Ce petit ouvrage en français contient une série d’articles de José Antonio Dabdab Trabulsi parus entre 1994 et 2004. L’auteur n’est pas intervenu sur les textes: ils sont donnés tels quels, sans synthèse préalable ni tentative d’uniformisation a posteriori, sans post-face. On peut regretter ce choix, mais il ne nuit pas à l’appréciation de l’ensemble, thématiquement cohérent. L’ouvrage est constitué de deux parties bien distinctes, la première consacrée à l’historiographie française de l’Antiquité depuis les années 60, la seconde au regain particulier des références à l’Antiquité qui eut lieu au XVIIIe siècle ; le lien est assuré par les deux articles qui encadrent l’ensemble.
Placé en exergue, un bref article porte sur la notion de liberté telle qu’elle était conçue par le courant libéral de la fin du XVIIIe siècle, à partir d’un débat sur les différents modèles de gouvernement que pouvait inspirer l’histoire antique, et sur son rapport avec la réalité antique (p. 11-26). Dabdab Trabulsi intervient dans un débat nourri qui eut lieu dans l’historiographie française des dernières décennies sur le rôle de la période révolutionnaire dans la construction du modèle historiographique que constitue le Ve siècle athénien, l'”Athènes bourgeoise”, comme l’ont appelée Pierre Vidal-Naquet et Nicole Loraux. Ce modèle était le reflet du choix politique d’alors, inspiré par les libéraux, d’un régime représentatif et d’un gouvernement républicain. Il était fondé sur la valorisation de la liberté entendue comme citoyenneté active et se traduisant par la possibilité de l’action politique. Mais, rappelle Dabdab Trabulsi, l’idée que la participation politique à Athènes était une occupation à plein temps, un “métier”, permis par l’esclavage, est une construction des libéraux pour servir leur projet politique de limitation de la participation populaire. Il considère quant à lui que les institutions politiques athéniennes ménageaient aux citoyens un espace de liberté privée, garanti par des droits opposables à la communauté politique, et que l’indifférence politique était tout à fait tolérée. Le débat sur la place réelle et idéologique de l’engagement politique dans la vie des citoyens athéniens à l’époque classique est loin d’être clos: on lira avec intérêt la contribution de Paul Veyne dans L’empire gréco-romain (Paris, 2005, p. 79-116: “Pourquoi Socrate a-t-il refusé de s’évader ?”), d’avis opposé.
C’est à l’étude des outils conceptuels et heuristiques dans l’historiographie française des décennies 1960 à 1980 que sont consacrés les trois articles suivants. Dabdab Trabulsi montre d’abord (p. 27-47) que l’influence du marxisme sur les études grecques en France semble s’exercer en proportion inverse de son influence politique: c’est en effet dans les années 60 et 70 que l’influence de schémas de pensée marxistes s’y fait le plus sentir, bien davantage que durant la première moitié du XXe siècle.
Il revient ensuite (p. 49-90) sur le difficile problème des rapports entre le structuralisme et l’histoire, qui reste sans solution théorique: “d’un point de vue théorique, structuralisme et histoire semblent plus ou moins incompatibles. Certes, ces deux méthodes ont été employées, corrélativement ou séparément, par beaucoup d’historiens et ethnologues. Mais comment placer le structuralisme “dans ce qu’est réellement l’histoire”, dans le mouvement ?”, (p. 74). Les historiens qu’il regroupe sous l’appellation d’ “École de Paris” – Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Détienne—ont, selon lui, exploité jusqu’à la limite les notions de “structure”, de “modèle” ou de “système” pour désigner les différents plans de réalité et les rapports qu’ils entretiennent. Le bref examen auquel il se livre sur l’utilisation pragmatique qu’ils font de ces notions lorsqu’il est question de changement historique révèle que leur usage est peu rigoureux et non systématique. Malgré la nomenclature utilisée, qui fait référence au structuralisme, la force de ces études procède bien davantage de l’application d’une méthode historique originale, inspirée de notions de psychologie historique.
