Même s’il suscite un certain nombre de réserves, le livre de Reidar Aasgaard est important en tant que tentative systématique de prendre au sérieux un ancien apocryphe chrétien comme témoin d’un milieu où on élaborait et on transmettait des récits sur Jésus. Il s’agit de l’œuvre couramment désignée comme Evangile de l’enfance de Thomas, bien que ce nom d’auteur n’apparaisse que dans une partie de la tradition manuscrite grecque, de plus clairement secondaire et tardive. L’entreprise est d’autant plus méritoire que l’apocryphe en question a souvent été liquidé par les savants comme une suite d’épisodes hétérogènes sans structure ni logique narrative d’ensemble, ayant un niveau littéraire modeste et un contenu théologique insignifiant. Cette évaluation a par ailleurs alterné avec une autre qui a voulu reconnaître dans ce texte des allusions cachées au mythe gnostique de l’âme emprisonnée dans ce monde puis libérée par le Christ, ainsi qu’une christologie docète.
Dans un premier chapitre (p. 1-13), Aasgaard synthétise l’histoire de la recherche, dans laquelle se signalent quelques contributions majeures : Stephen Gero (1971) a analysé les épisodes de l’Evangile du point de vue de la critique des formes ; Sever J. Voicu a montré, dans deux articles de 1991 et 1998, la priorité des formes plus brèves du texte, a identifié une recension attestée par le manuscrit H (Sabaiticus 259) et a fourni une traduction avec un apparat complet des variantes ; Ronald F. Hock a donné en 1995 une édition pratique (bien que trop éclectique) du texte grec avec traduction et notes où il contribue à une meilleure compréhension du genre de cet écrit ; Tony Chartrand-Burke enfin, dans sa thèse de doctorat de 2001 (disponible sur le net) et dans quelques articles, a fourni une édition synoptique des recensions grecques et a étudié la christologie du texte ainsi que le rapport entre la description de Jésus enfant et ce que nous savons de la vie des enfants dans l’Antiquité (son édition critique du grec en synopse, avec une longue introduction, est actuellement sous presse dans la Series Apocryphorum du Corpus Christianorum de Turnhout).
Le deuxième chapitre (p. 14-34) mène une comparaison synoptique détaillée de quelques épisodes dans trois recensions grecques (Gs, Ga et Gd) et essaie de montrer que les contacts et les différences ne peuvent s’expliquer de manière adéquate par la transmission du texte écrit, mais exigent l’adoption d’un “paradigme oral/écrit”, auquel renvoient également certaines caractéristiques de structure, forme et contenu. Aarsgard développe ainsi une hypothèse déjà proposée par Gero. Le paradigme de l’oralité a du reste été appliqué aux apocryphes chrétiens à plusieurs reprises ces dernières décennies, par exemple aux Actes de Pierre par Christine Thomas. La conclusion d’Aasgaard est que l’histoire “was composed in an oral and/or written shape by an otherwise unknown author” (p. 30), que son noyau “very likely included substantial parts of or most of the short written form” (ibid.) et que la transmission a impliqué l’ajout ou l’élimination d’épisodes ainsi que l’adaptation à de nouveaux contextes (ibid.). Il me semble toutefois difficile d’admettre une forme orale primitive de toute la chaîne des épisodes, malgré la structure d’ensemble qu’Aarsgard s’efforce de mettre en évidence (voir le tableau de la p. 37). De plus, l’instabilité textuelle est propre à la grande majorité des apocryphes, dont le texte n’a pas été figé et “protégé” par un processus de canonisation ; il faut certes tenir compte du rôle de l’oralité, mais cette instabilité (dans laquelle plusieurs savants ont identifié l’un des caractères constitutifs de la littérature apocryphe) s’explique sans doute principalement par les services que les apocryphes pouvaient rendre dans de nouveaux contextes, moyennant adaptation ou réécriture. En d’autres termes, il n’est pas conseillé d’étudier la pluralité de formes d’un apocryphe de manière indépendante de la question générale des fonctions que les textes apocryphes pouvaient remplir en tant que tels, c’est-à-dire en tant que non-canoniques (et donc facilement modifiables) mais en même temps se présentant comme porteurs de l’autorité des personnages fondateurs (Jésus, ses disciples, Marie…).
