C’est une véritable Summa theologica que nous offre Henk S. Versnel, un livre dense, fruit non seulement des Sather Lectures données à Berkeley en 1999, mais surtout d’une longue et féconde fréquentation des dieux antiques, d’une vie d’enquêtes et de questionnements sur les panthéons grecs et romains. Et le recenseur blêmit à l’idée de devoir en rendre compte, une fois la lecture terminée et les infinies voies traversières parcourues en compagnie d’un guide insatiable ! Hic Rhodus hic salta !
Le titre affiche d’emblée l’ambition de déchiffrer le « discours » des Anciens, leur « théologie » ; le mot n’est pas anodin et renvoie notamment au souci de réhabiliter la dimension du belief, ou plus exactement de l’explorer comme un des ressorts majeurs (à côté du « politique » et du « rituel ») de l’univers religieux des Anciens. On peut assurément assumer ce parti avec l’Auteur dès lors qu’il a proposé, en 1990 et 1993, deux volumes intitulés Inconsistencies in Greek and Roman Religion; la « théologie » dont il est question dans son livre est donc forcément polyphonique, inévitablement paradoxale et dissonante. C’est précisément au cœur de cette partition polyphonique que Versnel guide son lecteur avec le souci constant de déployer les données, de les clarifier sans les simplifier. Le mot-clé de la démarche est le suivant : multiperspectiveness, c’est-à-dire adopter une pluralité de perspectives non seulement parce que tout chercheur travaille « en ronde-bosse » autour de son objet, mais aussi et surtout parce que la multiplicité des perspectives est inhérente à la « théologie » antique. Elle l’est certes au nom du polythéisme, mais elle est plus encore en raison d’un système de pensée reposant, comme le dirait Michel Foucault, sur un « régime de vérité » (et d’autorité) différent, sur une « volonté de savoir » qui prend des formes originales et s’articule, de manière spécifique, avec la « volonté de pouvoir ». Sans être explicitement formulées par Versnel, il me semble que tels sont les enjeux prospectifs de son livre d’une infinie richesse. Les dieux, serait-on tenté de dire, ne peuvent s’appréhender en deux dimensions ; pour rendre compte du réseau relationnel qui se construit autour d’eux, trois dimensions minimum sont nécessaires, de sorte que l’écriture linéaire qui figure sur les pages d’un livre apparaît parfois comme une cage dont il faut faire sauter les barreaux. C’est sans doute pour cette raison que Versnel adopte un traitement « en arborescence », un style idiosyncrasique qui construit des objets pluridimensionnels, qui propose de nombreux croisements entre les chapitres, qui explore systématiquement les contradictions et les angles morts, et qui crée, chez le lecteur, une empathie croissante avec le sujet : on apprend en effet à domestiquer peu à peu le redoutable système de pensée des Grecs, tout en s’étonnant à chaque page de l’extraordinaire créativité culturelle qu’il recèle. Le défi est redoutable et le livre risque d’apparaître à certains comme un labyrinthe. Ce ne sera un livre de chevet que pour les plus mordus : ce sera, pour la plupart, un exceptionnel outil de travail, riche en références aux sources et aux travaux sur quasiment toutes les problématiques. L’accumulation (parfois écrasante) de données, dans le texte comme dans les notes, ne relève, en effet, pas de la rhétorique ou de l’ornementation, mais elle assoit un raisonnement, un parcours toujours original et approfondi. En cela, le livre de Versnel est vraiment un grand livre.
