Les auteurs publient là le huitième volume du Commentary intégral des livres conservés des Res Gestae d’Ammien Marcellin en un peu plus de vingt ans puisque le volume consacré au livre 20 est paru en 1987 (J. W. Drijvers a rejoint le trio initial à partir du livre 22 en 1995 ; je rappelle que les livres 14 à 19 ont été commentés dans la même collection, par P. de Jonge de 1935, date de la première publication d’un commentaire partiel des premiers chapitres du livre 14, 1-7, à 1982, date de parution du livre 19) : c’est en soi une performance remarquable qui mérite, une nouvelle fois, d’être saluée.
Il suffit de se replonger dans les premiers volumes, y compris ceux du quatuor, pour constater une évolution sensible du contenu des ouvrages. L’approche, au fil des ans, s’est enrichie et la matière densifiée. Des préfaces, des chronologies, des bibliographies sont apparues et sont devenues, depuis plusieurs volumes, la règle. Le commentaire me semble toujours privilégier l’analyse littéraire même si les gloses de nature historique ont gagné en volume. Au fur et à mesure que le temps passe je crois discerner également – mais peut-être me trompé-je – une influence grandissante de la bibliographie et de l’influence anglo-saxonne au détriment des recherches menées dans la vieille Europe en langue française, allemande et italienne. Certes les classiques allemands, par exemple, sur Ammien sont bien cités dans les bibliographies, mais on ressent moins leur influence sur la vision générale des commentateurs.
La seconde tendance sur la longue durée que je crois percevoir est celle d’un effacement progressif des questions de Quellenforschung, parfois naguère abordées par les auteurs, aujourd’hui visiblement peu dans leurs préoccupations. Sans doute encore ces deux évolutions sont-elles liées et n’en font-elle, au fond, qu’une seule en dénotant le scepticisme grandissant dans certains milieux pour ce type d’analyse. Je le regrette profondément, même si j’en perçois les raisons secrètes et indicibles, liées en partie à l’importante recomposition en cours des hypothèses sur l’agencement des sources latines de la fin du quatrième siècle à la suite des débats en cours sur la Leoquelle et de l’identification que j’ai proposée pour l’auteur de l’ Histoire Auguste.1
Il est, à cet égard, des silences significatifs dans les choix bibliographiques des auteurs (les travaux récents de B. Bleckmann ne sont pas cités ; les deux livres d’A. Baldini sur l’historiographie grecque tardive sont ignorés ; je n’ai pas vu que les conclusions du recueil de F. Paschoud sur Eunape et Zosime, pourtant mentionné dans la bibliographie,2 ait beaucoup influencé la pensée des auteurs). Si Eunape est quelquefois cité dans le commentaire (p. 106, p. 214), jamais la question des relations entre l’historien grec et Ammien n’est posée alors qu’il s’agit d’un des enjeux majeurs de la recherche contemporaine. Les relations entre l’ Histoire Auguste et Ammien ne sont pas non plus éclaircies et, si des parallèles sont soulignés (p. 156), on n’en tire aucune conclusion sur les relations d’influence entre les deux auteurs. Je n’ai pas trouvé non plus de prise de position sur la date de rédaction du livre 27.
Le livre 27 rapporte des événements qui se sont déroulés de 365 à 370. La seule indication chronologique précise du livre se place en 27, 1, 1 : post kalendas Ianuarias. Le livre s’ouvre sur la lutte contre les Alamans en Gaule et s’achève sur les menées de Sapor en Arménie et en Hibérie. Il contient le récit des luttes à Rome pour le siège épiscopal entre Damase et Ursin, une digression sur les Thraces à l’occasion de l’expédition de Valens contre les Goths, le récit de la guerre de Valens contre les Goths, la nomination par Valentinien comme empereur de son fils Gratien, encore enfant, un portrait du caractère sauvage et colérique de Valentinien, un compte rendu de la révolte des Pictes et des Scots en Bretagne, le rappel des mesures équitables prises à Rome par le Préfet de la Ville, Prétextat, et, enfin un aperçu de la préfecture du prétoire de Probus et de son caractère implacable.
