« La cité hellénistique, c’est la cité classique plus l’évergésie » : cette formule de Louis Robert permet de souligner qu’à partir de l’époque hellénistique, le phénomène de l’évergétisme civique, s’il n’est pas nouveau en tant que tel, subit des transformations qui en font progressivement une caractéristique essentielle de la vie civique1 et même l’équivalent d’un véritable « système de gouvernement ». Loin de prétendre fournir une synthèse globale sur ce phénomène, A. Zuiderhoek se propose, à partir de l’exemple de l’Asie Mineure, de poser des jalons pour l’élaboration d’un modèle d’interprétation dont la validité demanderait à être confirmée par d’autres études de cas.
S’agissant d’évergétisme, c’est donc à un phénomène d’une ampleur nouvelle que se trouvent confrontées les cités grecques, dans un cadre historique où l’affirmation progressive de la présence romaine modifie les conditions du jeu politique et où les pratiques et les représentations s’articulent autour des axes grec et romain de ce qu’est devenue l’identité civique. Notre perception et notre connaissance du phénomène sont largement tributaires de la documentation épigraphique où abondent en particulier les inscriptions honorifiques. De fait, ces dernières se révèlent propices à une analyse de l’évolution politique et sociale que détermine dans les cités l’action des évergètes qu’on assimile volontiers à une élite devenue un élément clé de la politique impériale romaine, mais dont les priorités n’en sont pas moins largement déterminées par les cadres civiques traditionnels et un idéal communautaire dont on peut souligner souvent la dimension locale.
La présente étude, issue d’une thèse, prend place dans l’ensemble de travaux et de réflexions qui se sont multipliés dans les dernières décennies sur ces thématiques et s’inscrit à ce titre dans l’intéressante série consacrée, sous la houlette de S. Alcock, J. Elsner et S. Goldhill, à l’étude de la culture grecque dans le monde impérial romain (« Greek Culture in the roman World »). Comme le précise le sous-titre du livre, la question de la « politique de la générosité dans l’empire romain » sera appliquée à l’Asie Mineure, ce qui reste néanmoins un très vaste champ de recherche, compte tenu du sujet. En fait, A. Zuiderhoek fixe d’emblée, dans une très courte notice introductive, l’enjeu de son enquête : il s’agit d’explorer le paradoxe que constitue, dans la société gréco-romaine d’époque impériale, la générosité déployée par les élites dans un monde pourtant foncièrement inégalitaire. L’auteur se propose d’affronter le problème du sens à donner à des conduites qui favorisent l’émergence d’une catégorie sociale dominante, selon un processus « probablement unique dans l’histoire des civilisations pré-industrielles ». Plus particulièrement, il s’agit de renouveler l’interprétation qu’on peut donner de la prolifération d’actes de générosité caractéristique des premiers siècles de l’Empire. Il faudrait y voir avant tout, au moins dans les provinces orientales de l’empire romain, une réaction politique et idéologique des élites urbaines et de leurs concitoyens à certains aspects d’un développement social et politique, en accord avec des idéaux oligarchiques et allant de pair avec l’intégration des cités dans le système impérial romain. L’ouvrage se définit donc comme un essai, à l’ampleur limitée, organisé en six chapitres.
Le premier chapitre sert d’introduction : il justifie le cadre géographique, présente la documentation,2 sans dissimuler les problèmes qu’elle pose à l’interprétation historique et rassemble les données nécessaires à une compréhension du phénomène de l’évergétisme en général, ou plutôt tel que le conçoit l’auteur. C’est l’occasion, dans une perspective historiographique, de rappeler les études marquantes sur le sujet, comme celle de Paul Veyne,3 mais aussi de souligner les grands traits du phénomène que A. Zuiderhoek souhaite placer au centre de sa démonstration, en le définissant fondamentalement comme un acte politique et une forme de rituel idéologique servant à légitimer un certain ordre social.
Les deux chapitres suivants (2 et 3) sont destinés à démontrer les insuffisances d’une approche économique de la question. A. Zuiderhoek souligne que les bienfaits des élites ne pouvaient pas correspondre aux besoins quotidiens de la masse des citoyens ordinaires et remet en question l’idée du rôle déterminant qu’auraient joué les bienfaiteurs dans la vie économique des cités. L’auteur tente d’évaluer la part que représentaient les sommes offertes par les évergètes dans l’économie urbaine et souligne son peu d’importance par rapport aux fortunes mêmes détenues par les élites. Il s’agit ainsi de ramener les dons offerts par les évergètes à leur juste échelle, et de battre en brèche l’idée que ces mêmes actes évergétiques auraient servi à soulager la misère des pauvres, dont la définition ne va d’ailleurs pas de soi dans le monde antique. C’est dans la même optique qu’est mise en doute l’incapacité dont les cités auraient fait preuve à gérer seules, faute de ressources suffisantes, les aménagements et les infrastructures publiques : l’auteur met en garde contre toute assimilation hâtive de l’évergétisme à un moteur de l’économie civique dans la mesure où il apparaît que les cités, dont on aurait eu tendance à sous-estimer les revenus, liés en particulier à la perception de taxes, pouvaient se passer de l’aide des élites. C’est ce qu’entend du moins démontrer le chapitre trois, en reconstruisant un modèle de fonctionnement des finances publiques que les insuffisances de la documentation rendent cependant hautement hypothétique – ce dont l’auteur est d’ailleurs conscient.
