Francis Cairns travaille depuis plus de 40 ans sur la poésie augustéenne et constitue en ce domaine l’autorité internationale que l’on sait. Son Roman lyric réunit tous les articles et contributions qu’il a publiés sur Catulle et Horace, entre 1969 et 2010, aux Etats-Unis et dans divers pays européens. Il vient compléter un ouvrage sur l’élégie romaine, Papers on Roman Elegy (1969-2003), publié à Bologne en 2008.1 Son Roman lyric se compose de 31 chapitres, qui correspondent à 31 articles ou contributions, dont 3 inédits (chapitres 14, 21 et 29), suivis d’une bibliographie, d’un index locorum et d’un index général. Les chapitres 1 à 10 sont consacrés à Catulle et les chapitres 11 à 31 à Horace. Les chapitres 11 à 14 portent sur les Epodes, les chapitres 15 à 30 sur les Odes et le chapitre 31 sur la satire 1.9. Les deux tiers de l’ouvrage concernent donc Horace, mais ce déséquilibre ne fait que prendre en compte l’importance du corpus horatien dans la lyrique latine. Le lecteur s’étonnera en revanche de trouver dans un ouvrage intitulé Roman lyric un article sur la satire 1.9. Rien ne semble en effet pouvoir rattacher cette pièce à la lyrique, ni son mètre, ni ses thèmes, ni la question abordée par Francis Cairns (savoir si l’emploi de antestari implique ou non qu’Horace accompagne le fâcheux devant le tribunal). A l’intérieur de chaque partie, les chapitres suivent l’ordre des poèmes et non l’ordre de parution des articles. Cette organisation donne une idée de l’objectif de l’ouvrage : il s’agit moins de proposer une rétrospective du travail de Francis Cairns que de constituer, en réunissant tous ces articles, une sorte de guide pour aborder trois œuvres lyriques pour le moins difficiles. Car cet ouvrage pose les principaux enjeux de la lyrique latine et Francis Cairns, de 1969 à 2010, construit peu à peu une réflexion qui frappe par la cohérence de ses méthodes et de ses conclusions.
Dès ses premiers articles et jusque dans ses travaux les plus récents, Francis Cairns suit un certain nombre de principes auxquels le lecteur ne peut qu’adhérer. Il choisit tout d’abord d’opérer des aller-et-retours entre l’étude de détails et la vision d’ensemble, d’alterner les travaux sur un vers, voire sur un mot, et les travaux qui envisagent le même poème comme un tout, voire comme l’élément d’un tout plus vaste qui peut être le genre, le recueil ou le groupe de poèmes. Ainsi le chapitre 5 porte-t-il sur un problème d’établissement du texte dans le refrain du carmen 45 de Catulle, tandis que le chapitre 6 envisage le même poème en l’inscrivant dans la tradition de l’ oaristys, c’est-à-dire dans la tradition du poème de « négociation érotique », qui commence dès l’ Iliade et les Hymnes homériques.2 De la même manière, Francis Cairns a abordé l’épode 2 en la comparant à Tibulle 1.1 pour souligner tout ce que le motif de l’éloge de la campagne doit à la rhétorique et revient quelques années plus tard sur deux mots du vers 16 de la même épode, infirmas ouis, pour montrer tout ce que la lyrique horatienne doit non seulement à Homère mais aussi aux exégèses homériques.3
Un autre principe régulièrement affirmé consiste à privilégier l’hypothèse qui paraît la plus vraisemblable sur le plan poétique. Francis Cairns admet qu’il est souvent difficile de trancher entre plusieurs interprétations possibles, mais choisit systématiquement de retenir celle qui permet d’expliquer de nombreux aspects du poème ou de sa réception. Pour rejeter l’hypothèse selon laquelle l’invitation à Mécène de l’ode 1.20 comporterait des réserves implicites, il fait remarquer qu’en interprétant cette invitation comme un véritable hommage, on donne sens à de multiples détails du poème et à sa filiation avec l’épigramme à Pison de Philodème telle qu’elle a été analysée par Gigante (chapitre 20, p. 213-243, sp. p. 240).4 Il soutient de même qu’il faut voir en Gygès et Astérie des époux parce qu’une telle lecture offre quatre avantages sur le plan poétique : elle fait de l’ode 3.7 la transition idéale entre les odes romaines et les odes personnelles ; elle donne sens aux réécritures que Properce fera du poème ; elle permet de comprendre la place qu’Horace ménage à l’élégie dans l’ode 3.7 ; elle légitime tout à fait le recours au mythe de Pélée et Bellérophon (chapitre 26, p. 350-381).5
