Proclamons d’emblée que ce livre est d’une très grande originalité et d’une érudition éblouissante. Mais il est vrai que les titres rendent souvent difficile le choix du lecteur potentiel, accrocheurs qu’ils sont ou modestes, partiels ou trop larges…Celui-ci peut surprendre, ou plutôt le contenu de l’ouvrage ne correspond pas vraiment au titre, et d’ailleurs l’auteur évoque elle-même cette question du titre, trop large et trop étroit, et donc de l’ampleur réelle du sujet abordé; son livre commence en effet par les mots qui suivent: « ll titolo generale di questo libro potrebbe suscitare qualche perplessità. Trattando di Pergamo, ci rivolgiamo in pensiero all’Asia minore, alla capitale di uno dei regni ellenistici più brillanti »… La note 1 (sur laquelle elle reviendra) précise: « La nostra riflessione si limita all’epoca ellenistica. Per l’epoca imperiale romana, è evidente che una figura come Galeno, medico e filosofo, potrebbe riassumere, con la sua formazione intellettuale e la sua opera, tutta la tradizione culturale pergamena ». Et l’auteur de cette note cherchait précisément Galien et la Pergame qu’il a sillonnée, fréquentée et adorée, son traitement des gladiateurs à la suite d’études exceptionnellement variées, longues et pérégrines ne suffisant pas à évaluer l’importance de la formation pergaménienne dans l’histoire intellectuelle de ce très grand médecin- philosophe.
Avant d’entrer dans la description du travail, remarquons aussi que l’auteur met excellemment en rapport enseignement et écriture érudite. On envie les auditeurs qui ont pu éclairer leur lanterne d’échanges de questions- réponses; Françoise-Hélène Massa-Pairault(p. IX) proclame elle-même une véritable philosophie de l’enseignant- chercheur, laquelle honore notre métier: le livre et plus particulièrement certaines de ses parties sont « volti a dimostrare come la ricerca nasce dell’insegnamento, quando quest’ultimo era il portato di una precedente ricerca » (p. IX); et elle rappelle cette même ligne de conduite p. 106 à propos de « alcune riflessioni sull’utopia dall’epoca ellenistica al primo Settecento », qui avaient fait l’objet d’une autre série de cours en 1999.
L’ouvrage se présente en sept chapitres correspondant à quatre conférences faites à Naples en février 2008 à l’Istituto italiano per gli studi filosofici, assortis de trois compléments justifiés par l’ambition de cohérence du sujet, à propos de Cratès de Mallos et du Pasquino, à propos du Prométhée de Pergame et du mosaïste Sosos.
I. “Pergamo, centro di cultura, tra filologia e filosofia”, ville au prestige presqu’incomparable dans le monde hellénistique grâce à sa bibliothèque où l’art des mots, les beaux-arts et les sciences ont pu s’allier et se combiner dans un même projet politique de « Lumières ».
II. “Il Prometeo di Pergamo, problema archeologico, politico, filosofico” : le groupe de la délivrance de Prométhée par Héraclès était installé dans le portique nord du téménos d’Athéna Nikèphore; il faudrait y voir l’emblème du despotisme éclairé qui ne peut se concevoir sans la liberté philosophique, cachée dans le mythe sous la forme du feu offert aux hommes.
III. “Cratete di Mallo tra erudizione e filosofia” : l’œuvre de Cratès de Mallos est difficile à cerner, réduite à l’état de fragments, mais ses idées sur le langage sont relativement connues, et l’auteur les rapproche d’une mosaïque aux oiseaux et aux masques, au cœur du palais royal, évocatrice selon elle des idées stoïciennes sur la voix humaine, le langage et la communication par le verbe.
IV. “Pasquino e Cratete di Mallo” : Pasquino, cher à tous les anciens membres de l’École française de Rome, est bien plus que la source de ce genre littéraire que sont les « pasquinades », et représente, selon l’ Iliade, Ménélas portant le corps de Patrocle; le casque du premier est illustré d’une centauromachie, dont certains détails zoologiques sont des allusions à des œuvres d’art athéniennes, et rappellent le rôle protecteur d’Athéna dans les hauts faits du héros homérique.