Les trois derniers chapitres sont consacrés à justifier la vision que l’auteur souhaite défendre de l’évergétisme. A. Zuiderhoek commence (chap. 4) par traiter des facteurs susceptibles d’expliquer la prolifération des actes de générosité dans la société impériale: accroissement de la richesse des élites, mesurée à l’aune d’une classification cependant fragile des dons jugés les plus importants ; amélioration de la position sociale et politique des élites dans le cadre d’une oligarchisation de la vie politique non exclusive d’ailleurs de stratifications ou hiérarchisations internes ; antagonisme social, enfin, résultant de cette évolution. L’auteur touche là à des questions cruciales de l’histoire des cités d’époque impériale : le fonctionnement des institutions et l’image qui en est donnée à travers le langage des inscriptions, la question des tensions sociales et le thème de la concorde. On regrettera cependant le caractère succinct des analyses, qui font douter de la validité des conclusions, en particulier lorsqu’elles entendent marquer des spécificités chronologiques.
Les chapitres cinq et six sont un réexamen de la nature des dons consentis par les évergètes et de ce que leur générosité leur valait en retour. Selon A. Zuiderhoek, c’est la contrainte que fait peser sur le modèle civique l’accumulation croissante de richesses et de pouvoir entre les mains d’un petit nombre qui aurait encouragé les bienfaiteurs à défendre la permanence d’un idéal civique de référence, tout en accordant la primauté à l’idée de hiérarchie sur celle d’égalitarisme politique. Il faudrait donc voir dans l’évergétisme à la fois une volonté de préserver ou réactiver d’anciens idéaux et un souci de légitimer un ordre oligarchique, bien plus qu’un processus répondant à des nécessités économiques. L’auteur fonde son interprétation sur la prédominance, révélée par la documentation épigraphique, des bienfaits en rapport avec les composantes urbaines et culturelles de la vie civique. Mais la démonstration n’emporte par la conviction : en se fondant sur des schémas statistiques fragiles, et en aboutissant à des remarques somme toute générales sur la vie culturelle et religieuse des cités de l’Orient romain, elle ne renouvelle guère notre approche de l’image de la société dont la documentation épigraphique constitue un vecteur.
Le dernier chapitre s’attache à la question de savoir ce qu’attendent les bienfaiteurs en retour de l’usage généreux de leur richesse. S’agit-il de confirmer une assise économique, d’afficher une supériorité politique ou de conforter un prestige social ? On sait que les pratiques de don et contre-don, caractéristiques de l’époque archaïque et en particulier de la société homérique, s’affirment encore, de l’époque classique à l’époque impériale romaine, en tant que conduites emblématiques d’un usage des richesses orienté vers une quête de reconnaissance sociale et un souci de distanciation relative du reste de la communauté. C’est ce dont témoignent abondamment les inscriptions honorifiques d’époque impériale, où l’on perçoit comment le prestige social que génèrent les conduites de dépense et de générosité est accordé par l’ensemble de la communauté civique, qui est prise à témoin du mérite (arétè) de quelques-uns et reconnaît leur valeur. À travers le processus de réciprocité qui est au coeur des pratiques évergétiques, c’est donc la question du mode d’articulation de la société civique que l’auteur aborde ici, à la suite d’études qui ont déjà cherché à marquer la dimension symbolique et idéologique de comportements soucieux de légitimer des distinctions hiérarchiques et, partant, de préserver un ordre socio-politique oligarchique. Faute de prendre en compte l’ensemble de la bibliographie disponible (la bibliographie francophone, en particulier, est sous-représentée), et en n’appuyant l’argumentation que sur un choix très sélectif de documents épigraphiques, qui interdit la prise en compte de variations géographiques ou chronologiques, l’auteur, dans ce chapitre, ne renouvelle pas cependant, me semble-t-il, l’approche qu’on peut avoir de ces questions touchant en général à la représentation que les élites donnent d’elles-mêmes à travers la documentation épigraphique.
Dans l’ensemble, l’ouvrage ne remet pas fondamentalement en question la vision que les recherches actuelles permettent d’avoir du phénomène de l’évergétisme dans le monde hellénophone d’époque impériale. Non que l’auteur, à maintes reprises au fil de la démonstration, n’ait songé à ouvrir des pistes originales de réflexion, en ce qui concerne par exemple les contextes économiques et démographiques dans lesquels s’inscrivent les pratiques évergétiques, ou les rapports entre les bienfaiteurs et les citoyens non membres de l’élite, mais on aurait attendu des développements plus poussés sur ces aspects, mieux ciblés peut-être aussi, afin de rendre possible, dans l’argumentation, une prise en compte systématique de l’ensemble de la documentation disponible.
Notes
1. L’ouvrage de référence reste l’étude de Philippe Gauthier : Les cités grecques et leurs bienfaiteurs (IVe-Ier siècles av. J.-C.). Contribution à l’histoire des institutions (BCH, Suppl. 12), 1985.
2. Une sélection d’un peu plus de 500 inscriptions dont les références sont données en fin d’ouvrage sous forme d’une liste classée en fonction de la nature des bienfaits accordés par les évergètes. On regrettera cependant dans cet appendice l’absence de précisions permettant de mieux cerner la chronologie et le contexte des documents retenus.
3. Le pain et le cirque : sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, 1976.