Le présent compte-rendu n’est pas le travail d’une helléniste, mais d’une assyriologue qui s’intéresse à des thématiques similaires dans les textes cunéiformes de la Mésopotamie ancienne. Il n’y aura donc pas de remarques sur le grec ou la traduction des textes anciens. Adeline Grand-Clément nous propose ici une vaste enquête sur les couleurs dans la Grèce archaïque, fruit de ses recherches de doctorat. Sujet novateur et porteur, la perception des couleurs dans l’Antiquité et les discours des Anciens s’y rapportant ont invité l’auteure à élargir ses travaux à l’ensemble des phénomènes sensoriels (le toucher, le son, les fragrances…). D’où le sous-titre donné à cette monographie. Malgré les difficultés constituées par la disparité des sources (réparties inégalement dans le temps et dans l’espace), l’auteure souligne l’enjeu majeur d’un tel sujet dès les premières lignes : les couleurs – et l’attribution de celles-ci à certains objets ou entités – ne sont en rien un phénomène universel. Elles sont le témoignage de concepts culturels et sociaux, propres à chaque culture. La mer est pourpre chez Homère. L’auteure a cherché à retrouver les catégories de pensée des Grecs, leur façon de percevoir le monde sensible, intéressée surtout par l’expression de la sensibilité collective et non individuelle.
Le premier chapitre offre une historiographie de la recherche autour des notions de «couleur» et de «coloration» dans différents champs disciplinaires, entre l’Antiquité (avec les présocratiques notamment) et l’époque moderne (Newton). Si, sur le plan de l’optique, on est en mesure d’individualiser chaque couleur (en quantifiant les trois variables qui la composent – la teinte, la saturation et la luminosité –), il n’en est pas de même sur le plan du lexique, surtout celui antique, qui considère la couleur, non comme une matière, mais comme une sensation, voire une expérience. La part de subjectivité est donc importante dans l’analyse chromatique, comme l’annonçait déjà l’historien d’art John Gage (p. 28). Le caractère évanescent, fluide et insaisissable de la couleur ne fait que renforcer son lien fondamental avec son support et sa matérialité. Autour de khrôma, dérivé du mot khrôs, terme de l’époque classique pour désigner le phénomène chromatique, la problématique est élargie aux notions de surface et de peau. Le noircissement est une coloration inquiétante et de mauvais augure; le rougissement est associé à l’épanchement de sang; la gamme des rouges traduit visuellement la violence guerrière (pp. 64-5). Les sens accordés aux couleurs font de la coloration un processus intrinsèque et dynamique, au cœur de la sensibilité grecque, et non une simple métamorphose superficielle. Les couleurs entrent en résonnance les unes avec les autres, dans un réseau de correspondances et d’associations.
Le chapitre 2 aborde les mots laissés par les poètes. Le vocabulaire des couleurs se prête à une souplesse et une plasticité qui enrichissent le domaine affectif. Les couleurs font appel aux autres sens: sève et pâleur, végétation, chant du rossignol, couleur et odeur des fleurs… L’enquête témoigne de la sensibilité des Grecs aux notions de brillance, de chatoiement et de bigarrure. Le chapitre 3 s’interroge sur la pratique des artisans et les données plus proprement techniques et matérielles relatives à la couleur. En proposant une histoire des tekhnai (peinture des vases, de la plastique, travail des métaux et incrustations, tissage et teinte), l’auteure cherche à comprendre les changements (techniques et sociaux) dans le maniement et dans le rôle de la couleur (fonction esthétique, plastique et symbolique).
