[Le nom des auteurs et le titre des articles sont cités à la fin du présent compte rendu].
L’ouvrage ici recensé rassemble quinze articles, fruits d’un colloque tenu à Lausanne en 2006 à l’occasion de l’apparition d’une nouvelle discipline dans l’université de cette ville : la Tradition classique. La création de cette discipline n’a rien de surprenant, tant le domaine est en vogue ces dernières années.1 Chaque exposé est précédé d’un paragraphe liminaire, dont la fonction n’est au demeurant pas bien définie (introduction pour Chr. Michel ; réflexion générale pour D. Maggetti ; résumé pour G. Aragione et d’autres).
Constatant que la sortie du film Troy (de W. Petersen), en 2004, était consécutive à une résurgence du débat sur le degré de réalité historique de l’ Iliade, débat nourri par de nouvelles fouilles, D. Bouvier s’interroge savamment sur la généalogie de cette controverse. Se fondant notamment sur l’examen de plusieurs dictionnaires et encyclopédies de l’âge moderne, il remarque qu’il faut attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que soit vraiment remise en cause la fiabilité du récit homérique, jusque là seulement suspect de quelques exagérations. Bouvier conclut d’ailleurs qu’aujourd’hui encore, divers intérêts politiques et géostratégiques poussent la Turquie à appuyer les thèses d’un savant comme feu M. Korfmann, qui apportent un certain crédit à la geste homérique. Il faut souligner le soin louable qu’a pris Bouvier d’intégrer à son article plusieurs contributions scientifiques postérieures à la date du colloque.
Partant du principe que la Tradition classique existait déjà chez les Anciens, D. van Mal-Maeder examine avec finesse le thème de l’épidémie (humaine ou animale) et le rôle que les dieux y jouent en formant une sorte de chaîne chronologiquement inversée. Elle commence par Endelechius, rhéteur et poète chrétien du IVe siècle, pour qui la prière peut écarter une épizootie. Endelechius s’inspirait de Virgile ; le Mantouan avait lui-même emprunté des thèmes à Lucrèce, pour qui la peste prouve que les dieux se désintéressent du sort des humains ; chez Thucydide, enfin, une des sources de Lucrèce, la peste n’est pas un châtiment divin, mais les dieux sont impuissants face à ce fléau. L’article se conclut par des remarques sur une version primitive de La Peste, de Camus, dans laquelle le héros était un professeur de Lettres classiques.
É. Barilier s’intéresse très judicieusement à la façon dont on a compris, au fil de l’histoire, le πολλὰ τὰ δεινά du premier stasimon de l’ Antigone de Sophocle, relatif à la condition humaine : le choix de “terrible” ou de “merveilleux” est révélateur de la propre Weltanschauung de l’exégète. Ainsi le premier traducteur italien, mû par une vision de l’homme pécheur, opte-t-il pour “terrible” ; Hölderlin choisit “monstrueux” (“ungeheuer”), comme est “monstrueuse” l’entreprise humaine de se mêler au divin ; Heidegger, dont l’adhésion (au moins partielle) aux thèses nazies ne paraît plus contestable, choisit aussi de donner une vision inquiétante de l’homme (“unheimlich”). Les humanistes, en revanche, avec leur vision optimiste, avaient plutôt opté pour le penchant “merveilleux” du deinon.
P.-Y. Brandt note que, comme dans le cas de l’invention scientifique, la conversion religieuse est souvent présentée comme un processus impulsé de l’extérieur plutôt que comme le fruit d’un cheminement personnel. C’est ce qui se passe pour la conversion de Paul : alors qu’il s’intéresse de longue date au christianisme, on décrit sa conversion comme une illumination subite, ce qui tient à diverses raisons (visée théologique du texte sacré, habitude antique d’imputer la transformation à l’action d’une entité supérieure…) et notamment au rôle de l’inspiration divine, qui intervient aussi dans la tradition païenne (Muses, Ion de Platon). En fin de compte, dans la mesure où les Anciens ne connaissaient pas vraiment une catégorie de l’agent, il ne faut pas plaquer aveuglément nos propres conceptions psychologiques sur les leurs, même si la confrontation peut être féconde.
Fr. Gregorio et C. König-Pralong étudient avec une remarquable rigueur intellectuelle la figure du philosophe divin chez Aristote, caractérisée par sa contiguïté avec la divinité, sa fixité dans un lieu (l’école) et son autosuffisance : tout en employant pour le qualifier un vocabulaire emphatique, le Stagirite use de modalisateurs (“il semble que”, “raisonnablement”…) qui ont une valeur euphémistique et qui permettent au philosophe de se distancier d’un Platon, laudateur sans nuances du philosophe-roi. La seconde partie de l’article aborde le travail de deux intellectuels du XIIIe siècle : Robert Grosseteste, premier traducteur latin d’Aristote, et Albert le Grand. Ce dernier, interprétant Aristote à la lumière de la pensée médiévale arabe, esquisse une nouvelle image du philosophe divin, largement indépendante de la pensée chrétienne.
