Stéphane Ratti, professeur de langue et littérature latines à l’Université de Bourgogne et spécialiste tout particulièrement reconnu de l’historiographie du IV e siècle, a rassemblé dans l’ouvrage dont nous rendons compte ici, trente de ses articles, communications et recensions publiés entre 1996 et 2007, accompagnés de cinq études inédites.1 C’est l’inscription dans le champ littéraire des conflits religieux, idéologiques et politiques entre les défenseurs des cultes traditionnels et les chrétiens, qui constitue le principal thème commun des travaux réunis. Stéphane Ratti montre ainsi qu’entre le dernier tiers du IV e et le premier quart du V e siècle, auteurs chrétiens et païens se lisent mutuellement et se répondent dans leurs œuvres : l’énoncé des prodiges prédisant à Diaduménien un destin impérial fournit à l’auteur de l’ Histoire Auguste l’occasion de nier la rigidité du plan divin tel que le concevait l’apologiste Tertullien (IV. 4);2 le De reditu suo de Rutilius Namatianus développe plusieurs éloges de l’éternité de Rome et de ses dieux, dont les destinataires réels ne peuvent avoir été qu’Augustin ou Jérôme (V. 2-3). Le choix même des formes littéraires peut être influencé par les conflits entre païens et chrétiens : l’adoption par Claudien du genre des invectives ne peut se comprendre détaché de l’utilisation de celui-ci par les polémistes chrétiens (V. 1), tandis que l’importante œuvre de « réédition » des textes classiques menée à l’époque théodosienne dans l’entourage des Symmachi paraît bien être une affirmation militante des valeurs de la tradition païenne (I. 7 et 9). Les auteurs chrétiens ne sont pas en reste, tel Jérôme qui peut fonder l’autorité de ses convictions sur la lecture biaisée d’Eutrope ou la récupération orientée des prodiges (II. 1 et 5).
L’étude de la cristallisation littéraire des conflits religieux n’épuise cependant pas à elle seule l’intérêt pris à la lecture de l’ouvrage, et il convient plutôt de la replacer dans l’effort constant de Stéphane Ratti pour restituer aux textes d’époque valentino-théodosienne leur portée idéologique : l’éloge de la civilitas des princes de la dynastie constantinienne paraît chez Eutrope une leçon politique adressée au destinataire de son Bréviaire, l’empereur Valens (I. 1 et 5), tandis que le point d’honneur mis par l’auteur de l’ Histoire Auguste à considérer le pouvoir impérial comme une dignitas est une réponse, appuyée sur la tradition augustéenne, à une conception plus autoritaire de celui-ci, relayée par les panégyristes ou Ammien Marcellin (IV. 1 et 3).
C’est essentiellement l’examen des choix et des transformations opérés par les auteurs dans les informations que leur transmettaient leurs sources qui permet à Stéphane Ratti de rétablir la signification polémique des passages qu’il étudie, en s’inscrivant ainsi dans les pas de la plus fructueuse Quellenforschung, dont ses analyses, fondées sur des parallèles pertinents et circonstanciés, constituent assurément un modèle. Quatre articles sont ainsi consacrés dans le volume aux sources des historiens et chroniqueurs d’époque valentino-théodosienne, particulièrement Eutrope (I. 3) et Jérôme (II. 1-3), pour lesquels Stéphane Ratti défend l’utilisation de la Leoquelle, étendant ainsi le champ d’application des hypothèses de Bruno Bleckmann.3 Une étude inédite analyse les emprunts de Jérôme à la 3 e Grande Déclamation du pseudo Quintilien, et confirme pour celle-ci le terminus ante quem de 384 (IV. 10).