Revenons sur le projet tel que l’Auteur le formule en Introduction : parmi les 6 chapitres thématiques, les trois premiers sont consacrés à la « syntaxe » des polythéismes anciens ; c’est une sorte de « théologie systématique », avec des contributions sur « Many Gods : Complications of Polytheism », « The Gods : Divine Justice or Divine Arbitrariness ? », et « One God : Three Greek Experiments in Oneness ». Il s’agit en somme de pénétrer la logique interne de la « mécanique » polythéiste : comment fonctionne-t-elle, sur quels principes, avec quels assemblages, quels engrenages, quelles règles et quelles exceptions… ? Dans les trois derniers chapitres, « A God : Why is Hermes Hungry? », « God : the Question of Divine Omnipotence », « Playing (the) God : Did (the) Greeks Believe in the Divinity of their Rulers? », l’accent est mis sur les qualités et fonctions divines. Versnel y explore, avec une lucidité rare, l’aporie si féconde d’un monde divin créé de main d’hommes. Le livre contient aussi quatre Appendices sur « Grouping the Gods » (tous les dieux, les 12 Dieux), « Unity or Diversity – One God or Many? A Modern Debate », « Drive Towards Coherences in Two Herodotus-Studies » et « Did the Greeks Believe in Their Gods ». Dans ce cadre, p. 553, Versnel prend la peine de préciser que la dimension du “believe” ne présente pas, à ses yeux, des connotations forcément chrétiennes, même pour le Luthérien qu’il est, ce que d’autres auront sans doute envie de mettre en débat, même si son approche de la question rend parfaitement justice à la complexité de la catégorie du « croire ». 1
Dans chaque chapitre, à chaque page et dans chaque note (et « Dieu » sait s’il y en a !), le lecteur voit se déployer l’extraordinaire complexité de la relation hommes-dieux, aussi asymétrique qu’indispensable, soigneusement normée, et pourtant saturée de stratégies et de ruses, sans renoncer à certaines formes d’élévation, voire d’absolu. Les millions de neurones d’un cerveau humain ont décidément bien du mal à brasser la « simplexité », pour reprendre le concept d’Alain Berthoz,2 des organismes panthéoniques, capables de s’adapter avec une facilité en apparence déconcertante à la complexité de leur environnement toujours en évolution.
À ce point, le recenseur devrait se lancer dans le résumé des 6 chapitres du livre, mais en toute honnêteté la tâche est impossible en raison précisément des caractéristiques de son architecture évoquées ci-dessus. Chaque chapitre, même s’il est tantôt axé sur les savoirs partagés véhiculés par les mythes (Hésiode par exemple) ou les texte gnomiques (des développements lumineux sur cette question), sur les pratiques cultuelles (comme les adresses aux dieux) ou encore sur les croyances (en la pluralité ou l’unité du divin, en son omnipotence, en son caractère arbitraire, etc.), tisse en fait les différents registres, le long d’un parcours d’enquête ponctué de questions incisives, qui ne laisse de côté aucune aspérité, qui problématise sans cesse au départ de ce qui peut apparaître comme des « inconsistances ». Le mérite majeur de ce livre est d’affronter avec courage les questions de fond, les tensions, les contradictions, de problématiser tous les aspects du croire et du faire, et d’apporter prudemment, solidement, intelligemment des éléments de réponse. On lira ainsi des pages remarquables sur l’anthropomorphisme, sur la justice divine, sur l’omnipotence, sur les acclamations et les hymnes, sur les miracles, sur la concurrence entre divinités et sanctuaires, sur les noms divins et les épiclèses, sur la communication hommes-dieux, sur l’ancrage topique ou panhellénique des dieux sur terre, sur la prière, sur les associations religieuses, sur les aphorismes, sur la magie, sur les formules votives, sur les pratiques sacrificielles ou oraculaires… sans oublier Hérodote qui est souvent à l’honneur et reçoit des éclairages vraiment passionnants. On ne partagera pas toujours les convictions ou analyses de Versnel, par exemple sur les dieux comme « personnes » plutôt que comme « puissances » (p. 317 : faut-il vraiment opposer ces deux registres ?), ce qui revient en somme au (faux) débat entre « fonctions » et « caractères » (p. 376) ; de même, on pourrait lire un peu différemment l’anthropomorphisme, ou la question de l’expression de sentiments, comme la colère, qui rapproche les dieux des hommes certes, mais les en éloignent aussi puisque le vocabulaire, les manifestations, les conséquences des colères divines ont pour résultat de creuser un écart autant sinon plus que d’assimiler hommes et dieux.
Qu’en retenir ? Ce qui est au cœur du livre, c’est l’étrange fabrique du divin qui consiste, comme le dit Vernant, à « faire de l’autre avec du même » ; c’est aussi la fascinante fabrique du polythéisme, qui met constamment en tension, ou en harmonie, unité et pluralité, individuel et collectif. Ce sont, enfin et surtout, les hommes, avec leurs expériences du divin dans toute sa complexité, telles que les sources, dans des contextes d’énonciation très variés, les rapportent : expériences de proximité, de punition, d’espoir, d’incompréhension, de doute, de miracle… Le concept de « stratégie » est au cœur de toutes les analyses, le « as if » de Turner, qui permet à Versnel de renouveler (en partie) la question de ce qu’est le « croire » des Grecs anciens. Abandonnées les grandes théories monolithiques, Versnel articule savamment ordre et désordre, tension et harmonie dans le système de pensée et dans le système de pratiques, bref dans la « théologie » des Grecs.
