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Le volume aborde un champ des études classiques en pleine expansion : le rôle de la couleur dans les sociétés anciennes. M. Bradley reprend les réflexions menées dans sa thèse de doctorat (‘Concepts of colour in ancient Rome’, Cambridge, 2004). Pour comprendre la façon dont les Romains du haut-Empire ont fait de la couleur un objet de réflexion, il étudie les différentes facettes de la notion de color, telle qu’elle se dessine dans la production littéraire de l’époque. L’ouvrage comporte une préface, une longue introduction, sept chapitres thématiques, une conclusion suivie d’un appendice, une bibliographie fournie et des index.
Depuis une dizaine d’années, les travaux interdisciplinaires et collectifs consacrés aux couleurs dans l’Antiquité se sont multipliés, embrassant la question, désormais bien documentée, de la polychromie de l’art. Ils privilégient souvent l’étude du monde grec. La monographie de M. Bradley a pour ambition de rééquilibrer les choses du côté romain. Il ne s’agit pas de proposer une nouvelle étude du lexique chromatique latin, mais de prêter attention aux problèmes épistémologiques que le phénomène chromatique pose aux lettrés romains. L’approche est donc théorique : l’auteur se propose d’analyser les débats éthiques et philosophiques mettant en jeu la nature des couleurs, leur perception, leur signification, leur rôle de médiation dans la connaissance du monde environnant. Le concept de color, ainsi que la relation entre voir et savoir, sont au cœur de la réflexion. Ce sont les discours produits par une partie des Romains (ceux que l’auteur nomme ‘literary elite’, sans toutefois définir clairement les contours de ce cercle de privilégiés) et les représentations qui les sous-tendent qui intéressent M. Bradley. Il examine les sources littéraires du haut-empire – sans négliger les textes plus anciens ou tardifs, ainsi que la tradition grecque – et prend en compte des genres très variés (philosophie, poésie, rhétorique, théâtre, histoire…).
Dans l’introduction, l’auteur insiste sur l’écart significatif qui existe entre les catégories chromatiques de la langue latine et celles des langues occidentales modernes. Il prend l’exemple de flauus, ‘blond’, viridis, ‘verdoyant’, et caerulus, ‘(bleu) profond’, qui renvoient à des éléments précis dont la couleur n’est que l’une des propriétés remarquables (la chevelure, les végétaux, l’eau). À cette première réflexion fait suite une mise au point historiographique sur la question des couleurs : travaux philologiques et littéraires consacrés au lexique chromatique antique ; apports des études récentes sur la polychromie de l’art gréco-romain. L’auteur mentionne brièvement les recherches menées pour d’autres périodes ou aires culturelles, mobilisant les apports de l’anthropologie. La dernière partie de l’introduction justifie l’angle d’approche adopté et le plan choisi : les sept chapitres vont servir à cerner progressivement les contours de la notion de color. Soucieux de privilégier l’étude des contextes, l’auteur examine successivement différents dossiers documentaires, pour montrer que les stratégies discursives font varier la signification accordée au chromatisme.
L’auteur aborde dans le premier chapitre les diverses manières dont les Anciens (d’Homère à Isidore de Séville) ont appréhendé l’arc-en-ciel. Mettant en regard la prose (notamment Sénèque) et la poésie (Virgile, Ovide), il montre l’extrême variété des façons dont le phénomène a été décrit. Tour à tour monochrome, trichrome, multicolore, l’arc-en-ciel permet de penser le chromatisme, son origine, son rapport à la lumière, la question du mélange, mais aussi de la puissance divine. En terminant sur Newton, l’auteur souligne l’écart qui existe entre les théories modernes et les formes de pensée antiques.
Le second chapitre replace la question du chromatisme dans son arrière-plan philosophique. La relation entre perception visuelle et connaissance du monde sensible alimente les débats. L’auteur insiste sur les théories grecques classiques et hellénistiques en raison de leur influence sur la pensée développée par les Romains du haut-empire, puis met à l’honneur le livre II du Natura rerum de Lucrèce. Il en cite de longs passages et les discute, montrant que sa doctrine épicurienne reconnaît une fonction épistémologique aux couleurs. Avec de l’entraînement, les sens peuvent être une base de la connaissance du monde physique et de la vérité. Ce chapitre offre l’occasion de saisir la fluidité de la notion de color, utilisée en rapport avec des pratiques (picturales, tinctoriales, mais aussi musicales et même théâtrales), dans le prolongement de la tradition grecque associée à khrôma.