Le chapitre 3 (p. 35-52) analyse les techniques narratives de l’ Evangile de l’enfance afin de dégager une intrigue, insistant sur des motifs centraux comme le déploiement de la puissance et de la sagesse de Jésus, ainsi que l’antithèse malédiction / bénédiction ; la ligne narrative serait fondée sur la reconnaissance progressive de la divinité de Jésus. La mise en évidence de ces caractères semble bien réussie. On pourrait cependant mettre en question certaines analyses, comme celle visant à démontrer la cohérence des trois épisodes de Jésus avec un maître d’école (respectivement ch. 6-8 ; 13 ; 14). Je pencherais pour reconnaître une unité primitive du deuxième et du troisième épisode, formant un parallèle antithétique, tandis que le premier (placé loin des deux autres dans l’œuvre) a dû être d’abord indépendant.
Aasgaard admet que de petits regroupements d’épisodes ont pu préexister. Un tel point de vue est extrêmement probable. La tendance à réunir des groupes de textes préexistants sur l’enfant Jésus sera évidente plus tard, dans la forme “longue” de ce que les modernes appellent l’ Evangile du Pseudo-Matthieu, qui réunit une réécriture du Protévangile de Jacques et une forme latine (Lm) de l’ Evangile de l’enfance de Thomas, insérant entre les deux une série d’épisodes sur Jésus et sa mère en Egypte. Dans une contribution d’il y a quelques années1 j’ai essayé de montrer qu’un groupe de trois épisodes du séjour en Egypte a eu d’abord une histoire indépendante remontant probablement au IIe siècle et que Jésus y figurait avec sa mère, mais sans Joseph.
Les ch. 4 à 10 (p. 53-165) représentent le véritable noyau de la recherche. Ils passent au crible l’ Evangile de l’enfance pour en dégager les allusions à la vie quotidienne et aux relations sociales, les notions et les valeurs culturelles, la représentation de Jésus en tant qu’enfant, son évolution de l’état de garçon à homme (correspondant à ce qui était considéré comme la formation correcte d’un mâle dans l’Antiquité méditerranéenne), les rapports avec des textes entrés dans l’Ancien et le Nouveau Testament, la signification de certaines paroles étranges de Jésus, les idées théologiques fondamentales, surtout la christologie. Aasgaard montre qu’il n’est pas nécessaire de supposer des positions hétérodoxes pour expliquer la christologie de cet Evangile et qu’en même temps sa pensée religieuse, exprimée sur le mode narratif, est moins plate qu’on a voulu le croire. Une autre acquis est la mise en évidence des valeurs sociales et éthiques sous-jacentes au texte, qui renvoient à un milieu de village de la Méditerranée orientale.
L’objet de la recherche reste cependant un peu flou. Au seuil de son analyse, Aasgaard précise qu’il prendra essentiellement en considération l’une des recensions grecques, celle attestée par le manuscrit H et désignée comme Gs. Il affirme que ce manuscrit atteste “a fair early stage in the process of transmission” et que, étant le plus proche des versions syriaque et latine, il reflète vraisemblablement “a primitive form of IGT” (p. 34). Toutefois, les recherches soignées de Voicu ont amené ce savant à reconnaître, d’une part, que “en ce qui concerne la structure du texte, il s’agit de loin du meilleur témoin grec connu, car c’est le moins interpolé” mais que, en même temps, “son texte, qui révèle de curieuses conventions syntaxiques et orthographiques, est parsemé de leçon aberrantes”.2 Il faut donc distinguer le nombre et la disposition des épisodes, meilleurs en M que dans les autres manuscrits grecs, de la forme du texte : de nombreuses leçons de M ne paraissent pas fiables. Sur la base des conclusions de Voicu, il n’est en tout cas pas justifié d’affirmer que M reflète une forme primitive de l’œuvre. Se concentrer sur un examen du texte Gs est légitime, mais il aurait été bienvenu de le distinguer plus clairement de IGT ( Infancy Gospel of Thomas). En particulier, au chapitre 9 (p. 137-148) où Aasgaard analyse des paroles attribuées à Jésus, ce qu’il examine est la forme du manuscrit H, souvent différente de celle des autres témoins, comme le prouve l’édition synoptique des témoins grecs disponible dans la thèse de Chartrand-Burke. Tant qu’on n’a pas démontré que chaque leçon de H est primitive ou du moins appartient à la couche la plus ancienne de l’œuvre que nous puissions atteindre — ce qu’Aasgaard ne fait pas — il est risqué d’en tirer des conclusions au sujet de l’origine de l’ Evangile de l’enfance : une analyse de M ne peut livrer que des données sur le contexte de cette recension. Il aurait été méthodologiqueme nt prudent de bien distinguer le niveau de M de celui de la forme la plus ancienne.
