Cet ouvrage à la couverture chatoyante développe un aspect de la figure de Caton l’Ancien qui n’a pas été étudié de manière systématique, celui de sa postérité. Ainsi que le rappelle l’auteur dans sa préface, le caractère emblématique de la figure de Caton a été très tôt perçu— ainsi au XIème siècle, Conrad d’Hirsau parle-t-il de perplurimi Catones qui ont existé diuersis temporibus : c’est cette réception de l’image de Caton, dans l’Antiquité puis au Moyen Age et à la Renaissance, que H. Wulfram examine dans ce livre à travers trois études présentées comme indépendantes entre elles et dont l’articulation ne se veut pas strictement chronologique mais plutôt thématique: cependant, en traitant en premier lieu de la nature du dialogue cicéronien portant le nom du Censeur, puis de la figure de Caton dans les Vies de Plutarque, et enfin de l’image de Caton à la Renaissance, H. Wulfram suit bien un ordre chronologique qui assure la cohérence de l’ensemble.
Le premier essai concerne donc les caractéristiques du dialogue cicéronien appelé Cato Maior ou encore De senectute, qui est l’un de ceux qui ont joui de la plus grande popularité à travers les siècles et qui paradoxalement, à l’exception de riches éditions commentées, comme celle de Powell1 en 1988, a été assez peu étudié dans le détail. H. Wulfram entend avec ce travail mettre au jour les ressorts dramatiques de ce dialogue, que la mise en scène fictive du rapport entre les protagonistes, en 150 av. J.-C., suffit à attester. Le témoignage du Laelius, rappelé bien à propos par H. Wulfram, montre aussi à quel point Cicéron semblait trouver dans le personnage du Censeur un porte-parole privilégié, voire une figure presque trop écrasante. Il pouvait être utile de rappeler les liens unissant Cicéron à Caton d’Utique, qui explique aussi la valeur de modèle attribuée au bisaïeul du Stoïcien. La qualité dramatique du dialogue est examinée d’abord à travers un exposé général sur la nature du dialogue antique, qui est proche, par la règle de la mimesis à laquelle il obéit, des genres de la comédie et de la tragédie, ainsi que, pour une période plus récente, du roman par lettres: il s’agit d’un « simulacre de conversation orale ». H. Wulfram invoque, peut-être de manière un peu artificielle ici, les classements opérés par G. Genette et G. Kalmbach; mais la mention du Peri Hermeneias de Démétrios, qui date du Ier siècle ap. J.-C., donne lieu à une analyse pertinente de deux formes littéraires qui ont la même visée morale: l’esthétique orale du dialogue est distincte du caractère écrit de la lettre. H. Wulfram tente ensuite de préciser la spécificité du Cato Maior, à l’intérieur de deux tendances représentées chez Cicéron, celle du dialogue « narratif » et celle du dialogue « dramatique ». H. Wufram montre bien que ce traité appartient à la première catégorie et constitue un monologue dont la nature rhétorique originale trouve une confirmation inattendue dans la miniature du codex de Chantilly MS 282/491, fol. 214, reproduite en couverture du livre: deux niveaux de réception, celui des auditeurs de Caton, Scipion et Lélius, et celui des contemporains de Cicéron, représentés par Atticus, peuvent être repérés. H. Wulfram a raison d’indiquer que la personnalité exceptionnelle de Caton justifie le caractère monologique du discours; c’est précisément cet aspect qui aurait pu être davantage exploré par l’auteur, en particulier le rapport à l’hellénisme traité trop rapidement (cf. p. 30, n. 101) et pour lequel la lecture des pages pénétrantes de J.-L. Ferrary2 aurait été bien utile. Dans le Cato maior, Cicéron reprend en fait la question de la formation de la culture romaine: sur ce point, le passage relatif au discours d’Archytas et transmis par Néarque, discours enchâssé au troisième degré dans le dialogue, est singulièrement négligé par H. Wulfram, pourtant attentif à la structure narrative du texte.
L’auteur s’intéresse ensuite à la représentation de Caton dans la Vie que Plutarque lui a consacrée. À l’instar de la première étude, celle-ci débute par une analyse conceptuelle générale, autour de la notion « auctoriale » de persona, et de la « métatextualité » à l’œuvre dans les Vies parallèles, analyse qui reprend, en fait, la distinction entre genres historique et biographique telle que la comprend Plutarque: la biographie s’appuie avant tout sur l’éthologie. L’auteur développe ensuite une analyse de la Vie de Caton à la lumière de cette clé de lecture, en particulier à propos du cognomen Priscus qu’il rattache au mos maiorum représenté par Caton: ce dernier aspect pouvait trouver plusieurs exemples dans le texte de Plutarque, sur lesquels l’auteur passe très vite. Un chapitre très riche est consacré aux rôles respectifs de la physiognomonie et de l’appréciation littéraire dans le portrait de Caton, qui révèle les contradictions méthodologiques du biographe de Chéronée. La section se clôt par un examen de la justification du couple choisi par Plutarque (Aristide-Caton) qui met à juste titre en valeur les points communs unissant les deux personnages, mais aussi leurs différences, qui définissent également le bien-fondé de la σύγκρισις.
La dernière partie de l’ouvrage envisage la postérité de la figure de Caton, au Moyen Age puis à la Renaissance, présentée comme une « faction », « amalgame de fact et de fiction », concept issu de l’analyse des textes biographiques. L’auteur passe en revue les livres médiévaux prétendant rapporter des écrits du Censeur, ainsi les Disticha Catonis, recueil d’apophtegmes attribués à Caton; il aurait été toutefois intéressant de prendre en compte ici l’étape importante de l’image de Caton sous l’Empire, par exemple chez Lucain. Reprenant l’analyse de S. Agache,3 l’auteur montre comment le magistère moral de Caton, mais aussi la mysogynie qui lui est attribuée lui permettent de constituer un personnage de choix de l’Antiquité païenne pour les Pères de l’Église puis pour les exégètes médiévaux.
L’humanisme reprend ces thèmes en développant aussi la légende noire d’un Caton vu comme un vieillard libidineux, et, également, le motif central du Cato Maior, celui de la soif de savoir éprouvée même à un âge avancé, qui marque particulièrement Pétrarque. Les pages les plus pénétrantes de cette section sont consacrées à la réflexion qui se développe à la Renaissance, à partir de la figure de Caton, sur la question de la place de la culture grecque dans l’éducation humaniste et, plus largement, sur les exigences de la formation intellectuelle de l’individu : la présentation de Caton comme ingenium uersatile donnée par Tite-Live est à cet égard opportunément rappelée.
Malgré quelques abus de jargon (ainsi l’ « intermédialité ») qui obscurcissent les conclusions de l’auteur, et, au moins dans les deux premières parties, une tendance excessive à l’abstraction, cet ouvrage bien informé et rigoureusement construit répond bien à l’enjeu de son titre latin : il montre l’importance et la plasticité de l’image de Caton l’Ancien, depuis l’époque de Cicéron jusqu’à la Renaissance.
Notes
1. J.G.F. Powell, Cato maior de senectute, edited with introduction and commentary, Cambridge, 1988.
2. J.L. Ferrary, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, Rome, BEFAR, 1988.
3. S. Agache, « Caton le Censeur. Les fortunes d’une légende », dans R. Chevallier, Histoire et historiographie, Caesarodunum, 15,2, Paris, 1980, p. 71-107.