V. “Sosos, il mosaico delle colombe e la filosofia delle ombre” : on connaît bien la version de cette mosaïque conservée au Museo dei Conservatori à Rome, provenant de l’Accademia de la Villa Adriana. Le même sujet avait été traité par Sosos à Pergame, sur un de ces tableaux de sol dits asarotos, non-balayé; l’examen du détail permet d’en découvrir les intentions philosophiques: la notion de pureté se déduit du choix du vase où sont posés les oiseaux, un vase d’ablution, sur le métal duquel se projette l’ombre du phantasma de l’Amour.
VI. “La natura degli dei e la gigantomachia del grande altare di Pergamo” : les célèbres frises du grand autel (celles de la gigantomachie et celle de Télèphe) lui ont mérité la réputation d’être une des sept merveilles du monde avant la construction d’un musée spécial à Berlin où l’on peut s’interroger De natura deorum en lisant Cicéron. Dans la vision stoïcienne, la gigantomachie semble exprimer « la concezione che la verità dell’essere stia nel movimento energetico-vitale del mondo »… Monde qui lui-même est « movimento perché è un corpo, ma il corpo di un dio razionale, la cui espressione dinamica è vérità del logos » (p. 103).
VII. “Pergamo e l’utopia”, l’utopie de la cité du soleil, grâce à un Héraclès intermédiaire entre les dieux et les hommes, et à son fils Télèphe, abandonné puis reconnu selon la justice et la raison, entités chères à la monarchie pergaméenne qui l’impose aux artistes qu’elle sollicite.
Suivent Abbreviazioni bibliografiche et Bibliografia generale, qui n’est pas générale justement, mais suit le déroulement du livre, ce qui la rend compliquée et nuit à une vision globale tant des problèmes posés que des solutions préalablement proposées. Certes celle-ci est très à la page, mais peut procurer des moments d’agacement: note 75, p. 17: qu’est devenu entre 2007 et 2010 l’ouvrage annoncé L’art en débat philosophique ? Entre 2010 et aujourd’hui aussi d’ailleurs, car aucune bibliographie sur internet n’en fait état? Ou bien, si on veut savoir où en est François Queyrel de ses travaux sur la sculpture, où le chercher, si justement on n’est pas déjà au courant ? Plusieurs indices, d’adéquation variée (geografia e topografia (2 p.), Teologia, mitologia astronomia (2 p.), Realia (terme bien vague pour une liste en grec, en latin, en italien (2 p.), une prosopografia (d’Agathoclès à Zeuxis, en passant par Giordano Bruno et Ferdinand de Saussure(3 p.), et XXIV planches, particulièrement nécessaires, avec des photographies et des plans d’excellente qualité, mais sur du papier ordinaire, ce qui les rend bien austères et ne permet pas de participer à l’enthousiasme esthétique qu’on aimerait éprouver, mais qui rend sensible au prix élevé du volume.
Dans la suite de ses superbes études d’histoire de l’art, et en particulier de La Gigantomachie de Pergame ou l’image du monde, supplément 50 du Bulletin de correspondance hellénique, Françoise-Hélène Massa- Pairault change d’angle de vue, rendant vivante et proche la philosophie à Pergame, et dévoilant le cadre dans lequel et grâce auquel celle-ci s’exprime. L’analyse des œuvres d’art donc (monnaies comprises), loin d’être un hors d’œuvre, est le point de départ de la démonstration et même la base de toute l’entreprise. Ces œuvres en effet, ces chefs d’œuvre en fait, sont des commandes destinées à illustrer les grandes philosophies de l’époque, du Portique à l’Académie, et à mettre en scène une politique générale et culturelle dans la lignée de l’histoire d’Athènes, avec laquelle Pergame se vante d’avoir un lien ancien et privilégié. C’est là un livre à thèse et peut-être est-on en droit de considérer celle-ci comme outrée dans certains détails, dans la mesure entre autres où elle interdit à l’innocent de se livrer à l’admiration pure et simple, celle par exemple de colombes buvant dans un vase de métal luisant; dans la mesure aussi où elle esquive des questions comme celle de la liberté de l’artiste. Mais ce Pergame est un livre admirable, cette Pergame fait rêver d’un monde qui pourrait revenir, avec un souverain cultivé, formé à la philosophie des Lumières, installant la bibliothèque au cœur de la ville, plaçant le savoir et la morale au cœur de la politique, et ouvrant ceux-ci à tous les citoyens du monde, mais à deux degrés, celui de l’ordre naturel et celui de l’ordre politique dominé par la sagesse.