Ce livre est l’histoire d’un recollement des parties démembrées d’un livre perdu : Sur la mélancolie, écrit aux alentours du Ier siècle ap. J.-C. par le médecin Rufus d’Ephèse. Publié en langue anglaise, il s’attache non seulement à reconstituer ce texte poly-fragmenté, mais aussi à en expliquer la teneur, et à présenter à la fois le contexte et l’évolution du concept de mélancolie.
L’ouvrage s’ouvre sur une courte notice de présentation indiquant notamment l’organisation du traité original (première section clinique fournissant une liste de cas et de symptômes, seconde partie thérapeutique avec une liste de médications), l’adhésion de Rufus au système des quatre humeurs, et la prédominance du type mélancolique hypochondriaque dans les observations du praticien (opposée aux types encéphalique et mixte). Ses causes d’apparition sont variables : régime alimentaire déséquilibré (notamment en vin), exercice intellectuel excessif, traumatisme psychologique ou physique. L’oesophage, faisant office de communication directe entre l’extrémité cervico-céphalique et le ventre, agit comme un lien physiologique, d’après Rufus, entre mélancolie encéphalique et hypochondriaque (au sens anatomique du terme). Un certain type physique semblerait lié, selon lui, à l’apparition de cette maladie : sujet chevelu, à la peau sombre, à la bouche lippue et aux yeux proéminents (F11, pp. 34-35 ; F14, pp. 36-37). L’auteur insiste sur la reprise massive des données théoriques et pratiques de Rufus par Galien dans son Des lieux affectés, mais aussi par Constantin l’Africain, Avicenne et Maïmonide.
Le texte original grec étant perdu, l’auteur a compilé l’ensemble des citations grecques, latines et arabes du traité de Rufus d’Ephèse, mais sans appareil critique, conformément à l’habitude de la série SAPERE. Ont donc été principalement reprises des citations des auteurs suivants : Galien, Oribase, Aétius d’Amide, Ishaq ibn ‘Imran, Constantin l’Africain, Ar-Razi, Al-Kaskari, Al-Qumri et Ibn Sarabiyun ibn Ibrahim.
La deuxième partie de l’ouvrage correspond à la collection de fragments présentant en vis-à-vis texte original et traduction. Je laisse aux autres relecteurs le soin de compiler les coquilles et imperfections, car je ne pense pas que ce type de commentaire soit utile pour un livre aussi intéressant que celui de P.E. Pormann. Pêle-mêle, on trouvera ainsi une classification des différents types de mélancolie, celle retenue par Rufus étant l’hypochondriaque, à prendre au sens anatomique du terme, c’est-à-dire celle naissant de l’hypochondre. On verra que l’oesophage tient lieu de trait d’union entre désordres cérébraux et digestifs, en raison de sa position dans l’organisme (F8, p. 31) ; ainsi, un traumatisme crânien peut être cause de troubles mélancoliques et d’extériorisation de bile… On croisera ce qui est peut-être la plus ancienne description de syndrome de stress post-traumatique chez un homme ayant survécu de peu à une noyade, finalement guéri par deux médecins successifs (F69, p. 71). On verra des patients n’ayant plus conscience d’avoir leur tête sur les épaules, guéris par le port d’une tiare sur le crâne qui, soudain, les ramène à la réalité anatomique (F12, p. 37 : un patient vu par Ishaq ibn ‘Imran à Kairouan au Xe siècle, en tous points comparable à un cas clinique de Rufus). On découvrira que la rage peut donner des symptômes comparables à ceux de la mélancolie, et notamment ces peurs déraisonnables et des hallucinations (F20, p. 41). L’alcool, avec ses effets euphorisants et en réchauffant l’organisme, peut guérir de la mélancolie, comme cela est arrivé accidentellement à un patient invité à des noces et qui avait bu de façon déraisonnable (F65, p. 63).
Des commentaires philologiques et bibliographiques sont regroupés à la suite de ces 78 fragments, puis plusieurs essais qui donnent toute sa saveur et tout son intérêt à cet ouvrage. Simon Swain replace le traité de Rufus dans son contexte politique et social, prenant appui sur plusieurs écrits de Plutarque ; il s’intéresse notamment à la figure morale du mélancolique, souvent un homme trop investi dans ses recherches personnelles (mathématicien obnubilé par ses réflexions, par exemple, dans F68), ou bien une victime directe ou indirecte de la pression sociale. Vivian Nutton replace, lui, Rufus dans son contexte médical, développant la médecine alexandrine, la pratique anatomique, la théorie humorale hippocratique, les trois sectes médico-physiologiques (empiriques, méthodiques, dogmatiques/rationalistes) et propose même un quatrième courant de pensée, les pneumatiques. Philippe van der Eijk replace le traité de Rufus dans son contexte philosophique, appuyant principalement son discours sur des traités d’Aristote, mais aussi reprécisant la classification des mélancolies et leurs implications psychosomatiques. Peter Pormann, qui a dirigé ce volume, signe un chapitre sur la mélancolie dans le monde médiéval, c’est-à-dire au sein des traditions chrétienne, juive et musulmane ; il s’intéresse ainsi au phénomène du monachisme, à la chute de l’Homme chez Hildegarde de Bingen, à la mélancolie de Saladin traitée par Maimonide, à l’écho de Rufus dans Bagdad médiévale, avec la reprise innombrable de ses écrits et la création d’hospices ou d’asiles ( bimaristan). Peter-Klaus Schuster et Jörg Völlnagel se penchent sur la figure emblématique de la mélancolie dans l’art occidental ( Melencolia I gravée par Dürer en 1514) et proposent d’y voir l’apathie touchant ceux qui se perdent dans les recherches mathématiques, symboliques ou alchimiques (comme ce scientifique évoqué plus haut par Rufus d’Ephèse en F 68) ; outre Dürer, d’autres artistes sont convoqués pour attester du bien fondé de leur réflexion (Andrea Pisano, Charles de Bovelles, Heinrich von Laufenberg, Lionardo Dati, etc.). Peter Toohey fait en quelque sorte une synthèse entre philosophie et art lorsqu’il développe la tradition du penseur mélancolique (ou géomètre, ou encore architecte), s’appuyant sur les écrits de Robert Burton, George Eliot, Casaubon, le prix Nobel de littérature Ohran Pamuk, ou le manuel médico-psychiatrique DSM-IV-TR. Thomas Rütten modernise lui aussi son propos en trouvant l’écho du traité de Rufus sur la mélancolie dans l’oeuvre médicale d’auteurs modernes (Hubertus Tellenbach, Anne Charles Lorry et Robert Burton).
En appendice, on trouvera les textes grec, arabe et anglais d’une section Des lieux affectés de Galien (iii. 9-10) se référant à la mélancolie, la traduction de la Mélancolie scholastique d’Ishaq ibn ‘Imran, et la traduction de la section sur la mélancolie dans le Livre des expériences d’ar-Razi.
Suivent enfin une bibliographie réalisée par Pormann, une liste des contributeurs de l’ouvrage, un index (noms et termes médicaux mêlés, ce qui ne pose, dans le cas présent, aucun problème), un index des sources textuelles et une liste des illustrations.
En conclusion, il s’agit d’un ouvrage d’une très grande qualité, complet, clair, enrichissant, dont la lecture satisfera autant les spécialistes d’histoire des maladies que ceux de l’histoire de l’art et des courants philosophiques. Bravo à Peter Pormann pour ce beau morceau d’architecture.