Ce feu d’artifice pour les historiens des religions antiques est foisonnant, comme le sont les panthéons polythéistes, pétillant et haut en couleurs, car volontiers polémique. On notera en particulier une insistance à prendre pour cible l’école de Vernant (voir notamment la partie sur les questions de méthode, aux pages 11-18), école à laquelle je me rattache – indirectement – avec conviction. Sur ce plan, je trouve en toute sincérité que les attaques manquent à la fois de pertinence et d’élégance. Pour Versnel « l’École de Paris » serait celle qui défend l’altérité radicale de la religion grecque, à nulle autre comparable, tendance contre laquelle Versnel, entend s’inscrire en faux. N’est-ce pas un combat d’arrière-garde quelque peu daté (voir les dates des références dans les notes de Versnel du reste) ? À Paris, en France, ou en « Francophonie » (Liège, Genève notamment), – ainsi que le voulait du reste le projet initial du Centre Gernet fondé par Vernant – on est à la fois conscient de la singularité des représentations du divin que l’on appelle pour faire bref « la religion grecque » et sans cesse occupé à comparer, à interagir, à mettre en résonnance et en réseau. Le vaste projet de recherche européen FIGVRA, « Les représentations du divin dans les mondes grec et romain », coordonné par Nicole Belayche (EPHE), qui vient de terminer son parcours quadriannuel, ponctué par pas moins de quinze rencontres scientifiques internationales, en est une illustration éclatante. Sans vouloir gommer ici les différences d’analyse, par exemple entre Burkert et Vernant (pour emboîter le pas à Versnel), l’opposition (p. 14) entre cultural others et natural humans me semble presque caricaturale. Je me permets d’ajouter qu’une figure aussi immense, sur le plan scientifique et humain, que Vernant mérite assurément mieux que la qualification d’« éminence grise » (p. 26), mieux aussi, pour sa méthode et son œuvre, que celle de « catéchisme structuraliste » (p. 31).
Une autre réserve concerne la gestion des notes et des citations, dont j’ai pourtant souligné la qualité intrinsèque. Aux p. 18-21, Versnel fait acte de contrition en ce qui concerne leur nombre et leur longueur, tout en en recommandant de lire toutes les notes ! Le lecteur frise la sainteté s’il suit ce conseil et l’argumentation finit par être excessivement diluée, perdant ainsi en clarté et en densité. Certes, tout lecteur, du débutant à l’expert, est littéralement ébloui par tant de science et de doctrine, dans ce livre d’une vie. Cependant, plus de sobriété, moins de digressions, une analyse moins tentaculaire auraient probablement rendu service aux thèses principales du livre.
Au final, l’ambitieux programme de complexification et de clarification conjointes (cf. p. 201) a produit un livre atypique, titanesque (comme le suggère le marbre moderne de la couverture, intitulé « Titan »), d’une richesse rare, voire unique, exigeant et stimulant. Un long périple, une surprenante « odyssée », une nécessaire exploration de la Divina Commedia, dont nous devons être profondément reconnaissants à son Auteur.
[For a response to this review by H. S. Versnel, please see BMCR 2012.10.19.]
Notes
1. C’est en référence à cet horizon qu’il faut, je crois, comprendre l’affirmation de la p. 16, selon laquelle « we will discover that ancient Greeks applied interpretive strategies that did not substantially differ from the ones launched by modern Christians. As far as they do differ they do not differ desperately ».
2. Alain Berthoz, La simplexité, Paris, Odile Jacob, 2009. La biologie, la physiologie, et les neurosciences ont établi l’existence de processus élégants, rapides, efficaces pour l’interaction du vivant avec le monde. Ces processus ne sont pas « simples » mais élaborent des solutions fiables, qui tiennent compte de l’expérience passée et qui anticipent sur les conséquences futures de l’action. Ils sont « simplexes ». Ils exigent parfois un « détour », ils ont un prix, tout en donnant l’apparence d’une grande facilité. Il s’agirait là d’une des propriétés les plus originales du vivant.