Si la lecture de ce qui précède ne suffisait pas déjà à susciter le plus grand intérêt parmi les historiens et les philologues se consacrant à la période tardive, il convient d’ajouter que Stéphane Ratti apporte à la question de la paternité de deux ouvrages essentiels de la fin du IV e siècle des réponses solidement argumentées. Les parallèles syntaxiques et lexicaux qu’il dresse entre l’œuvre de Jérôme et la Mosaicarum et Romanarum legum collatio – et qui ne peuvent qu’emporter l’adhésion – permettent d’attribuer la rédaction du recueil, entre 390 et 395, au Stridonien, lequel souhaitait certainement montrer l’ancienneté de la défense des valeurs morales par les juifs, et par conséquent la supériorité sur ce point de leurs « héritiers », les chrétiens, sur les défenseurs des cultes traditionnels (II. 7).
Le second texte à retrouver son auteur est l’ Histoire Auguste. Après avoir montré la faiblesse de la distinction entre genres biographique, historique et annalistique dans l’Antiquité et rappelé que l’auteur même de l’ Histoire Auguste range son oeuvre dans le troisième ( Aurelian. XVII, 1), Stéphane Ratti exploite à la fois une mention de l’ Ordo generis Cassiodorum concernant l’œuvre historique de Symmaque le Jeune et une entrée du catalogue de la bibliothèque de l’abbaye de Murbach (ca. 840 p. C.) pour révéler une composition identique en 7 livres des Annales de Nicomaque Flavien senior et de l’ Histoire Auguste (IV. 5). L’attribution de la collection de biographies impériales au malheureux préfet du prétoire de l’usurpateur Eugène paraît alors s’imposer, attribution encore confortée par les emprunts de Symmaque le Jeune à l’ Histoire Auguste au nom de la tradition familiale – il était l’arrière-petit-fils de Nicomaque Flavien senior ; par les parallèles entre l’ Histoire Auguste et deux constitutions réprimant la prostitution masculine rédigées, selon Tony Honoré, par Nicomaque Flavien senior, alors Quaestor Sacri Palatii;4 par, enfin, les parallèles lexicaux entre l’ Histoire Auguste et l’inscription posée en 431 par Nicomaque Flavien junior en hommage à la mémoire de son père alors réhabilité (IV. 11). Stéphane Ratti propose donc la chronologie suivante pour la rédaction de l’œuvre : à un premier état antérieur à 392, Nicomaque Flavien senior aurait ajouté entre 392 et 394, au moment de l’usurpation d’Eugène, les vies des usurpateurs ainsi que les allusions antichrétiennes et antithéodosiennes, comme une sorte de « vengeance littéraire concoctée avec soin par un homme acculé, depuis quelques mois, à une fin inéluctable » (p. 269). Le caractère fécond de l’hypothèse est immédiatement illustré par l’attribution de la 3 e Grande Déclamation du pseudo Quintilien à Nicomaque Flavien senior, en raison de la grande proximité lexicale et idéologique entre l’ Histoire Auguste et cette déclamation d’école (IV. 8, 10 et 11).
L’acribie de l’éditeur et de l’auteur du volume a laissé peu de scories ; il faudra toutefois corriger « Tibre » en « Tigre » (p. 176, col. droite, l. 11), « Apollios » en « Apollonios » (p. 264, col. droite, l. 1), « 1871 » en « 1671 » (p. 293, col. gauche, l. 16). On regrettera que l’auteur n’ait pas renvoyé, p. 174, n. 6 et 7, pour l’accord entre Théodose et les Goths en 382, à Peter Heather, Goths and Romans, 332-489, Oxford, 1991, p. 157-181 et à Maria Cesa, Impero tardoantico e barbari : la crisi militare da Andrianopoli al 418, Côme, 1994, p. 36-45 ; à Alain Chauvot, Opinions romaines face aux Barbares au IV e siècle ap. J.-C., Paris, 1998, pour l’hostilité aux Barbares d’une part croissante de l’opinion romaine à la fin du IVe siècle (p. 174, n. 9) ; et à L. Di Paola, « Roma caput mundi e natalis scientiae sedes. Il recupero della centralità di Roma in epoca tardoantica », dans F. Elia (éd.), Politica, retorica e simbolismo del Primato : Roma e Costantinopoli (secoli IV-VII), Catane, 2002, p. 119-155, pour le thème de Rome, genitrix hominum et mater mundi (p. 307).