Une introduction (p. IX-XII) donne le sens général du livre 27 : la puissance romaine est toujours vivace et capable de s’opposer à tous les dangers, extérieurs et intérieurs, à la condition expresse que des hommes choisis tiennent les commandes ; l’ombre de Julien, disparu depuis moins de deux ans, plane toujours sur les esprits et dans le récit d’Ammien et lui seul aurait pu enrayer les menaces des menées alamaniques à l’Ouest (1, 1) et de Sapor à l’Est (12, 1). Suit une chronologie fort détaillée et utile (p. XIII-XXVII), elle-même organisée en zones géographiques (les Alamans, Rome, la Bretagne, l’Afrique, l’Isaurie, les Goths, l’Arménie et l’Hibérie) et en calendrier mensuel, ainsi que trois cartes, simples et lisibles. Le volume se clôt par une bibliographie très riche (p. 295-315) et plusieurs indices : lexique latin (p. 317-323), syntaxe et style, noms géographiques (324-325), noms propres (326-328), index thématique (329-331), auteurs anciens cités (332-347). Chacun des douze chapitres du livre 27 est en outre introduit par une page au moins de présentation.
On le constate, le spécialiste dispose de tous les appareils nécessaire à une utilisation rationnelle du volume qui font de ce commentaire un outil scientifique de haute qualité, précieux, indispensable même.
Le commentaire lui-même mérite le qualificatif de “perpétuel ” puisqu’il suit phrase par phrase le texte latin dont aucun fragment n’échappe à la lecture détaillée des commentateurs. Les rapprochements entre les sources grecques et latines sont systématiquement relevés et analysés sur pièce puisque de longues citations évitent au lecteur de reporter au texte original. Une attention régulière est portée au lexique, aux hapax, aux audaces stylistiques d’Ammien pour en montrer la signification littéraire ou l’effet recherché ( quidem… uero en 27, 7, 5, dénoncé comme un hellénisme p. 171). On sait que les auteurs du commentaire ont toujours considéré, à fort juste titre, que la langue d’Ammien était extraordinairement travaillée et nourrie de poétismes, de virgilianismes notamment ( e. g. 27, 2, 2), et qu’ils ont fait dans divers articles3 sur le sujet justice de la vieille conception qui voyait en Ammien un piètre prosateur, un hellène s’exprimant maladroitement dans une langue, le latin, qui n’était pas son idiome maternel. Plusieurs rapprochements intéressants à cet égard sont faits avec Ausone ( e. g. p. 87, p. 151, hélas sans commentaire ni explication et p. 238) ou Claudien ( e. g. p. 189 ou p. 218), sans cependant que des conclusions en soient tirées sur la chronologie respective des auteurs et la date de rédaction du livre 27.
Le souci de l’élucidation lexicale est poussé très loin—c’est un grand mérite de ce volume et, me semble-t-il, une attention accrue par rapport aux volumes précédents—, par exemple dans l’explication donnée (p. 219, 27, 9, 10) du sens de maenianum, un balcon ou une galerie en façade, ou de iudiciolium (p. 255, 27, 11, 1), signalé comme un hapax que je crois, comme les auteurs, fortement ironique. L’établissement du texte, même si ce n’est pas l’objectif de leur commentaire, n’est pas laissé de côté et plusieurs remarques nourrissent le dialogue avec l’édition Seyfarth (Teubner) ou Marié (CUF, Belles Lettres) grâce à une connaissance parfaite des éditions anciennes, depuis Henri de Valois et Ghelen (Sigismundus Gelenius), le contemporain de Beatus Rhenanus4 (p. 120, 147, 150, 199, 253). Certaines pages constituent de précieuses et complètes notices sur tel ou tel personnage présent dans le livre 27, par exemple sur Probus (p. 252-253).
