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Denis Knoepfler n’est plus à présenter : archéologue, épigraphiste, historien, et même, comme le titre de ce livre le laisse entendre philologue, il est devenu un des très grands spécialistes de l’Antiquité grecque. Professeur à Paris, titulaire de la prestigieuse chaire d’épigraphie et d’histoire des cités grecques au Collège de France, Denis Knoepfler n’a pas oublié ses attaches suisses et c’est de Neuchâtel qu’est venu, par l’intermédiaire de Nathan Badoud, le désir d’offrir de beaux mélanges au professeur, au maître et, si l’on en juge par les commentaires des uns et des autres, à l’ami.
Comme le reconnaît Nathan Badoud (XVII-XIX), le titre de philologue n’est pas celui qui vient à l’esprit en premier, et s’il a été choisi, c’est bien parce qu’il fait le lien entre Denis Knoepfler et un certain Dionysios (=Denis) l’Athénien qu’une inscription d’Erétrie honore pour son action dans l’éducation des enfants de cette cité d’Eubée. Érétrie est chère au cœur de Denis Knoepfler, savant dont le rayonnement par ses articles, ses livres et même ses émissions radiodiffusées, dépasse l’Eubée pour s’étendre d’abord à la Béotie toute proche, puis au monde grec. Comme on s’y attend, les articles présentés dans cet ouvrage concernent essentiellement l’histoire des cités et de leurs institutions au travers de l’archéologie et l’épigraphie.
L’ouvrage, de 717 pages, s’ouvre par une préface de Pierre Ducrey qui rappelle tout le bien que Louis Robert pensait de Denis Knoepfler dans une lettre extrêmement élogieuse, digne d’un décret hellénistique. Suit l’immense bibliographie (XXVII-XLIV) de Denis Knoepfler et l’on est pris de vertige devant une telle masse de travaux réalisés entre 1967 et aujourd’hui.
Il apparaît donc juste de commencer par la ville d’Érétrie, que Denis Knoepfler connaît si bien, et une fois n’est pas coutume, c’est la période romaine, puis paléochrétienne et médiévale qui est à l’honneur dans l’article de Marguerite Spoerri Butcher. Les trouvailles monétaires permettent de dire que la ville a continué son existence du Ve au XVe tout en se rétrécissant constamment. Elle fut refondée en 1834 sous le nom de Nea Psara. Sélènè Psoma s’intéresse à la plus récente des colonies d’Erétrie fondée en Chalcidique, Dikaia. Une inscription, trouvée à Nea Kallikrateia, assure désormais que Dikaia se trouvait là et constitue la pierre angulaire de cet article consacré aux forces en présence en Chalcidique sous Perdiccas III.
L’Eubée est aussi au cœur de deux articles : celui de Fabienne Marchand sur l’onomastique et tous les avantages qu’il y a à mener ce type d’investigation entre deux régions (Eubée-Béotie) et celui de Sylvian Fachard, qui retrouve un vieux chemin reliant Vitala à Métochi (dème de Péraia) dans les gorges du Scolos. En Phocide, un litige foncier à Daulis, connu par une inscription ( IG IX, 1, 61) a retenu l’attention de Claire Grenet qui, tout en soulignant la vitalité de Daulis au II s. ap. J.-C., analyse la procédure complexe arbitrée par Rome. Évidemment la Béotie est bien représentée. Pierre Fröhlich poursuit son enquête sur les institutions des cités grecques et s’arrête sur la paradosis encore mal connue dans les villes béotiennes où ce « transfert de responsabilités » revêt un caractère tout autant symbolique que réel, alors que Christel Müller retrouve un problème cher à Denis Knoepfler, celui des sept districts de la confédération béotienne et des difficultés de la confédération pour éviter la mainmise de Thèbes sur cette institution au IIe s. av. J.-C. Parmi les cités béotiennes, Thespies reçoit un traitement de choix. Yannis Kalliontzis d’abord fait le point sur de nombreuses inscriptions (dont un bloc inédit) relatives aux éphèbes des musées de Thèbes et de Thespies, en relevant en particulier la lente dégradation de la qualité de la gravure des listes émanant des deux gymnases de cette dernière. Isabelle Pernin ensuite qui, tout en reconnaissant sa dette à ce grand épigraphiste et historien de la Béotie qu’était Paul Roesch, dresse un tableau général de la ville et de son territoire en confrontant données littéraires, épigraphiques et archéologiques. Enfin Charles Doyen propose, à partir entre autres des comptes des Sarapieia de Tanagra, de redonner à l’or et surtout au bronze une valeur d’étalon au détriment de l’argent, ce qui ne manquera pas de susciter le débat.