Page 162, il est loisible de donner aux qualificatifs imperator et antesignanus et conturmalis (Ammien Marcellin, XXIII, 5, 19) une interprétation encore plus précise que celle que leur attribue l’auteur : à la veille de son entrée en Mésopotamie perse, Julien conforte le moral des hommes de son corps expéditionnaire par l’assurance qu’il compte bien les guider jusqu’à la victoire ( imperator), partager leurs peines (( conturmalis) et combattre avec eux en première ligne s’il le faut (( antesignanus), sur le modèle des relations entre imperatores et soldats fixés dès la fin de la période républicaine, cf. J. Stäcker, Princeps und miles. Studien zum Bindungs- und Nahverhältnis von Kaiser und Soldat im 1. und 2. Jahrhundert n. Chr., Hildesheim-Zürich-New York, 2003, P. Cugusi, « Strenui militis et boni imperatoris officia simul exequi. Cenii sulla « ideologia » del condottiero nella letteratura romana », dans F. Bessine et E. Malaspina (éd.), Politica e cultura in Roma antica, Bologne, 2005, p. 35-58. Il est aussi possible d’émettre des réserves sur le sens strictement gromatique que l’auteur, p. 237, donne à saltus dans l’inscription de Teano au gouverneur Flavius Lupus ( AE 1998, 369), le terme renvoyant plus probablement aux domaines impériaux. Enfin, si la datation théodosienne de l’ Epitoma rei militaris ne peut être remise en cause, il n’est pas nécessaire de prêter un sens historique surdéterminant aux déplorations de son auteur, Végèce, sur l’abandon de l’équipement défensif dans l’infanterie de son époque (I, 20, 3), lesquelles doivent être interprétées comme une réaction, inutilement polémique contre Gratien, aux évolutions des techniques militaires du IV e siècle et dont l’exagération ne reçoit aucune confirmation ni historique ni archéologique.5 Ces remarques de détail ne minorent en rien la richesse des apports méthodologiques et heuristiques de l’ouvrage, que sa cohérence thématique et ses quatre indicia transforment de scripta varia en véritable monographie, désormais indispensable à quiconque s’intéresse à l’histoire politique, religieuse, intellectuelle et littéraire des IV e et V e siècles apr. J.-C.
Table des matières :
Préface, par Jean-Michel Carrié
Avant-propos – La résistance païenne
Première partie : le quatrième siècle – historiographie et christianisme.
1. La “ciuilitas” et la “iustitia” dans le “Bréviaire” d’Eutrope : des qualités de famille ?
2. Compte rendu de : J.P. Callu, “Symmaque”, “”Lettres”, vol. III (livres VI-VIII)
3. D’Eutrope et Nicomaque Flavien à l'”Histoire Auguste” : bilan et propositions
4. Compte rendu de : M. Festy, “Epitome de Caesaribus” : “Pseudo-Aurélius Victor”, “Abrégé des Césars”
5. Eutrope archiviste ?
6. Le “breuiarium ab Vrbe condita” d’Eutrope : deux mises au point
7. L’historiographie latine tardive, 3e-4e siècle. Etat des recherches 1987-2002
8. L’Europe est-elle née dans l’Antiquité ?
9. L’arme littéraire dans le conflit religieux de la fin du 4e siècle
Deuxième partie : Saint Jérôme et ses sources profanes.
1. La lecture chrétienne du “Bréviaire” d’Eutrope (9, 2-5) par Jérôme et Orose
2. La chronique de Jérôme : “opus tumultuarium” ?
3. Jérôme et Nicomaque Flavien : sur les sources de la “chronique” pour les années 357-364
4. Les sources de la “chronique” de Jérôme pour les années 357-364 : nouveaux éléments
5. Signes divins et histoire politique dans la “chronique” de Jérôme
6. Jérôme et l’ombre d’Ammien Marcellin
7. Saint Jérôme est-il l’auteur de la “mosaicarum et romanarum legum collatio” ?
8. Jérôme, Didyme, Calchentère et les Συμποσιακά σύμμικα
Troisième partie : Ammien Marcellin et la tradition héroïque.