Je livre, pour finir, quelques réflexions personnelles sur des points de détail. À mon avis ciuiliter en 27, 7, 5 signifie tout simplement “conformément au droit ”, exactement comme chez Cassiodore où ciuiliter peut être synonyme de iure ( Variae 4, 39, p. 131, 29 Mommsen) et dans l’œuvre duquel salua ciuilitate signifie “compte tenu des lois ”:5 Variae 2, 24, p. 60, 6 Mommsen ; 2, 29, p. 63, 13 Mommsen ; 4, 27, p. 126, 22 Mommsen ; 5, 31, p. 160, 19 Mommsen ( seruata in omnibus ciuilitate) ; 5, 37, p. 163, 19 Mommsen ( pro seruanda ciuilitate). Je ne suis pas sûr du tout que en 27, 12, 6 eunuchus Cylaces aptus ad muliebria palpamenta signifie (p. 277) “such a man was able to cajole like a woman ”, mais les eunuches n’étant pas sans éprouver de passions (cf. Lettres Persanes 9) ils se trouvaient être des amants recherchés par les femmes, d’où une autre traduction possible : “l’eunuque Cylaces habile à procurer du plaisir aux femmes ”.
Certains commentaires signalent des évidences : fallait-il absolument dire (p. 148) que le paludamentum et le diadema sont des insignes impériaux ? En 27, 10, 8 uelut quadam obice stetit n’est pas forcément négatif, car G. Sabbah6 a montré que l’une des qualités de Julien stator se caractérisait par la stabilitas et plutôt que 17, 1, 8, je rapprocherais de ce passage 16, 12, 3 où il est aussi question de Julien : in eodem gradu constantiae stetit immobilis. Le parallèle (p. 239) entre 27, 10, 9 et Végèce, mil. 2, 22, 4 est intéressant et permettait peut-être des conclusions sur la date de l’ouvrage de Végèce. Regibilis signalé comme un hapax apparaît cependant en composition chez Fulgence de Ruspe ( PL 65, 879D) : Igitur antenna sub ictu tremens irregibilis fuit. S’il est vrai qu’Ammien ne dit jamais rien des convictions religieuses de Prétextat (p. 217), il n’en demeure pas moins que l’expression Christianorum iurgia (27, 9, 9) adjoint à pulsoque Vrsino quies est parta proposito ciuium Romanorum aptissima (p. 219) révèle le sentiment profond d’Ammien qui fait des Chrétiens les seuls fauteurs de trouble.
Les lecteurs d’Ammien puiseront donc dans ce volume une aide efficace, fiable et précieuse, philologiquement bien informée, en vue d’une lecture détaillée, même s’il n’y trouveront pas toutes les réponses à leurs interrogations sur la signification profonde et globale des Res Gestae. Mais sans doute une perception du sens général de l’œuvre d’Ammien passe-t-elle par l’élucidation des détails. En cela ce commentaire est un outil incontournable dans cette étape préliminaire. Nos vœux accompagnent par conséquent les auteurs pour qu’ils mènent cette belle et méritoire aventure éditoriale à son terme.
Notes
1. Cf. “Nicomaque Flavien senior auteur de l’ Histoire Auguste ”, dans St. Ratti, Antiquus error. Les ultimes feux de la résistance païenne, préface J.-M. Carrié (Bibliothèque de l’Antiquité Tardive 14), Turnhout, 2010, p. 217-223 et de larges compléments, ibid., p. 239-276.
2. Eunape, Olympiodore, Zosime. Scripta minora, Bari, 2006 ; cf. ma recension critique de cet ouvrage dans Antiquité Tardive 16, 2008, p. 408-412.
3. Cf. par exemple J. den Boeft, “Ammianus graecissans ? ”, dans D. den Hengst et H. C. Teitler (éd.), Cognitio gestorum. The Historiographic Art of Ammianus Marcellinus, Amsterdam, 1992, p. 9-18.
4. Cf. D. den Hengst, “ Vir utriusque literaturae non vulgariter callens emunctaeque naris. Sur Ghelen, éditeur d’Ammien Marcellin ”, Historiae Augustae Colloquium Genevense in honorem F. Paschoud septuagenarii, L. Galli Milic et N. Hecquet-Noti (éd.), Bari, 2010, p. 153-163.
5. Cf. St. Ratti, “Evolution et signification de la ciuilitas au sixième siècle, d’Ennode à Cassiodore ”, dans Antiquité et Citoyenneté (Actes du colloque International de Besançon), St. Ratti (éd.), Presses Universitaires Franc-Comtoise, 2002, p. 163-176.
6. La méthode d’Ammien Marcellin. Recherches sur la construction du discours historique dans les Res Gestae, Paris, 1978, p. 574.