Dans une perspective politique et sociale, les couleurs sont instrumentalisées, permettant de se distinguer de l’Autre; le corps porte les marques de la différence, visible par la pigmentation (chapitre 4). Le vêtement (chapitre 5) ne fait que confirmer la position dominante de l’élite dans la société: celle-ci «monopolise à son compte les couleurs vives, éclatantes et durables», les emblèmes colorés, les parures éclatantes, et instrumentalise l’or et la pourpre. Dans le chapitre 4, le blanchiment est le signe de la décoloration et le symbole de la vieillesse et de la décrépitude; le blanc est un marqueur sexuel, devenant la couleur des femmes et une norme sociale pour ces dernières. Les étrangers sont nommés par la couleur de leur peau. La couleur est un marqueur social et identitaire fort et a donc une valeur classificatoire, en particulier vis-à-vis de celui que l’on considère comme Autre. Ce sont les «figures marginales» qui en sont marquées (p. 262). Le chapitre 5, développant la couleur (or et la pourpre) et son utilisation par l’élite (parures, vêtements, maquillage), invite à s’interroger sur la perspective esthétique du signe coloré comme plaisir social, soulignant le lien fondamental entre la couleur, la brillance, l’éclat des matières et la vibration chromatique. La couleur distingue également les héros du commun des mortels, grâce à l’éclat et la blondeur.
Une couleur ne prenant sens que dans un contexte de contact avec une autre, l’auteure s’interroge dans son chapitre 6 sur le réseau sémantique et affectif, construit autour des signes chromatiques (rouge, noir, blanc) et sur les usages des couleurs dans les rites (pp. 368-396): funérailles (passer du noir au pourpre), les purifications (le feu, le blanc et la pourpre), mais aussi les couleurs qui marquent les rites de passage (comme le mariage). Les couleurs participent à la construction du monde divin et sa distinction: les épithètes témoignent de l’éclat du corps des dieux (avec l’usage de l’or notamment), Athéna a le regard bleu clair ou brillant glaukos.
Le dernier chapitre est consacré à la polychromie et au terme particulièrement riche de poikilia : la bigarrure, cet éclat chatoyant des couleurs, dans la parure notamment, invitant à penser le monde dans sa pluralité, caractéristique de la sensibilité archaïque (p. 418). Ce chapitre est l’occasion pour l’auteure de faire le point sur l’historiographie de ce terme, et d’interroger ses multiples réalités: données littéraires, lexicographiques mais aussi techniques (peinture, orfèvrerie, métallurgie…), animales (pelages, plumages et écailles). On a alors une image particulièrement harmonieuse et unique de cette polychromie, témoignage de la diversité riche et féconde du monde, pensé comme un textile (coloré, contrasté mais équilibré et harmonieux, p. 452).
La conclusion, un peu trop brève par rapport aux immenses champs abordés, rappelle la complémentarité des sens et souligne l’aspect vivant et bariolé de cette civilisation ancienne de la Grèce archaïque.
Si le vocabulaire demeure une source indéniable de renseignements, l’auteure ne se limite pas à une enquête lexicographique, mais développe le phénomène couleur dans toutes ses réalités, questionnant alors les matières, les supports, les vêtements, mais aussi les peintures, les teintures, les pigments et les techniques maîtrisées (ou non) en Grèce ancienne. Elle fait dialoguer les données tirées des œuvres littéraires (Homère, Eschyle, Pindare, Hésiode…), aux données plus proprement archéologiques: les matières utilisées pour produire telle ou telle couleur, les pratiques artisanales…
L’auteure inscrit sa démarche dans une perspective comparatiste, en ponctuant sa réflexion d’exemples tirés d’autres sphères culturelles: le Mexique est également convié dans cette enquête, à travers la récente thèse d’Elodie Dupey Garcia, portant sur les couleurs chez les Aztèques.
Peu de sujet semble avoir échappé à l’auteure, et chacune des thématiques est traitée avec un grand souci de précision, au risque d’entraîner quelques répétitions. Mais ces répétitions sont là pour donner plus de clarté et offrir au lecteur toutes les cartes en main pour la compréhension d’un développement. L’ouvrage reste particulièrement bien écrit, agréable à lire et très complet: les trente-deux planches couleur sont d’excellente qualité; l’ouvrage est complété par un index des sources et deux autres thématiques (termes grecs relatifs à la couleur et index général) qui faciliteront la lecture à tous, en particulier aux comparatistes, venant d’autres champs culturels.
