L’ouvrage ici recensé, issu d’une thèse soutenue à l’Université de Duke sous la direction du prof. M. Boatwright, se propose d’étudier quelques discours hostiles à l’ imperium Romanum prêtés à des hostes par des historiens anciens. Adler a privilégié une étude comparative, en sélectionnant des discours dont on trouve deux témoignages distincts (Mithridate chez Salluste et Justin ; Hannibal chez Polybe et Tite-Live ; Boudicca chez Tacite et Cassius Dion) : cette approche a l’indéniable avantage de faire mieux ressortir, par contraste, les points les plus significatifs.
Les six premiers chapitres sont consacrés chacun à un des auteurs que nous venons d’énumérer ; le septième propose une synthèse. Chaque chapitre (en dehors du septième) suit en gros un schéma analogue : examen de l’authenticité du discours – mise en contexte dans l’ensemble du projet de l’historien – analyse suivie – conclusions synthétiques.
L’introduction précise le projet de Adler : il entend démontrer que les Anciens étaient eux-mêmes capables d’un point de vue nuancé sur leur pratique et leur éthique. Cette étude se veut aussi historiographique, puisqu’elle aborde des problématiques ayant trait au degré d’authenticité de ces discours, à l’usage de la rhétorique dans l’écriture historique, à l’intertextualité, etc. Adler pose enfin deux bases de départ :
(a) avec raison, il affirme que, directs ou indirects, tous ces discours sont essentiellement le fruit de l’historien, et que leur degré d’authenticité est très faible ;
(b) bien qu’il soit parfois difficile de déterminer l’effet qu’a recherché l’écrivain sur ses lecteurs, il est possible de s’en approcher en se fondant sur les points les plus répétés, sur les écarts par rapport aux règles théoriques du discours classique (Quintilien, par ex.), et sur les débuts et les fins des discours, particulièrement significatifs.
1. Les Histoires de Salluste nous ont transmis ce qui était censé être une lettre de Mithridate VI Eupator, roi du Pont, à Phraatès III, roi des Parthes, sollicitant son aide contre Lucullus en 69 a.C. Cette épître développe une critique des pratiques romaines qui, souvent, s’adresse à un lectorat romain plus qu’au destinataire théorique qu’est Phraatès ; les arguments avancés par Mithridate sont, pour ce lecteur romain, inégalement convaincants. Certains thèmes se retrouvent ailleurs dans l’œuvre sallustéenne, en particulier la cupidité des nobiles; il est du reste probable que, dans des passages perdus des Histoires, Salluste faisait de l’avidité romaine une des causes de la troisième guerre mithridatique. En conclusion, si certains arguments font mouche, la figure de Mithridate, despote hostile à la liberté, n’est nullement mise en valeur par Salluste ; en outre les barbares, contrairement aux ciues critiques des excès de l’impérialisme de leur patrie, ne perçoivent pas l’évolution historique : Rome est, pour eux, cupide par essence, alors qu’il s’agit, aux yeux de Salluste, d’un abandon des valeurs ancestrales.
2. Le mystérieux Justin nous a sans doute conservé assez fidèlement le discours de Mithridate que Trogue Pompée avait composé à sa guise dans les Histoires philippiques, œuvre qu’on ne saurait qualifier d’« anti-romaine », même si elle contient parfois des critiques de l’impérialisme romain. Après un exorde sans doute inspiré de Salluste, le maître du Pont, dans cette harangue à ses soldats, souligne la faiblesse militaire de l’adversaire, ses injustices, et sa haine des rois, avec des arguments à l’érudition improbable, peu convaincants pour des lecteurs romains, et qui font surtout ressortir l’arrogance du souverain.
