Le public savant associe a priori peu Madame Dasen, connue pour ses travaux sur des sous-populations gréco- romaines négligées par le mainstream des études classiques (nains, couples gemellaires), avec le Proche Orient des second et premier millénaires. Sa recension du livre de Stephanie Budin consacré à l’iconographie levantine, mésopotamienne, iranienne et chypriote du couple parent-enfant, essentiellement la mère et son bambin, 1 ne contrarie guère cette impression. En effet, le thème y est traité comme s’il appartenait aux études sur la maternité et l’enfance, ce qui est contestable,2 et sans grand respect pour la périodisation choisie ni familiarité évidente avec les cultures concernées. La chronologie importe ici beaucoup : Dasen ne paraît pas comprendre que Budin envisage ce tout à peu près cohérent qu’était l’âge du Bronze, certes en ne se privant pas toujours de porter son regard sur le début du premier millénaire mais sans pratiquer un amalgame qui serait hasardeux entre les traditions iconographiques égyptiennes, levantines ou mésopotamiennes et la littérature d’un âge postérieur (Homère, Bible hébraïque, traditions mythiques grecques). Le reproche fait aux Images… de n’avoir pas abaissé leur terminus ad quem de manière à inclure davantage de documentation gréco-romaine, manque donc de pertinence.3 Le caractère à peu près exclusivement classique, et hellénocentré, des notes bibliographiques, témoigne, quant à lui, du décentrage doxographique de la recension par rapport à son objet. Budin a choisi de minorer l’érudition secondaire au fil de notes succinctes et relativement peu nombreuses ; loin de contrebalancer cette philologie abrégée en esquissant le consensus des historiens de l’art et des assyriologues spécialistes d’histoire sociale ou des mentalités, le compte rendu évite toute contextualisation.4 Dans le flou doxographique ainsi produit, Dasen agite contre Budin le spectre de l’hétérodoxie avec un manque de scrupules dont on ne sait s’il trahit plus son ignorance ou sa partialité. L’absence de statut de la mère dans la documentation rassemblée par le livre y était justifiée de manière négative ; la recension lui cherche une explication positive, ce qui démontre une méconnaissance de l’anthropologie mésopotamienne et levantine. La répartition générique des rôles suffisait le plus souvent à la femme dans ces civilisations,5 sauf à occuper des fonctions religieuses.6 Dasen se méprend non moins lourdement en taxant de ‘renversement provocateur’ l’application à la figure picturale de la mère nourricière du schème distinguant les genres socio-culturels des sexes physiologiques. Or il n’y a rien de moins provocateur, dans les études sur la sexualité gréco-romaine et orientale, que le constructionisme social — c’est au contraire son refus pour la kourotrophie qui exige une apologie en règle. Budin a eu le mérite de replacer sous les feux de la rampe le caractère androcentrique affirmé de la conception chez les peuples du cunéiforme ; plutôt que de donner dans l’anachronisme en brandissant les notions grecques en matière de reproduction, Dasen aurait dû alléguer le traitement réservé par les textes légaux et para-légaux hittites, mésopotamiens et israélites au viol et à l’enlèvement des femmes.7 Il est en effet révélateur que le débat contemporain autour de la première de ces déviances se focalise sur la nature de crime sexuel infligé aux femmes en général — viol8 — par opposition à la défloraison destinée à forcer la main au père de la victime — séduction.9 La construction du rôle masculin a beau ne guère changer dans l’une ou l’autre interprétation, le rôle féminin reçoit une lumière tout à fait distincte selon que la femme est agressée sans lendemain ou qu’elle est prise, de manière complice et socialement ritualisée ou admise, par un individu surtout intéressé à devenir son époux et faire souche avec elle.10 On voit comment le statut de la femme dans la famille et le groupe tribal était ce qui importait à l’époque en Mésopotamie — en quoi la kourotrophie maternelle telle que la balisent les Images… aurait-elle dû faire exception ? L’essentialisme anthropologique, en histoire de la sexualité ou des mentalités, apparaît à bon droit conception si datée que son déploiement élenctique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout.
Au total, on est reconnaissant à Dasen de ses peines ; mais la chronique ne rend pas vraiment justice à l’auteur, à son ouvrage et à l’orientalisme en général.