Parce que les débats philosophiques sur la perception ont influencé le discours de Pline l’Ancien sur l’art, le chapitre suivant porte sur trois livres de l’ Histoire Naturelle, consacrés aux pigments, marbres et pierres précieuses (XXXV, XXXVI et XXXVII). La couleur joue un rôle dans l’économie de l’œuvre et contribue au projet moral et éthique du polygraphe : elle fait office d’outil classificatoire et d’instrument d’évaluation. La nature est présentée comme un spectaculum qui regorge de ressources chromatiques variées qu’il faut apprendre à reconnaître, à respecter et à utiliser correctement. Pline condamne les détournements et excès dont se rendent coupables ses contemporains. La luxuria, véritable abus de la nature, prend la forme de manipulations chromatiques : placage de marbres polychromes venus de tout l’empire pour décorer les édifices, emploi de pigments exotiques et coûteux aux tons éclatants sur les peintures murales, avidité pour des gemmes et matières précieuses comme l’ambre, associée à la vanitas grecque. M. Bradley invite à lire l’œuvre de Pline comme un tableau critique de la profusion chromatique qui règne dans la Rome de Néron, et dont la Domus Aurea constitue le symbole le plus éclatant.
Le chapitre IV aborde un autre domaine dans lequel la couleur prête à discussion : la rhétorique. Cicéron serait le premier à avoir introduit le mot color dans une réflexion sur l’art oratoire, s’inspirant d’une tendance initiée par Hermagoras (150 BC) – mais déjà Isocrate et Platon évoquent la poikilia des rhéteurs, des sophistes et des poètes. M. Bradley s’efforce de cerner des évolutions en confrontant les usages cicéroniens de color avec ceux que l’on trouve chez Sénèque le rhéteur et Quintilien. Il cherche à comprendre le développement spécifiquement romain des parallèles établis entre rhétorique et cosmétique, maquillage ( fuscus). Les couleurs de l’éloquence, comme celles du corps humain, opèrent à deux niveaux, opposés et complémentaires : l’extérieur et l’intérieur, l’apparence et le caractère. Les Romains conçoivent la couleur comme un élément constitutif de la persona, de l’identité sociale d’un individu. C’est donc tout naturellement que les deux chapitres suivants se tournent vers le corps humain et ses parures.
Le chapitre V s’appuie sur l’examen de la littérature médicale et physiognomonique. Ces deux genres témoignent d’une sensibilité accrue aux nuances chromatiques du corps et à leurs variations, car elles constituent des indices des traits de caractère et l’état de santé d’un individu. Les couleurs de la peau, des cheveux et des yeux sont des critères d’identification qui révèlent une origine géographique, un comportement, une activité. Là encore, on mesure la prégnance de la tradition grecque, qui a stimulé les réflexions romaines. Le cosmopolitisme de la Rome du début de l’empire favorise la mise en place d’un système classificatoire fondé non par sur l’appartenance raciale mais sur l’apparence chromatique. L’auteur examine également le cas des modifications de couleur : rubor et pallor sont symptomatiques de changements physiologiques internes, liés à des traits de caractère et à une éthique.
Le chapitre VI concerne l’ ars ornatrix et le cultus, c’est-à-dire le soin et l’embellissement du corps. M. Bradley étudie principalement le corpus poétique (Ovide, Martial, Juvénal,…) et montre que les couleurs ‘artificielles’, ajoutées par le maquillage, les perruques, les parures et les vêtements, font l’objet d’un jugement mitigé. Le plus souvent, elles sont associées à des artifices destinés à tromper, des subterfuges savamment manipulés par les femmes. Les poètes alertent sur le danger potentiel que représente la meretrix : les citoyens romains doivent apprendre à déjouer les pièges de la séduction féminine. Mais le cultus est aussi la marque d’un état civilisé, qui met à distance les Barbares au mode de vie perverti ou primitif. Une fois de plus, l’importance de l’héritage grec (notamment platonicien) est patente : on le retrouve formulé chez Galien par le biais de la distinction entre le kosmètikon, destiné à préserver la beauté du corps, et le kommôtikon, qui vise à acquérir une beauté superficielle et trompeuse.