1. Julien soldat, antiquaire et dévot (Ammien Marcellin 23, 5 , 15-24)
2. Le récit de la bataille de Strasbourg par Ammien Marcellin : un modèle livien ?
3. La traversée du Danube par les Goths : la subversion d’un modèle héroïque (Ammien Marcellin 31, 4)
Quatrième partie : l'”Histoire Auguste” – un faussaire démasqué.
1. La culture du prince entre historiographie et idéologie
2. Sur la source du récit de la mort de Gallien dans l'”Histoire Auguste” (Gall. 14, 1-11)
3. Sur la signification de Gall. 14, 11 : “de dignitate uel, ut coeperunt alii loqui, de maiestate”
4. Réponses de l'”Histoire Auguste” aux apologistes Tertullien et Lactance
5. Nicomaque Flavien senior auteur de l'”Histoire Auguste”
6. Malalas, Aurélien et l'”Histoire Auguste”
7. L'”Histoire Auguste” (Trig. Tyr. 24, 5) et la date de deux notices du “liber coloniarum I”
8. Nicomaque Flavien senior et l'”Histoire Auguste” : la découverte de nouveaux liens
9. Compte rendu de : C. Schneider, [Quintilien], “le soldat de Marius” (“Grandes déclamations”, 3), Cassino, 2004
10. L’auteur et la date du “Miles Marianus” (Ps. Quint., « decl ». 3)
11. Nicomaque Flavien démasqué
12. Un nouveau “terminus ante quem” pour l'”Histoire Auguste”
Cinquième partie : Claudien, Rutilius Namatianus et les chrétiens.
1. Une lecture religieuse des invectives de Claudien est-elle possible ?
2. Le “de reditu suo” de Rutilius Namatianus : un hymne païen à la vie
3. Rutilius Namatianus, Aelius Aristide et les chrétiens
Notes
1. Du même auteur, cf. Les empereurs romains d’Auguste à Dioclétien dans le Bréviaire d’Eutrope, Paris 1996 ; Histoire Auguste, IV, 2 : vie des deux Valériens et des deux Galliens, Paris, 2000 (avec O. Desbordes) ; Ecrire l’histoire à Rome, Paris, 2009 (avec J.-Y. Guillaumin, P. M. Martin, E. Wolff).
2. Dans le compte rendu, les renvois aux études du volume sont indiqués par le numéro de la partie en chiffre latin suivi du numéro de l’étude dans la partie, cf. table des matières en fin de compte rendu.
3. B. Bleckmann, Die Reichskrise des III. Jahrhunderts in der spätantiken und byzantinischen Geschichtsschreibung : Untersuchungen zu den nachdionisischen Quellen der Chronik des Johannes Zonaras, Munich, 1992.
4. T. Honoré, « L’ Histoire Auguste à la lumière des constitutions impériales », dans J.-P. Callu (éd.), Historiae Augustae Colloquium Argentoratense, Bari, 1998, p. 191-212.
5. Sur ces questions, cf. I. P. Stephenson, Roman Infantry Equipment. The Later Empire, Stroud, 1999 ; J.C.N. Coulston, « Arms and Armour of the Late Roman Army », dans D. Nicolle (éd.), A Companion to Medieval Arms and Armour, Woodbridge-Rochester, 2002, p. 3-24 ; J. Haldon, « Some Aspects of Early Byzantine Arms and Armour », ibid., p. 65-79 ; S. Janniard, « Armatus, scutatus et la catégorisation des troupes dans l’armée romaine tardive », dans Y. Le Bohec et C. Wolff (ed.), L’armée romaine de Dioclétien à Valentinien Ier, Lyon, 2004, p. 389-395 ; I. P. Stephenson, Romano-Byzantine Infantry Equipment, Stroud, 2006 ; D. Glad, Origine et diffusion de l’équipement défensif corporel en Méditerranée orientale (IV e – VIII e s.), Oxford, 2009. Pour le port de l’équipement défensif à Andrinople en 378, cf. Ammien Marcellin, XXXI, 13, 7.