3. Après avoir rejeté l’hypothèse que Polybe démarque une source perdue ou qu’il ait eu accès d’une façon ou d’une autre au discours d’Hannibal, Adler rappelle que le Mégalopolitain a une position modérée à la fois sur l’impérialisme romain et sur les Carthaginois. Avant le Tessin, Hannibal électrise ses hommes en agitant l’épouvantail de l’esclavage et en faisant voir que la fuite était impossible ; en lui prêtant des lieux communs peu exaltants, Polybe ne se montre peut-être pas soucieux de le montrer sous un jour particulièrement favorable, mais le discours jumeau de Scipion, qui fait comme si les Carthaginois étaient d’éternels perdants, paraît tout aussi peu persuasif. Avant Zama, Hannibal prononce devant Scipion une tirade dont la tonalité initiale, critiquant les dangers de l’impérialisme, entre peut-être en résonnance avec les propres convictions de Polybe ; la réponse de Scipion, cependant, ne manque pas de force. En conclusion, Adler suggère que Polybe a prêté à Hannibal des paroles assez plates et pragmatiques et, en cela même, il apparaît comme un général cohérent et avisé plutôt que comme un Punique archétypal.
4. Chez Tite-Live, le discours d’Hannibal avant le Tessin et les paroles qu’il adresse à Scipion avant Zama révèlent que, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre de la part d’un historien qui est, dans le reste de sa narration, plutôt hostile à Hannibal et aux Puniques, le portrait des Carthaginois n’est pas toujours péjoratif, et qu’on y trouve même une certaine compréhension. Celle-ci transparaît notamment dans le fait qu’Hannibal, avant le Tessin, use d’arguments moraux (rapacité des Romains) absents de la version polybienne (arguments surtout pragmatiques). Bref, on ne saurait considérer les discours prêtés à Hannibal comme des moyens insidieux de le décrédibiliser. Adler signale d’ailleurs d’autres discours de l’ Ab Vrbe condita qui présentent une critique argumentée de la domination romaine, critique à laquelle Tite-Live ne souscrit sans doute pas, mais qu’il présente du moins avec une certaine loyauté.
5. Boudicca, à la tête de la révolte des Bretons en 61 p.C., est dépeinte chez Tacite d’abord comme une sorte de matrone romaine outragée, puis comme une farouche indigène (défendant tout de même cet idéal cher à Tacite qu’est la libertas). Cette ambivalence se trouve souvent dans les portraits tacitéens. Le discours-miroir de Paulinus, banal et peu inspiré, renforcerait le poids de celui de Boudicca. Cette dernière n’est pas seulement valorisée parce qu’elle serait la porte-parole de conceptions propres à Tacite : quand ils critiquent l’impérialisme romain, Civilis et Arminius sont en effet présentées sous un jour moins flatteur.
6. Cassius Dion (d’après ce que laisse voir la version de Xiphilin), contrairement à l’opinion dominante chez les savants, n’est pas moins critique que Tacite à l’égard de la domination romaine. Même s’il est assez acerbe à l’égard de la révolte bretonne elle-même, il humanise Boudicca, au lieu d’en faire une simple barbare ; les invectives de celle-ci contre les mœurs efféminées et décadentes que Néron impose à sa cité sonnent juste pour les lecteurs de Dion.
7. En conclusion, à des degrés divers, ces discours, qui semblent relever d’un genre en soi dans la tradition historiographique, montrent que les écrivains romains pouvaient éprouver une certaine compréhension à l’égard d’ennemis hostiles à l’impérialisme, à qui ils prêtent des propos cohérents et convaincants. De tels propos ne reflètent pas nécessairement leur opinion personnelle, mais témoignent de leur capacité à l’auto-analyse et de leurs préoccupations face à certains travers de la société romaine.
En annexe sont reproduits les textes qui servent de supports à l’étude, accompagnés d’une traduction personnelle de Adler, qui n’est malheureusement pas aussi fiable que le reste de l’ouvrage (en particulier pour Polybe : e.g. p. 186 : dans Pol., 3.63.5, ἐν χειρῶν νόμῳ n’est pas traduit ; p. 70 et 188 : dans Pol., 3.64.5, μόνον οὐ, « à peine », n’est pas traduit ; p. 76 et p. 191, dans Pol., 15.8.4, πρὸ τοῦ τοὺς ῾Ρωμαίους διαβαίνειν εἰς Λιβύην « avant que les Romains soient allés en Libye » devient inexplicablement chez Adler « you [i.e. Hannibal], having […] crossed into Libya »).