Après avoir défini le plagiat antique comme un vol assorti d’un camouflage, G. Aragione constate que, dans un contexte de controverse, l’idée de tradition sert à justifier une doctrine philosophique ou religieuse, alors que l’accusation de plagiat tend à détruire la tradition adverse, relevant de voleurs doublés d’imposteurs (pseudo-philosophes, pseudo-théologiens…). La démonstration, fermement menée, s’appuie sur des exemples empruntés au paganisme aussi bien qu’au christianisme.
A.-Fr. Jaccottet expose la façon dont la figure d’Hypatie, mathématicienne d’Alexandrie assassinée par des moines fanatiques, fut récupérée au service de différents combats modernes : protestants, philosophes des Lumières, poètes parnassiens, féministes l’ont tour à tour instrumentalisée. Cette manipulation est aisée et commode, car les figures antiques fonctionnent comme des métaphores ; il appartient aux érudits d’aujourd’hui de nuancer des portraits par trop grossiers. L’article, servi par une écriture limpide, se lit avec un agrément tout particulier.
Dans un style énergique – qui tend à étourdir quelque peu le lecteur non-spécialiste – M. Praloran s’intéresse à la place de la tradition classique d’abord chez Pétrarque (poésie en langue vulgaire pétrie de classicisme qui s’éloigne de l’usage commun de la langue et création d’un “je” bien particulier) puis dans la poésie italienne chevaleresque du XVIe. Sont notamment abordés l’Arioste, le Tasse et Boiardo, ce dernier faisant un usage virtuose d’un procédé antique : l’allitération. On aurait aimé que l’auteur s’appuyât davantage sur des exemples précis, qui auraient avantageusement illustré ses assertions.
Dans un article non dépourvu de références à l’actualité récente, N. Forsyth se penche sur trois aspects de l’héritage classique chez Milton : l’opposition entre des thèmes chrétiens et une forme rappelant l’antique épopée dans le Paradis perdu; l’influence de la pensée classique républicaine sur le message de ce même poème (Milton le révolutionnaire n’est-il pas hostile à Dieu, une forme d’incarnation du despote ?) ; les analogies (morale ambiguë, katharsis) entre une œuvre plus tardive, Samson Agonistes, et la tragédie antique. On éprouve de la satisfaction à découvrir grâce à Forsyth des facettes moins connues de l’influence de l’Antiquité sur le poète aveugle.
A. Paschoud constate qu’ Athalie, mêlant sources bibliques (les plus importantes) et sources grecques, obéit parfaitement aux principes dramatiques édictés par Aristote, tout en suscitant un élan pour une foi chrétienne qu’on ne saurait assimiler au jansénisme ; toutefois, dans cette construction, le paganisme reçoit une attention particulière et possède un pouvoir de séduction, certes néfaste, mais réel. L’article, intéressant et instructif, aurait selon nous gagné à être écrit plus simplement : l’accumulation de concepts théologiques, ontologiques et littéraires obscurcit inutilement certaines démonstrations.
Chr. Michel montre d’abord que Winckelmann, à travers une approche où se mêlent empathie et enthousiasme, conçoit l’art antique comme le reflet d’une époque plutôt que comme l’expression de talents particuliers. Parallèlement – ou consécutivement –, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les œuvres antiques ne sont plus considérées par leurs propriétaires comme un simple ornement extérieur, mais comme le point central autour duquel s’organise le reste des éléments architecturaux. L’auteur conclut en notant que dans cette période, on recherche moins dans l’Antiquité des canons à reproduire qu’une expression du sublime (cette dernière notion aurait d’ailleurs méritée d’être définie plus précisément).
D. Maggetti expose avec clarté les rapports du Genevois Töppfer avec l’Antiquité : étudiant au départ les langues anciennes surtout pour s’assurer un moyen de subsistance garanti (comme les choses ont changé depuis !), il se servira de ses connaissances dans son œuvre critique (préconisation d’un contact direct avec les textes, dégagé des exégèses érudites spécieuses), polémique et littéraire, avant de défendre vigoureusement, à la fin de sa vie, l’enseignement des humanités.
Dans un article aussi subtil que plaisant à lire, A. Corbellari, après s’être demandé si l’ Alix de Jacques Martin avait pu influencer l’ Astérix de René Goscinny, note que chez le premier, les Romains sont présentés généralement comme des civilisateurs confrontés à quelques rebelles rétrogrades, alors que chez le second, ils sont des occupants – plus ridicules que malfaisants au demeurant. Cela ne signifie pas qu’il faille opposer sommairement un Astérix “résistant” à un Alix “collaborateur” : ce dernier, au fond, est un idéaliste révolté par la violence, d’où qu’elle vienne. Il est dommage que Corbellari n’ait pu se servir de la thèse de N. Rouvière,2 notamment pour sa réflexion sur les éventuelles tendances politiques du guerrier gaulois et de ses compatriotes.