D’autres régions proches comme l’Attique ou la Mégaride sont aussi traitées par l’étude systématique d’importantes inscriptions. Ainsi Christophe Feyel aborde le cas de ce Xénophôn fils de Philoxénos (du dème de Myrrhinonte). Ce personnage, connu par une dédicace à Apollon Pythien du IVe s., se retrouve selon toute vraisemblance sur une inscription métrique (trimètres iambiques) évoquant Zeus Phratrios. Adrian Robu discute, quant à lui, à la fois l’intérêt institutionnel et la datation du décret d’Aigosthènes ( IG VII, 223). Enfin Delphine Ackermann entreprend une relecture des passages littéraires et/ou épigraphiques où l’on trouve le mot pentèkostyes (cinquantième et non cinquante) en s’appuyant sur l’inscription de Aixionè, où pentèkostyes désignerait une subdivision archaïque de la population civique athénienne.
Certains articles s’éloignent des centres privilégiés de Denis Knoepfler pour se diriger vers l’Anatolie. Nathan Badoud revient sur l’intégration de la Pérée au territoire de Rhodes pour affirmer, preuves à l’appui, que la Pérée ne fut intégrée qu’en 304, après la mort d’Alexandre donc. L’auteur joint en appendice le décret de Camiros sur les ktoinai (561-562) et la dédicace des stratèges rhodiens (563-565). Damien Aubriet reprend l’analyse du dossier concernant la ville de Stratonicée, riche cité de Carie, qui revient peu à peu à la lumière non sans dégâts (les routes modernes défigurent le site). Le théâtre et surtout les stèles de gladiateurs (III-IV s. ap. J.-C.) font l’objet d’une étude minutieuse. Cédric Brelaz s’arrête, quant à lui, sur une inscription d’Acmonia (Phrygie) récemment publiée ( SEG LVI, 1493 2006 [2010]), qu’il relie à un texte d’Aelius Aristide ( Or. 50.72-93) confirmant bien ainsi que la nomination de magistrats comme l’irénarque des cités grecques se fait par le gouverneur romain. C’est l’occasion de revenir sur cette procédure administrative complexe.
Divers articles enfin traitent de certains aspects de la religion et la civilisation gréco-romaine. Nathalie Duplain Michel étudie le thème de l’androgynie dans la mythologie grecque, ce qui l’amène à poser la question de l’opposition masculin-féminin chez les héros et chez les dieux, depuis Gaia-Ouranos jusqu’à Héra-Zeus, allant jusqu’à parler d’une taxinomie des genres (et des couples) qui permet, selon l’auteur, de penser le monde. Si la figure de Tirésias offre, par ses changements de sexe, un point d’appui intéressant, il est toutefois hasardeux, me semble-t-il, de comparer le héros béotien à Paris, victime de la malédiction du mauvais choix, soit en termes duméziliens celui de la troisième fonction menant irrémédiablement à l’affrontement et à la ruine. Maria Elena De Luna entreprend l’étude d’un passage d’Aristote à propos de la ville de Pharsale et de sa recherche de la concorde. Christophe Chandezon s’intéresse à l’enracinement du culte isiaque dans la vallée du Céphise, en étudiant en particulier la description que Pausanias donne de la panégyrie de Tithoréa dans la Phocide toute proche (X, 32, 13). Il revient sur les animaux sacrifiés à cette occasion comme les cerfs (ce qui rapproche Isis d’Artémis) ou les pintades. Artémis justement est l’objet de deux enquêtes, l’une de Karl Reber centrée sur un petit bronze trouvé à Pagondas, qui serait un indice d’un sanctuaire rural dans cette région, l’autre plus générale, de Thierry Chatelain, qui revient sur l’épiclèse Limnatis (Limnaia ou Héléia) que l’on veut systématiquement associer à la présence d’une réalité humide. L’auteur, non sans raison, privilégie une diffusion d’abord régionale de l’épiclèse à partir d’un foyer probablement péloponnésien. Sylvie Le Bohec-Bouhet revient dans un article très bien documenté sur la place du chien en Macédoine. Le chien d’Alexandre Péritas en était le plus célèbre, mais les Macédoniens avaient l’habitude de purifier leur armée au printemps par le sacrifice d’un chien ou d’une chienne. Or comme le rappelle l’auteur, si le chien peut être sacrifié en Grèce (à Enyalios à Sparte), très rares sont les mentions de réels rites de purification. Mais avec l’auteur on restera prudent sur le destinataire (peut-être le héros Xanthos, épiclèse d’Orphée ?) de ce rituel remontant au fonds indo-européen (bien attesté dans le monde hittite et en Serbie). Dobrinka Chiekova fait le bilan des traditions religieuses des cités de la côte ouest de la mer Noire (côté gauche du Pont) où l’on trouve des traditions thraces (le Cavalier thrace, le théos Mégas ou le dieu Derzalas) mêlées aux dieux apportés par les colons comme Apollon ou Dionysos. L’auteur montre que c’est bien le Cavalier Thrace qui est assimilé à Apollon dit Karsenos ou Paktyenos. À propos de Dionysos Pyribromos, l’auteur traduit le terme empyra par « objets sacrés en feu transportés autour [de l’autel] ». Notons encore la présence du héros Melsas (ou Ménas), que les Grecs croyaient retrouver par étymologie populaire dans Mesembria. Enfin, dans une étude originale sur les courses en char représentées sur des entailles romaines, Sébastien Aubry révèle les détails de l’art de la glyptique dans le domaine des « fans des courses ».