Un index nominum rerumque rendra bien des services.
Nous sommes en présence d’une étude pénétrante et originale. Adler remet effectivement en cause beaucoup d’idées reçues : les prétendues exagérations des vilenies romaines dans l’ Epistula Mithridatis de Salluste (p. 20-22), le sens des combats singuliers entre Gaulois avant un discours d’Hannibal (p. 93-94), la vision des Romains chez l’Hannibal livien (p. 101), la prétendue adhésion de Cassius Dion à une politique extérieure pragmatique et amorale de type thucydidéen (p. 156-158), l’importance trop négligée aujourd’hui du droit fétial (p. 168), par exemple, le tout sur un ton alerte non dénué d’humour (p. 37 ; 39). Il fait toujours preuve d’une très grande prudence, en tenant notamment compte du fait que les lecteurs ne sont pas des universitaires capables de rapprocher immédiatement deux œuvres entre elles, ou deux passages d’une œuvre entre eux, comme nous sommes parfois tentés de le faire (p. 79).
Au lieu de se contenter d’étudier les discours per se, Adler a soin de les comparer entre eux, certes, mais aussi de les lier au reste de l’œuvre dont ils sont extraits, ce qui permet d’étayer telle ou telle intuition en établissant un faisceau d’indices. Adler a l’immense mérite d’embrasser des champs variés sans jamais renoncer au sérieux de son information : la bibliographie est abondante et, surtout, elle a été lue et digérée, comme le montrent les notes renvoyant à des passages précis, discutant des hypothèses particulières (p. 238, n. 33), revenant sur l’opinion originale d’un savant parfois caricaturé (p. 211, n. 7) ou oublié (p. 223, n. 26). Adler ne néglige nullement les travaux non anglophones, ce qui est à souligner, même si les travaux de R. Utard sur le discours indirect chez les historiens auraient pu aussi nourrir sa réflexion.1
Adler récapitule avec un grand soin les différents points de vue existants sur les questions qu’il aborde. Il présente honnêtement les arguments allant à l’encontre de sa thèse, et les réfute méthodiquement, ce qui est tout à son honneur. Le revers de la médaille est que Adler a parfois tendance à accumuler nuances et corrections (« Still », « yet », « but », « however » qui se multiplient parfois en quelques lignes) : cela amoindrit la netteté de l’exposé (p. 59 ; 68-69 ; p. 98). À être trop nuancée (noter aussi les nombreux « It appears as if », « perhaps », « maybe »), la pensée finit par perdre de sa force et de sa vigueur.
Signalons enfin que cette étude est susceptible d’intéresser même ceux qui ne se penchent pas sur un des extraits étudiés, à la fois parce qu’elle offre de très utiles status quaestionis (sur les sources, notamment : p. 237, n. 21 ; p. 241, n. 11, etc.) et parce qu’elle contient des réflexions méthodologiques applicables à bien d’autres objets (e.g. les lecteurs des historiens anciens, p. 8-14).
On appréciera l’élégance de la typographie et de la présentation. Les fautes matérielles sont rares.2
Notes
1. R. Utard, Le Discours indirect chez les historiens latins, écriture ou oralité ? Histoire d’un style (Louvain- Paris 2004). Voir aussi le récent ouvrage collectif dirigé par D. Pausch, Stimmen der Geschichte. Funktionen von Reden in der antiken Historiographie (Berlin-New York 2010).
2. P. 148 : la fin de la citation de Cassius Dion n’est pas traduite ; p. 152 : ὑβρίστων n’est pas traduit ; p. 224, n. 45 et passim : lire « Rambaud » ; p. 226, n. 17 et passim : « Dubuisson » ; p. 257 : « Historicorum » ; p. 262 : la date de 1966, donnée pour l’édition commentée de Tite-Live par Weissenborn et Müller, est seulement celle de la réimpression anastatique ; contrairement à ce qui est indiqué (p. xi), les abréviations figurant dans la bibliographie ne sont pas toujours celles de l’ Année philologique.