Notes
1. Malgré Dasen, « la figure de kourotrophos (…) n’est pas « almost inevitably female », comme l’affirme l’auteure p. 1, si on ne limite pas la nourriture à l’allaitement ». Rapprochons en effet le birku des textes néo-babyloniens et le genu- / ganu- hittite — le ‘genou’ au sens du ‘giron’ sur lequel le parent hisse son bambin pour le tenir ou le légitimer : H. A. Hoffner, ‘Birth and Name-Giving in Hittite Texts’, Journal of Near Eastern Studies 27, 1968, pp. 198-203 en 201 et note 27 ; J. V. Canby, ‘The Child in Hittite Iconography’, dans Canby, E. Porada, B. S. Ridgway et T. Stech (edd.), Ancient Anatolia. Aspects of Change and Cultural Development in Honor of Machteld J. Mellink (Madison, Wi, 1986), pp. 54-69 en 59 et 68 note 25 ; W. W. Hallo, ‘Sumerian History in Pictures : A New Look at the “Stele of the Flying Angels”’, dans Y. Sefati (ed.), ‘An Experienced Scribe Who Neglects Nothing’. Ancient Near Eastern Studies in Honor of Jacob Klein (Bethesda, ML, 2005), pp. 142-162 en 149 = Hallo, The World’s Oldest Literature. Studies in Sumerian Belles-Lettres (Leyde and Boston, 2010), pp. 471-492 en 478-479.
2. Les Images… participeraient du « vaste mouvement de regain d’intérêt pour l’histoire de l’enfant dans l’Antiquité » dont Dasen est l’une des figures majeures. Le Forschungsbericht compilé par Budin, pp. 2-3, montre assez que les attaches historiographiques du thème, et du livre, se situent ailleurs.
3. Dasen déplore chez Budin des « raccourcis caricaturaux, notamment en faisant l’économie du discours biologique et médical antique » (i.e. gréco-romain) : on aurait apprécié que le compte rendu nous expliquât comment la médecine sumérienne, babylonienne ou hittite, et pas seulement celle des Grecs puis des Romains, concevait la conception — H. Behrens, Enlil und Ninlil. Ein Sumerischer Mythos aus Nippur (Rome, 1978), pp. 133-138 ; M. Stol, Birth in Babylonia and the Bible. Its Mediterranean Setting (Groningen, 2000), pp. 5-8 ; G. M. Beckman, Hittite Birth Rituals (‘Second Revised Edition’, Wiesbaden, 1983), pp. 17-19. Dasen considère aussi qu’« il aurait été utile d’inclure plus largement d’autres catégories de documents apparentés, comme les représentations de femmes enceintes, d’accouchements ou de divinités protectrices et nourricières comme le dieu Bès, afin d’appréhender dans sa globalité le phénomène de la maternité et de ses acteurs » — mais justement, Budin ne traitait pas de la maternité per se.
4. Sauf dans l’intérêt de sa polémique, ainsi pour la vieille lune historiographique de la ‘Grande mère’ ou pour la théorie postulant une variante cananéenne de déesse nourricière (dont les défenseurs sont nommés, mais pas les travaux ; un fort coefficient d’incertitude s’attache aux trouvailles alléguées en ce sens, cf. M. D. Fowler, ‘Excavated Figurines : A Case for Identifying a Site as Sacred ?’, Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft 97, 1985, pp. 333-344 en 334-335). Dasen évoque aussi Eve ‘pourvoyeuse de vie’, sans nuance malgré le basique Dictionary of Deities and Demons in the Bible (‘Second, Extensively Revised Edition’, Leyde, Boston and Cologne / Grand Rapids & Cambridge, 1999), pp. 416-417 (N. Wyatt). Enfin, on nous enjoint de croire que « Stephanie L. Budin clot sa démonstration sur une absence : « Perhaps, if we want to find icons of human fertility in the ancient Levant, we would be better off looking at images of males », mais ces représentations font défaut … » ; Dasen songe à l’absence d’images ithyphalliques dans l’art mésopotamien, lequel focalisait son intérêt génital sur la vulve (Z. Bahrani, Women of Babylon. Gender and Representation in Mesopotamia [Londres, 2001], p. 65), mais quid de l’homme-taureau mésopotamien, icône de fécondité (J. Aruz, ‘Power and Protection : A Little Proto- Elamite Silver Bull-Pendant’, in E. Ehrenberg (ed.), Leaving No Stone Unturned. Essays on the Ancient Near East and Egypt in Honor of Donald P. Hansen [Winona Lake, Ind, 2002], pp. 1-14 en 10 sqq.) ? Quid des références scripturaires aux luxurieux El (’Ilu), Baal, et aux ithyphalliques Min, Onuris ?