Ces mélanges se terminent par des index fort utiles (681-714) et par une reproduction très originale d’une eau-forte offerte au professeur Denis Knoepfler.
Au final, ces mélanges, par leur richesse et leur sérieux, donnent une image cohérente de ce qu’est l’enseignement de Denis Knoepfler et l’on regrettera seulement que l’œuvre de Pausanias (pourtant présente dans de nombreuses contributions) n’ait pas fait l’objet d’un article particulier : c’est probablement la partie philologique qui reste à écrire.
Table des matières
Nathalie Duplain Michel, Le mélange des genres : étude de l’androgynie dans la mythologie grecque, 1
Christophe Feyel, Xénophôn, fils de Philoxénos, du dème de Myrrhinonte : à propos d’une inscription métrique méconnue, 23
Delphine Ackermann, Un nouveau type de communauté en Attique : les pentékostyes du dème d’Aixônè, 39
Adrian Robu, Recherches sur l’épigraphie de la Mégaride. Le décret d’Aigosthènes pour Apollodôros de Mégare ( IG VII, 223), 79
Claire Grenet, Un litige foncier à Daulis au IIe ap. J.-C. ( IG IX, 1,61), 103
Christophe Chandezon, Particularités du culte isiaque dans la basse vallée du Céphise (Béotie et Phocide), 149
Pierre Fröhlich, La paradosis entre magistrats dans les cités grecques. Le dossier béotien, 183
Charles Doyen, Des couronnes d’Olympias aux couronnes des Sarapieia : nouvelles réflexions sur les équivalences entre l’or et l’argent, 231
Christel Müller, Περὶ τελῶν : quelques réflexions autour des districts de la Confédération béotienne à l’époque hellénistique, 261
Isabelle Pernin, L’apport des sources littéraires et épigraphiques à la connaissance du territoire de Thespies, 283
Yannis Kalliontzis, Inscriptions d’éphèbes à Thespies, 315
Fabienne Marchand, Rencontres onomastiques au carrefour de l’Eubée et la Béotie, 343
Karl Reber, Artémis à Pagondas (Eubée) ? À propos d’un petit bronze d’époque romaine, 377
Thierry Chatelain, Artémis Limnatis ou la recherche du « juste milieu », 391
Sylvian Fachard, Un vieux chemin de montagne dans les gorges du Skolos (île d’Eubée), 407
Marguerite Spoerri Butcher, Érétrie (Eubée) aux époques romaine, paléochrétienne et médiévale : l’apport des trouvailles monétaires à l’histoire de la cité, 423
Maria Elena De Luna, Un’ oligarchia concorde : il caso di Farsalo (Aristotele, Politica V, 1306 a 9-12), 467
Sélènè Psoma, Dikaia, colonie d’Érétrie en Chalcidique : entre Perdikkas III de Macédoine et la ligue Chalcidienne, 479
Sylvie Le Bohec-Bouhet, Les chiens en Macédoine [dans l’Antiquité], 491
Dobrinka Chiekova, Greek and Thracian Religious Traditions in the Greek Cities on the Western Black Sea Coast, 517
Nathan Badoud, L’intégration de la Pérée au territoire de Rhodes, 533
Damien Aubriet, Notes stratonicéennes, 567
Cédric Brélaz, Aelius Aristide ( Or. 50.72-93) et le choix des irénarques par le gouverneur : à propos d’une inscription d’Acmonia, 603
Sébastien Aubry, Les courses de chars sur les entailles romaines: inscriptions, variantes et diffusion, 639