L’étude sémiologique des corpus d’images pose à l’historien le même problème de fond (p. 91-98). Le succès de telles études appliquées aux représentations figurées de l’Antiquité s’est imposé en France avec la publication des Actes d’un colloque tenu à Rouen en 1982 sur la décoration des vases grecs ( Image et céramique grecque (Actes du colloque de Rouen, 25-26 novembre 1982), François Lissarrague, Françoise Thélamon, Rouen, 1983). Si Dabdab Trabulsi reconnaît l’apport de la sémiologie de l’image dans le domaine de l’imagerie grecque, il souligne certaines limitations fondamentales de ses méthodes: elles interdisent en particulier que se dégagent les conclusions nécessaires à l’historien pour rendre compte des évolutions historiques. Elles ne peuvent donc prétendre épuiser les ressources documentaires qu’offrent les corpus imagés: “Le travail de l’historien consiste non seulement à restituer divers univers sociaux et mentaux successifs, mais aussi à reconnaître les forces et les mécanismes qui ont fait passer des uns aux autres. Le temps, telle est notre matière” (p. 97).
En conclusion de ce premier ensemble (p. 99-102), Dabdab Trabulsi donne le compte-rendu de trois ouvrages français de la fin des années 90, consacrés chacun au rôle joué par l’Antiquité dans la culture occidentale (Robert Solé, L’Egypte, une passion française, Paris, 1997 ; Jean-Christophe Saladin, La bataille du grec à la Renaissance, Paris, 2000 ; Françoise Waquet, Le Latin ou l’empire d’un signe. XVIe-XXe siècles, Paris, 1998). Considérant le nombre d’études parues sur ce thème durant les années 80 et 90, Dabdab Trabulsi souligne qu’ “à mesure que se confirme et se renforce le déclin des études anciennes dans les milieux scolaires et universitaires, et que s’effondre véritablement l’univers du monde antique dans le savoir partagé de nos contemporains, nous constatons—paradoxe seulement en apparence—une espèce de boom dans les travaux sur la place, immense et prolongée, que l’Antiquité a occupée dans la vie et l’imaginaire de la culture occidentale au cours des siècles” (p.99). Lui-même, d’ailleurs, n’est pas en reste.
La seconde partie est consacrée au regain des références à l’Antiquité qui eut lieu au XVIIIe siècle et à la dialectique conflictuelle avec le christianisme dans laquelle s’inscrivait alors la revalorisation des motifs antiques. Inaugurant le propos, quatre articles commentent l’attitude critique et ambiguê d’Edward Gibbon envers le christianisme et le paganisme dans l’ Histoire du Déclin et de la Chute de l’Empire Romain (p. 103-180). Dabdab Trabulsi montre que les chapitres XV et XVI, que Gibbon a mis un soin particulier à rédiger, se présentent comme un véritable réquisitoire contre le christianisme à ses débuts. Servi par une mordante ironie et de redoutables qualités de polémiste, Gibbon s’y livre à une “désacralisation de l’histoire de l’Église, une revalorisation relative du paganisme, une révision complète méthodique, argumentée et étayée à chaque pas par des preuves, le plus souvent des auteurs chrétiens” (p. 132). Malgré l’ampleur et la violence de la réaction du public, à laquelle Gibbon ne s’attendait visiblement pas, il n’a toutefois rien perdu de sa verve critique dans les chapitres suivants, qui traitent de la conversion de Constantin et du règne de Julien, au ton pourtant plus mesuré ; on y retrouve en particulier sa férocité de polémiste dans le développement consacré au culte des saints, à la vénération des reliques et au monachisme.