Francis Cairns, enfin, envisage souvent le poème au sein d’une longue tradition qui commence avant lui et qui se poursuit après lui, sans jamais oublier que ce qui s’écrira par la suite peut en dire aussi long que ce qui s’est écrit auparavant. Tout à fait exemplaire à cet égard est le chapitre 1 (p. 1-5) dans lequel, pour refuser l’émendation proposée par Bergk au vers 9 du carmen 1 de Catulle ( patroni ut ergo plutôt que patrona uirgo), Francis Cairns s’appuie sur une comparaison avec les odes dédicatoires 1.1 et 2.1 d’Horace et souligne qu’un poète, lorsqu’il veut suggérer que son dédicataire n’est pas son patronus, termine généralement son poème par une invocation à la Muse plutôt qu’au dédicataire.6
Par ces méthodes, Francis Cairns aboutit sur chaque poème à des conclusions qu’il présente avec beaucoup de prudence et de nuances mais qui, ajoutées les unes aux autres, n’en finissent pas moins par dessiner une image précise de la lyrique latine. La lyrique latine est en effet difficile à définir, d’abord parce qu’elle n’a pas beaucoup de représentants, du moins dans les œuvres qui nous ont été conservées, ensuite parce qu’elle prend des formes très variées et que, pas plus que la lyrique grecque, elle ne saurait constituer un genre. Un ouvrage comme celui-ci est donc tout à fait indiqué pour poser les principaux enjeux de la lyrique latine sans tomber dans un systématisme qui la dénaturerait. Les travaux de Francis Cairns montrent tout d’abord que la lyrique latine est une poésie composite, qui se revendique de la lyrique grecque, mais qui mêle aux sources archaïques la tradition alexandrine, en particulier épigrammatique, et la tradition romaine, en particulier élégiaque. Francis Cairns n’est évidemment pas le seul à avoir contribué à cet important dossier, que de nombreux travaux actuels continuent d’augmenter et qui paraît inépuisable. Mais au-delà de l’identification des différentes sources, il s’interroge sur leur fonction dans chaque poème, ce que tous les commentateurs ne font pas. Il fait la preuve que le choix d’un genre ou d’un motif, qu’il soit archaïque, alexandrin ou romain, participe à donner sens au poème et induit son interprétation. Ainsi le fait de replacer les carmina 5, 7 et 48 dans la tradition alexandrine des épigrammes arithmétiques lui permet-il de mettre en lumière la dimension ludique et humoristique de ces trois poèmes (chapitre 2, p. 6-12).7 De la même manière, Francis Cairns éclaire la fonction politique de l’ode 1.2 en révélant tout ce qu’elle doit à la lyrique grecque archaïque, et notamment au péan (chapitre 16, p. 165-181).8 La filiation avec le partheneion d’Alcman lui permet de soutenir la lectio de sidere au vers 42 de l’ode 3.1 (chapitre 25, p. 340-349).9
Un autre enjeu particulièrement important dans la lyrique latine est celui de l’érudition et de ses limites. Francis Cairns souligne que Catulle et Horace, tout en s’inscrivant dans la filiation de la lyrique grecque archaïque, appartiennent à une génération de poètes fortement influencés par les Alexandrins et enclins à écrire une poésie savante. Là encore, il n’est pas le seul à avoir éclairé cet aspect de la lyrique latine, mais on lui doit de nombreuses trouvailles particulièrement lumineuses (par exemple p. 97-98, sur la nudité des Néréides chez Catulle, symétriquement inverse de celle que l’on trouve chez Apollonios de Rhodes, ou p. 298-9, sur les échos linguistiques du début de l’ode 3.1et sur l’étymologie supposée de sacerdos).10