Dans le dernier chapitre, consacré à la pourpre, l’analyse prend un tour plus historique, brassant l’ensemble de la documentation littéraire pour déceler d’éventuelles évolutions chronologiques. M. Bradley met en lumière la richesse du réseau sémantique et affectif attaché à purpureus, qui renvoie à une matière colorante et, de plus en plus, à une catégorie chromatique abstraite (en témoigne l’association qui naît avec la pierre d’Egypte, le porphyre). Les textes révèlent l’engouement croissant que suscite la teinture issue du murex chez les Romains. Son utilisation sur les vêtements est un symbole de statut social et fait l’objet d’une réglementation – dont on aurait aimé comprendre les raisons profondes, mais l’auteur ne s’y attarde pas. Le port de la pourpre est réservé à certaines catégories de la population : prêtres, futurs citoyens, censeurs, sénateurs, généraux vainqueurs, empereurs. M. Bradley glisse (trop) rapidement sur le cas des femmes. Se draper de purpura en dehors de ces cas précis suscite méfiance et réprobation. Les auteurs d’époque républicaine associent volontiers la couleur pourpre aux aspirations tyranniques, et l’on assiste au début de l’Empire à la montée d’un courant hostile qui la range du côté de la luxuria orientale et de la décadence qui menace Rome. Le pouvoir impérial, par le contrôle qu’il instaure, s’en sert ensuite pour asseoir l’autorité du princeps.
Pour conclure sur l’écart entre Anciens et Modernes et la nécessité de porter attention aux contextes de production des discours, l’auteur met en regard deux cérémonies où la parade des couleurs participe d’une mise en scène du pouvoir mais dont la réception – médiatique pour l’une, littéraire pour l’autre – diffère : le couronnement d’Elizabeth II et la procession triomphale des imperatores à Rome. La confrontation rappelle que les textes reflètent moins un environnement visuel que les représentations que les hommes s’en font ou cherchent à en donner.
M. Bradley propose dans cette monographie stimulante une contribution à l’histoire culturelle de la Rome du Haut-Empire, en montrant comment s’élabore une véritable épistémologie de la couleur, à partir d’une tradition philosophique et littéraire grecque qui a été reprise et adaptée. L’étude, en portant attention aux différents registres discursifs, met en avant la plasticité du concept de color : unité perceptuelle de base, surface d’un objet, pigment, teinture, caractère, artifice rhétorique,… La notion prête à débat et permet de penser l’interaction entre vérité et illusion, authenticité et tromperie, caractère et apparence, en raison de sa fonction de médiation dans le processus de perception et de connaissance. L’importance qu’il prend dans les débats au début de l’Empire traduit les tensions qui traversent la société romaine à cette époque charnière. On aurait d’ailleurs envie d’en savoir plus sur la profusion chromatique qu’engendre la Rome composite et bigarrée des Julio-Claudiens. Il resterait aussi à comprendre la place qu’occupe la couleur au théâtre, dans l’amphithéâtre et le cirque, ou encore dans les pratiques religieuses et l’art divinatoire. En laissant délibérément de côté la culture visuelle et les pratiques, pour s’intéresser uniquement au regard qu’une partie de la société portait sur celle-ci et au discours qu’elle a produit, l’étude ne nous donne accès qu’à un pan de ce que M. Pastoureau nommerait la ‘culture chromatique’ des Romains.
L’ouvrage, qui deviendra une référence dans le domaine des études anciennes, intéressera les philologues, les littéraires, les philosophes, mais aussi les historiens et ceux travaillant sur la couleur dans d’autres aires culturelles que le monde gréco-romain. Le caractère didactique du livre, qui comporte des bilans d’étape récapitulant les acquis de la démonstration, le rend accessible aux étudiants, qui y trouveront une mine de références. La bibliographie inclut des études très récentes, même si les titres français sont peu nombreux : n’y figure pas par exemple la publication dirigée par J. Pigeaud qui renferme pourtant plusieurs articles consacrés à Rome ( La couleur. Les couleurs, 2007). L’ouvrage L’Antiquité en couleurs, paru début 2009, était trop récent pour pouvoir être pris en compte. Les coquilles sont très rares, hormis quelques erreurs dans la transcription du français (cf. la citation p. 14 n. 60 ou la référence à l’article de Gernet figurant dans la bibliographie).
Introduction; 1. The rainbow; 2. Lucretius and the philosophy of color; 3. Pliny the Elder and the unnatural history of color; 4. Color and rhetoric; 5. The natural body; 6. The unnatural body; 7. Purple; Conclusion: colours triumphant; Envoi: Aulus Gellius, Attic Nights 2.26.