La postérité du paganisme antique et la question des progrès de l’incroyance à l’aube de la modernité constituent le sujet principal de l’article suivant (p. 181-205). Il étudie les problèmes relatifs au monde divin dans la permanence des références à l’Antiquité – références “classiques” au sens de “ce qui résiste à l’usure de l’histoire” – mises au service de l’élaboration d’un culture résolument nouvelle à partir de la Renaissance. Le dionysisme fournit en ce sens un cas d’école: comme l’a montré Nathalie Mahé dans son ouvrage sur le mythe de Bacchus (Paris, 1992), le dieu, comme d’ailleurs les autres divinités antiques, a survécu au net déclin du paganisme à partir du VIIIe siècle. Il y eut un Bacchus médiéval, qui façonna l’imaginaire chrétien, donnant aux sabbats des forces maléfiques la forme de bacchanales et aux diables de l’art roman des allures de satyres. Dionysos, souligne Dabdab Trabulsi, récupéra ainsi, grâce à l’Église, une grande partie de sa force déstabilisatrice que l’époque hellénistique et l’empire romain lui avaient enlevée. Mais cette survie continue des éléments du paganisme antique est restée longtemps cachée aux savants: ils étaient trompés par un intéressant problème de forme, mis en évidence par Jean Seznec ( La survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et l’art de la Renaissance, Paris, 1993). Car la forme classique de ces divinités s’était perdue chez les artistes médiévaux, souffrant de la double difficulté que représentaient des témoignages soit littéraires sans contrepartie visuelle, soit imagés mais non correctement identifiés. Dans la deuxième moitié du XVe siècle, un processus esthétique majeur eut lieu, inaugurant la Renaissance: la progressive réintégration des dieux dans leur forme classique, à la fois dans la tradition littéraire et la tradition plastique, grâce aux progrès de la connaissance de l’Antiquité ; Bacchus récupère alors une valeur théologique propre. Pour Dabdab Trabulsi, ce phénomène va de pair avec la perte par l’Église de son monopole intellectuel sur la culture religieuse, qu’il contribue à expliquer. Cela pose naturellement le problème de l’incroyance à cette époque, objet de la fameuse et brillante controverse soutenue par Lucien Febvre contre les positions d’Abel Lefranc et son école à propos des sentiments religieux de Rabelais. Dabdab Trabulsi fait valoir les analyses de Michael Bakhtine qui, attentif aux manifestations d’une culture populaire et aux effets concrets des rapports sociaux, a mis en évidence l’influence grandissante qu’avait sur la culture lettrée la culture populaire contemporaine, celle de la fête, du banquet, du carnaval. Des références à l’Antiquité autres que celles qu’avaient privilégiées les autorités intellectuelles médiévales y avaient cours: elles nourrissaient le rire, le grotesque, et permettaient, par leur rôle subversif, une mise à distance libératrice des dogmes chrétiens. Dabdab Trabulsi pense toutefois qu’au-delà du rôle des rapports sociaux et intellectuels contemporains dans le renouvellement des références antiques, il ne faut pas minimiser le dialogue direct et actif qui avait été engagé avec la culture antique, comme en témoignent la redécouverte et la réhabilitation de Julien l’Apostat ou le succès nouveau des oeuvres de Lucien.
L’usage des références à l’Antiquité contre l’absolutisme du dogme chrétien, qui va de pair avec une certaine revalorisation des valeurs du paganisme, est l’un des traits majeurs des progrès de la culture antique à partir des Lumières. C’est ce que montre Dabdab Trabulsi dans le dernier article (p. 207-248), en s’appuyant sur l’ouvrage de Peter Gay, The Enlightenment: an interpretation. The rise of modern paganism (Londres, 1967). Mais il cherche aussi à illustrer l’évolution complexe des références à l’Antiquité et des débats au service desquels elles ont été convoquées: l’Antiquité était le lieu de création du politique et constituait un vivier d’illustrations et de formulations pour les discussions de l’époque ; l’usage que l’on en faisait à l’époque moderne, comme celui qu’on en peut faire aujourd’hui, était donc fort dépendant de l’actualité et des besoins référentiels contemporains.
Une des grandes qualités de ce recueil réside dans son accessibilité, son style délié, parfois ironique, le ton de causerie qui rend l’auteur familier et la lecture fluide et agréable. Certains articles paraîtront sans doute un peu légers au spécialiste, notamment dans la première partie ; on regrettera aussi le caractère un peu allusif de certaines démonstrations que l’on aurait souhaitées approfondies et plus étayées ; mais l’ouvrage dans son ensemble constitue une excellente introduction à certaines questions fondamentales de l’historiographie de l’Antiquité grecque. Comme Dabdab Trabulsi en formulait l’espoir en avant-propos, ce recueil constitue une invitation à la lecture de ses ouvrages, dont la liste suggère que nombre de questions ici évoquées y sont approfondies.