Le lexique des couleurs s’ouvre aux autres sensations, enrichissant la dimension symbolique et affective des mots: poikilos renvoie à des contrastes de couleur, de textures et de formes et non à une nuance; aiolos associe les notions de lumière, de vitesse et de mouvement. Les produits cosmétiques – baumes et huiles appliquées sur la peau – supposent le contact et le mouvement, notions fondamentales pour la couleur. L’émerveillement face à un produit ou un objet ne se limite pas à l’appréciation de son aspect coloré, mais, au contraire, sollicite l’ensemble des sens de la perception. La synesthésie, lorsque les sens se mêlent et se confondent, crée l’irrésistibilité du pouvoir de la séduction. Les anthropologues des mondes anciens ne pourront qu’être sensibles aux diverses remarques formulées sur la synesthésie: lumière, bruit et mouvement se mêlent, faisant alors écho aux travaux d’Eléna Cassin sur la splendeur divine en Mésopotamie.1 On regrettera peut-être que ces remarques soient dispersées dans tout l’ouvrage, ne permettant pas au lecteur d’avoir une image claire de ce mélange des sens et des pluralités de ses emplois. Qu’en est-il des stratégies rituelles sensorielles dans les scènes de rencontre avec le divin? Si l’association de différents matériaux comme les métaux produit un effet de polychromie indéniable, quelle est la logique d’utilisation des objets dans les sanctuaires en fonction des autres effets produits (couleur, mais aussi sons, odeurs…)?
Plus de cinquante ans après les travaux de Louis Gernet sur le terme porphureos «pourpre», cette brillante et passionnante étude montre bien à quel point le chromatisme est un sujet particulièrement fécond, permettant de comprendre davantage en quoi les Grecs sont «autres» (p. 16) ou pour penser les Grecs autrement. Cet ouvrage s’inscrit dans une perspective de recherche tout à fait actuelle: ces dernières années, grâce aux travaux en anthropologie des sens (Constance Classen, David Howes, David Le Breton entre autres 2), les phénomènes sensoriels et affectifs reviennent sur le devant de la scène des études historiques (Alain Corbin, Michel Pastoureau, Jean-Pierre Gutton 3), faisant écho presque un siècle après à ce que suggérait Lucien Febvre.4 Les sens et les concepts qui leur sont associés remettent en question l’évidence du naturel et de l’universalité des valeurs. Apportant les premiers renseignements sur le monde dans lequel l’individu évolue, les sens sont aussi un moyen de comprendre et d’appréhender l’environnement, dépassant le cadre simple de l’état physique passif et individuel: «Érigé entre ciel et terre, souche identitaire, le corps est le filtre par lequel l’homme s’approprie la substance du monde et la fait sienne par l’intermédiaire des systèmes symboliques qu’il partage avec les membres de sa communauté».5
Entre l’intime et le codifié, l’intériorisation et le partage, la perception est un prisme par lequel les membres d’une société donnent du sens au monde qui les environne, le traduisent, l’interprètent et se l’approprient.
Notes
1. Elena Cassin, La splendeur divine. Introduction à la mentalité mésopotamienne, La Haye—Paris: Monton and Co, 1968.
2. Constance Classen, «Foundations for an Anthropology of the Senses», International Social Science Journal 49/153 (1997), pp. 401-412; David Howes, Sensual Relations. Engaging the Senses in Culture and Social Theory, Ann Arbor: University of Michigan Press, 2003. David Le Breton, La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris: Métailié, 2006.
3. Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIII e – XIX e siècles, Paris: Seuil, 1982; du même auteur: «Histoire et anthropologie sensorielle», Anthropologie et Sociétés 14/2 (1990), pp. 13-24; Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIX e siècle, Paris: Flammarion, 1994. Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire, Le nœud gordien, Paris: Presses Universitaires de France, 2000. Michel Pastoureau, Bleu, Histoire d’une couleur, Paris: Seuil, 2000; du même auteur, Noir, Histoire d’une couleur, Paris: Seuil, 2008.
4. Lucien Febvre, «La sensibilité et l’histoire : comment reconstituer la vie affective d’autrefois?», Annales d’histoires sociales 3 (1941), pp. 221-238.
5. David Le Breton, La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris: Métailié, 2006, p. 15.