traduire par « souverain » ; pour terminer est mentionnée l’indication de ses vertus, par exemple qui favorise la cicatrisation ou l’acuité visuelle, qui combat le larmoiement ou la suppuration. Ces cachets semblent accréditer l’hypothèse d’une production en série destinée à des praticiens spécialisés dans les affections oculaires.
Le chapitre 8 « Les remèdes et leurs contenants » est le plus long de l’ouvrage et est entièrement de la plume de Danielle Gourevitch. Les plantes constituent l’essentiel de la pharmacopée à disposition du médecin romain. Leur usage se fonde à la fois sur des connaissances empiriques et sur des croyances magiques. Ce chapitre traite donc d’abord des simples parmi lesquelles la célèbre triade anesthésique pavot, mandragore et jusquiame. Puis il aborde la notion de médicaments composés, par exemple la fameuse thériaque, et leur préparation souvent compliquée (broyage et crémation). Viennent ensuite l’estampillage des médicaments (les sceaux pharmaceutiques), les cachets à collyres, la composition des collyres et leur répartition géographique qui fait problème (pourquoi essentiellement dans l’Occident romain ?) et, pour finir, les médicaments mous et liquides et la question de leurs contenants qui peuvent être de formes et de compositions variées (verre, métal, bois, terre).
Le livre se termine avec le chapitre 9 « Intervention et non-intervention. Succès et échecs » qui donne une série de réponses à la question que le public ne manque jamais de poser lors de conférences sur ces sujets : quelle est l’efficacité de cette médecine ? Ces réponses se fondent essentiellement sur l’examen de squelettes exhumés dans des nécropoles. Naissances, avortements, pathologies de la petite enfance, accidents de la vie active, trépanations médicales, blessures au combat (gladiateurs), tout cela a laissé sur les squelettes des traces des succès et des insuccès de cette médecine sur l’efficacité de laquelle, pour reprendre les termes de l’auteur, il faut se garder de tout triomphalisme mais aussi de tout catastrophisme.
Ce livre est très richement et très pertinemment illustré. Il s’appuie sur une érudition de haut niveau que Danielle Gourevitch a su rendre accessible et même plaisante, montrant la nécessaire complémentarité entre archéologie et documents littéraires (et cela ne vaut pas que pour la médecine). Non seulement il accompagnera désormais tout chercheur dans le domaine de la médecine romaine, mais il sera aussi source de découverte et d’enrichissement pour quiconque s’intéresse à l’histoire de l’homme antique.