Dans l’avant-dernier chapitre (p. 166-191), le sigle IGT désigne de nouveau l’œuvre en tant que telle, ou mieux l’ensemble des témoins de ses différentes versions : sur la base de l’histoire de la réception et de l’origine des manuscrits, Aasgaard souligne le succès de cet Evangile, dont il situe l’origine et la première diffusion dans une couche sociale moyenne / basse. Dans la conclusion (p. 214-217), il mentionne quand même l’exigence que l’analyse des autres versions vienne s’ajouter à celle de Gs.
Mais avant cela, il consacre son dernier chapitre (p. 192-213) à faire converger les résultats des chapitres précédents vers une hypothèse stimulante : cet Evangile aurait été destiné en premier lieu à raconter Jésus aux enfants. Cette proposition (déjà suggérée par d’autres, comme Aasgaard le reconnaît) est sûrement attrayante, mais elle reste hypothétique et se heurte à des objections. Un auteur comme Irénée de Lyon, qui se réfère à l’histoire de Jésus avec son maître comme à une falsification mise en avant par les Marcosiens ( Contre les hérésies 1,20,1-2, cité aussi par Aasgaard, p. 174-175), aurait-il laissé échapper l’opportunité de souligner que ce groupe qu’il combat fondait ses doctrines sur des historiettes pour enfants, alors que dans les mêmes années le polémiste anti-chrétien Celse comparait les doctrines chrétiennes aux fables que les vieilles femmes racontent aux enfants (Origène, Contre Celse 6,34) et qu’Irénée lui-même qualifie d’autres aspects de la doctrine marcosienne de contes de vieilles femmes ( Contre les hérésies 1,16,3, sans doute une allusion à 1 Tm 4,7) ?
Sept Appendices proposent une édition du texte grec de Gs, une traduction anglaise, une structuration de l’œuvre, une liste des épisodes, un tableau des recensions grecques et des versions, un tableau des attestations de l’ Evangile de l’enfance de Thomas aux premiers siècles et un répertoire des récits de la naissance et de l’enfance de Jésus aux premiers siècles. Une bibliographie ample et bien à jour et des index des références complètent le volume.
Malgré ces réserves et d’autres qui obligeraient à des analyses de détail, le livre d’Aasgaard est d’un intérêt remarquable. En appliquant les méthodes de l’histoire sociale, l’histoire de la culture, l’anthropologie historique et la science de la littérature, il essaie de comprendre un apocryphe largement sous-évalué en éclairant le rapport entre sa forme, son contenu et ses fonctions, et en le situant dans le cadre des processus de communication déployés dans des contextes déterminés de la société antique. Des problèmes d’ordre méthodologique et philologique ainsi qu’une insuffisante prise en compte des caractères propres à la littérature apocryphe obligent à suspendre le jugement sur un certain nombre de ses propositions. Pourtant, il s’est engagé dans la bonne direction, qui vise à comprendre les premiers textes chrétiens sans les séparer de la communication, orale et écrite, des sociétés anciennes dans leur ensemble.
Notes
1. “Gesù ride: Gesù, il maestro di scuola e i passeri. Le sorprese di un testo apocrifo trascurato”, in E. Franco, éd., Mysterium regni ministerium verbi (Mc 4,11; At 6,4). Scritti in onore di mons. Vittorio Fusco, Bologna, Edizioni Dehoniane 2001, p. 653-684.
2. S. J. Voicu, “Verso il testo primitivo dei Paidika tou kuriou Iêsou, ‘Racconti dell’infanzia del Signore Gesù'”, Apocrypha 9 [1998] 26-27 (ma traduction).