Francis Cairns mène également, au fil de ses articles, une réflexion sur la place de l’humour et de l’ironie dans la lyrique latine. Là encore ses réponses sont pleines de nuances, mais il révèle de manière souvent très convaincante que les pièces lyriques les plus sérieuses s’autorisent quelques traits d’humour et de légèreté propres à séduire les contemporains les plus avertis de Catulle ou d’Horace. Il souligne ainsi que la lyrique latine a tendance à traiter le motif de l’ oaristys de manière plus humoristique et légère que la lyrique grecque ou l’élégie romaine (p. 73- 76), ou encore que la palinodie peut être un genre plus ou moins sérieux et qu’Horace peut le traiter sur un mode tout à fait insincère et ironique, comme dans l’épode 17 (p. 161).11 Dans l’ode 1.6, il met en lumière des jeux humoristiques sur de fausses étymologies d’Agrippa, la plaisanterie se mêlant à la flatterie (chapitre 17, p. 182-189). 12
On pourra certes trouver ici et là quelques idées ou analyses moins convaincantes que les autres (p. 282 sur l’épithalame grec, p. 382-387 sur l’existence de tournures syntaxiques caractéristiques de la lyrique grecque archaïque). Mais Francis Cairns a eu raison de ne pas les supprimer : elles donnent à voir une pensée « en marche» et contribuent à souligner toute la complexité de la lyrique latine, sans rien retirer à la très grande valeur de l’ensemble. Le lecteur pourra bien sûr utiliser cet ouvrage comme une bibliothèque, dans laquelle il ira puiser les articles qui l’intéressent directement. Mais il pourra également le lire in extenso comme un guide précieux, qui mêle commentaires de détail et synthèses et qui lui permettra de se faire une idée tout à fait juste de la nature de la lyrique latine. L’auteur de ce compte-rendu n’exprimera finalement qu’un regret : une véritable introduction, mettant en lumière la cohérence de l’ensemble et dégageant les grandes lignes de force de la réflexion, aurait certainement aidé le lecteur à entrer dans ce recueil d’articles comme dans une vaste monographie et à en tirer tout le profit possible. Mais comme Horace, Francis Cairns répondrait sans doute : odi profanum uolgus et arceo.
Notes
1. Papers on Roman Elegy (1969-2003), Eikasmos, Quaderni Bolognesi di Filologia Classica, Studi 16, Bologna 2008 (Patron).
2. Voir p. 37-46 (« Catullus 45 : Text and Interpretation », Classical Quaterly 55, 2005, 534-541) et p. 47- 76 (« The Genre ‘Oaristys’ », Wiener Studien 123, 2010, 101-129).
3. Voir le chapitre 11, p. 122-131 (« Horace Epode 2, Tibullus 1.1 and Rhetorical Praise of the Countryside », Museum Philologicum Londiniense 1, 1975, 79-91) et le chapitre 12 p. 132-136 (« ‘Weak Sheep’ in Horace Epode 2.16 », L’Antiquité Classique 77, 2008, 215-17).
4. « The Power of Implication, Horace’s Invitation to Maecenas ( Odes 1.20) », Author and Audience in Latin Literature, ed. T. Woodman, J. Powell, Cambridge, 1992, 84-109, 236-241.
5. « Horace Odes 3.7 : Elegy, Lyric, Myth, Learning and Interpretation », Homage to Horace : A Bimillenary Celebration, ed. S. J. Harrison, Oxford, 1995, 65-99.
6. « Catullus 1 », Mnemosyne ser. iv 22, 1969, 153-8.
7. « Catullus’ Basia Poems (5, 7, 48) », Mnemosyne ser. iv 26, 1973, 15-22.
8. « Horace Odes 1.2 », Eranos 69, 1971, 68-88.
9. « Three Interpretational Problems in Horace Odes 3.1 : saporem (19) ; cum famulis (36) ; sidere (42) », Hommages à Carl Deroux I – Poésie (Collection Latomus 266, Brussels 2002), 84-93).
10. Voir le chapitre 9, p. 93-98 (« The Nereids of Catullus 64.12-23b », Grazer Beiträge 11 (1984) 95- 101) et le chapitre 24, p. 292-339 (« Horace’s First Roman Ode (3.1), Papers of the Leeds international Latin Seminar 8 (1995) 91-142).
11. Voir le chapitre 6, p. 47-76 (« The Genre ‘ Oaristys ’ », Wiener Studien 123 (2010) 101-29) et le chapitre 15, p. 158-164 (« The Genre Palinode and Three Horatian Examples. Epode 17 ; Odes 1.16 ; Odes 1.34 », L’Antiquité Classique 47 (1978) 546-52).
12. « M. Agrippa in Horace Odes 1.6 », Hermes 123 (1995) 211-17