5. Cf. J. Asher-Greve, ‘Decisive Sex, Essential Gender’, in S. Parpola et R. M. Whiting (edd.), Sex and Gender in the Ancient Near East. Proceedings of the 47th Rencontre Assyriologique Internationale (…) (Helsinki, 2002), I, p. 11-26 en 14 « already at birth sex was associated with social consequences by future physical qualities and gendered roles ; a son envisioned strong and a hero, a daughter indirectly a homemaker and ‘sexy’ » ; M. Malul, Knowledge, Control and Sex. Studies in Biblical Thought, Culture, and Worldview (Tel Aviv and Jaffa, 2002), pp. 347-376, surtout 369 sqq. ; S. C. Melville, ‘Neo-Assyrian Royal Woman and Male Identity : Status as a Social Tool’, Journal of the American Oriental Society 124, 2004, pp. 37-57 en 53-58 ; etc.
6. Durant la période 3100-2400, Asher-Greve, Frauen in altsumerischer Zeit (Malibu, 1985), pp. 157- 158, signale la prédominance écrasante, dans les attestations de noms de femme, des prêtresses ( naditu s) et fonctionnaires cultiques, soit la preuve que la maternité de la femme mariée ne constituait en rien une étiquette sociale, un marqueur statutaire, dignes de commémoration.
7. Pour l’enlèvement / subornation de la femme par un prétendant, J. Fleishman, ‘Shechem and Dinah — in the Light of Non-Biblical and Biblical Sources’, Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft 116, 2004, pp. 13-32 en 14-19 et 21-25, complète S. Jackson, A Comparison of Ancient Near Eastern Law Collections Prior to the First Millenium BC (Piscataway, NJ, 2008), pp. 153-154. Concernant les attentats sexuels, survol commode des textes chez S. Scholz, ‘‘Back Then It Was Legal’ : The Epistemological Imbalance in Readings of Biblical and Ancient Near Eastern Rape Legislation’, Journal of Religion and Abuse 7, 2005, pp. 5-35 en 15-28.
8. A. Gadotti, ‘Why It Was Rape. The Conceptualization of Rape in Sumerian Literature’, Journal of the American Oriental Society 129, 2009, pp. 73-82, réfutation convaincante de Scurlock sur les mythes sumériens ‘Enlil et Ninlil’, ‘Inanna et Šukaletuda’ et ‘Enki et Ninhursaga’. Cf. p. 81 : « (…) the cases discussed above were all rapes (…). This is clearly illustrated by the following elements : first, the victim clearly does not consent to the intercourse and as a consequence force (…) is used. This is aggravated in both “Enlil and Ninlil” and “Enki and Ninhursaga,” where the victims are defined either as ki-sikil (tur) or lu2-tur, stressing that they were young and sexually inexperienced, thus making Enlil and Enki’s actions even more reprehensible. Moreover, in all cases, the culprit is punished, although the punishment varies depending on the text. Enlil is exiled, Enki becomes sick, and Šukaletuda is sentenced to death. »
9. J. Scurlock, ‘But Was She Raped ? A Verdict Through Comparison’, Nin 4, 2006, pp. 61-103. « In order to be forced to marry the girl, the “rapist” had to have been acting without the parent’s connivance and in the knowledge that a hasty wedding was a likely result of his actions. It follows that a man who desperately wished to marry a certain woman against the opposition of her parents had a means of forcing the issue. (…) In most cases, the loss of the woman’s virginity was probably sufficient to convince the parents of the necessity of an immediate wedding, but the law did give the girl’s father the option of collecting damages and refusing the marriage, which allowed for a more appropriate punishment of the odd case of actual rape » (pp. 101-102).
10. Contrairement au mariage israélite ou grec, l’union conjugale en Mésopotamie comportait une forte charge sensuelle, voire une réciprocité des sentiments (R. Harris, Gender and Aging in Mesopotamia. The Gilgamesh Epic and Other Ancient Literature [Norman, OK, 2000], pp. 143-145 ; V. Grandpierre, Sexe et amour de Sumer à Babylone [Paris, 2012], chapitre 1; etc).