P. Voelke étudie quatre moments importants dans la représentation scénique de tragédies grecques : en 1844, la représentation à l’Odéon de l’ Antigone de Sophocle, dans une traduction effectuée par des proches de Victor Hugo, permet d’inscrire le drame romantique dans une tradition plus ancienne remontant, en quelque sorte, à l’Antiquité grecque ; au milieu du XXe siècle, l’Antiquité est mise à distance par le groupe de la Sorbonne (reconstitution du caractère antique) et ensuite par Jean-Louis Barrault (exotisme, avec introduction d’un folklore afro-brésilien) ; puis Sartre, au contraire, cherche à psychologiser et actualiser le mythe des Troyennes, afin de prendre position sur des controverses politiques de son époque ; Vitez, dans ses trois mises en scène successives de l’ Électre de Sophocle (1966, 1971, 1986), se démarquera de ces tendances et cherchera surtout à restituer l’épaisseur historique de la pièce en la faisant entrer en résonance avec des événements postérieurs à sa rédaction. On suit avec intérêt la démonstration de l’auteur, qui analyse avec soin les partis pris de chaque dramaturgie et la réception critique de celle-ci dans le contexte de l’époque.
R. Wachter, constatant que la langue fait accéder immédiatement à la profondeur historique, donne un aperçu de l’influence – directe ou indirecte – du latin et du grec sur de nombreuses langues européennes, influence qu’on trouve aussi bien dans des mots communs (“soft words”) que savants (“hard words”).
Pour juger sur le fond de contributions portant sur des sujets si variés, il faudrait un savoir encyclopédique que nous confessons humblement ne pas posséder. Aux remarques formulées dans le cours des résumés que nous venons de donner, nous ajouterons simplement que ces exposés, menés avec rigueur et précision, se lisent tous avec plaisir et intérêt, malgré le haut degré d’abstraction de certains d’entre eux. Dans l’ensemble en effet, les auteurs ont pris soin de se mettre à la portée de leurs lecteurs sans sacrifier la valeur scientifique de leur propos. Les fautes de frappe sont insignifiantes (lire “Martha”, p. 135, l. 3 ; “Chateaubriand”, p. 178, n. 13). On regrette que la date originale des ouvrages cités en bibliographie ne soit pas systématiquement indiquée. Un dernier détail : le rattachement universitaire de G. Aragione est tantôt Genève (adresse des auteurs) tantôt Strasbourg (fin de l’article). On appréciera pour finir l’élégante maquette et la belle typographie de ce volume.
Bref, ces miscellanées lancent dignement l’enseignement de la Tradition classique à l’Université de Lausanne !
D. Bouvier, D. van Mal-Maeder : Avant-propos
D. Bouvier : “Lieux et non-lieux de Troie”
D. van Mal-Maeder : “La peste, les dieux et les hommes. Cheminements d’une tradition”
É. Barilier : “L’homme est-il merveilleux ou terrible ?”
P.-Y. Brandt : “Quand l’inspiration divine occulte la créativité humaine : éclairages antiques et modernes sur la conversion de Paul”
Fr. Gregorio, C. König-Pralong : “Autoportrait du philosophe : du Lycée grec à l’Université médiévale”
G. Aragione : “La transmission du savoir entre ‘tradition’ et ‘plagiat’ dans l’Antiquité classique et chrétienne”
A.-Fr. Jaccottet : “Hypatie d’Alexandrie entre réalité historique et récupérations idéologiques : réflexions sur la place de l’Antiquité dans l’imaginaire moderne”
M. Praloran : “Aspects de la réception des Classiques dans la Renaissance italienne : le monologue lyrique et la narration épique”
N. Forsyth : “Milton et la tradition classique”
A. Paschoud : “ Athalie (1690) de Racine à la lumière des sources hébraïques et grecques : la lutte des sacralités”
Chr. Michel : “Changement du canon ou changement du regard ? Le basculement de la tradition classique à la fin du XVIIIe siècle”
D. Maggetti : “Rodolphe Töppfer et l’Antiquité”
A. Corbellari : “D’Alix à Astérix : des usages idéologiques de la bande dessinée dans la réception de l’Antiquité”
P. Voelke : “Comment représenter l’antique de l’ Antigone de l’Odéon aux Électre d’Antoine Vitez”
R. Wachter : “Fouiller les mots”
Notes
1. Comme le montre par exemple la naissance récente des revues Anabases (Toulouse) et Classical Receptions Journal (Oxford).
2. N. Rouviegrave;re, Astérix ou les lumiegrave;res de la civilisation, Paris, P.U.F., 2006.