David Walsh a une question á poser á l’Antiquité grecque : comment se fait-il que les Grecs aient, plus qu’aucun autre peuple antique et même plus qu’aucun peuple moderne, tourné en dérision, non seulement leurs personnalités politiques, non seulement leurs grands hommes, mais aussi leurs héros mythologiques et même leurs propres dieux, sur la scène comme dans l’imagerie vasculaire ?
Cette question le conduit á aborder l’art grec et les spectacles comiques en portant l’accent sur la face non idéalisée de l’art grec, á laquelle on est moins accoutumé. Il se place lá directement dans ce qu’il est paradoxal d’appeler déjá une tradition, celle qui, depuis Vidal Naquet (qu’il ne cite pas), a étudié le monde grec depuis ses marges, et, plus près de Walsh, qu’illustre bien un ouvrage collectif au titre évocateur : B. Cohen (éd.), Not the classical ideal. Athens and the construction of the Other in Greek Art, 2000. La problématique est dès le départ portée sur un plan universel, en tentant de dégager quelques aspects généraux de la dynamique du rire, au travers de références á Bakhtine et Bergson ainsi qu’á l’actualité.
La question ainsi posée le conduit á rassembler un catalogue qui peut paraître hétéroclite. Il comprend en effet des vases de périodes différentes (du VIIe s. á la fin du IVe s.), appartenant á des régions productrices différentes, et donc des styles très différents (céramique protoattique, puis attique, céramique corinthienne du groupe “Sam Wide”, la céramique béotienne du Kabeirion de Thèbes, enfin et surtout la céramique italiote), mais aussi á des ensembles iconographiques différents (représentations du lanceur de pierre, imagerie satyrique, grotesques corinthiens difficiles á classer, images reproduisant ou s’inspirant des représentations théâtrales). Cet immense domaine prend cohérence et unité grâce á la question initiale qui conduit á limiter le champ d’investigation aux mythes ou aux héros. Autre épine dorsale du livre : toutes les images sont plus ou moins reliées au théâtre, même celles qui ne sont pas directement inspirées par la comédie, qu’il s’agisse de pratiques pré-théâtrales comme celles des cômastes ou d’images en rapport avec les drames satyriques.
Après l’introduction et le court chapitre consacré au “contexte dramatique, artistique, religieux et social”, l’auteur présente les premiers essais des peintres grecs, avec ces étranges jeteurs de pierre sur la céramique protoattique, avec les singes, avec le combat entre les pygmées et les grues, déjá visible sur le Vase François (vers 570 av. J.-C.). Il aborde ensuite les scènes de violence dans des sanctuaires. La question initiale devient alors plus concrète et plus pressante : comment se fait-il que ces scènes puissent se dérouler en contexte sacré, dans des sanctuaires, alors que l’épisode de la prétendue parodie des mystères d’Eleusis dont Alcibiade et ses proches ont été accusés montre combien les Athéniens pouvaient ressentir ces parodies du religieux comme des sacrilèges ? La suite porte sur les dieux et les héros ridiculisés : Héphaistos, Zeus surtout, Apollon, mais aussi les déesses du jugement de Paris. Dionysos, en revanche, apparaît souvent sous sa forme héroïsée, non seulement au milieu de ses satyres, mais aussi aux côtés d’autres dieux traités de façon comique, notamment Hermès. Parmi les héros, Héraclès, comme de juste, occupe la plus grande partie, aux côtés de Persée, Cadmos, Bellérophon et surtout Ulysse. Les thématiques rencontrées sont le combat contre les monstres, la ruse, l’insatiable appétit de nourriture et de sexe, mais aussi le héros assoupi. Les déguisements jouent aussi un rôle important.
La troisième partie est organisée autour de trois thèmes : le corps comique, le problème sociologique posé par le rire et le renversement carnavalesque qui s’observe dans le burlesque grec comme dans d’autres burlesques. La question du costume pose celle de l’origine du théâtre, tant débattue. Les observations sur la taille des personnages mettent en évidence un point souvent négligé. Les personnages caricaturés sont, d’un bout á l’autre, plus petits que les personnages idéalisés. Leur aspect est souvent inspiré de celui des nains et des boiteux. Sur ce point la permanence est remarquable, depuis Thersite jusqu’aux représentations de la fin du IVe s. On peut légitimement se demander si le nain n’est pas en soi un sujet comique, voire, si l’on suit les interprétations de Fehr sur les aklètoi, si ces infirmes n’étaient pas invités á se produire dans les banquets aristocratiques, pour faire rire la population. C’est dans le second chapitre (III8) qu’est traitée la question des contextes de découverte. L’auteur s’y interroge sur les éventuelles relations que les images pourraient avoir entretenues avec les sanctuaires ou les tombes. Sans écarter l’hypothèse pour les sanctuaires, il garde ses distances. Le dernier chapitre est consacré au renversement carnavalesque. Tandis que Bakhtine avait insisté sur le caractère révolutionnaire de ce renversement, Walsh préfère imaginer un dosage savant entre le caractère normatif de la fonction carnavalesque (la soupape de sécurité) et une “petite proportion” plus subversive. La réflexion repose alors sur des comparaisons anthropologiques avec les renversements carnavalesques observés dans diverses civilisations.
Au total, il s’agit d’un livre agréable, traitant d’une matière plaisante. Le propos est souvent subtil. Toutefois, ce qu’on nous propose dans cet ouvrage est un questionnement très large sur le comique, alors que la matière retenue se limite á la documentation vasculaire. Cette contradiction conduit inévitablement á certaines faiblesses. Ainsi, les 16 pages de titres présentées á la fin de l’ouvrage ne peuvent ôter l’impression que l’auteur fonctionne dans une sorte de niche bibliographique. L’auteur s’inscrit dans la grande tradition d’étude de la céramique (Beazley, Boardman, Trendall et Webster, Green et Taplin) mais emprunte aussi á l’anthropologie. La quasi-totalité des titres cités sont en langue anglaise. Les maîtres qui ont été suivis sont certes de premier ordre, mais, puisque l’enjeu dépasse celui de l’imagerie, le lecteur gagnera á mettre en perspective les propos de l’auteur dans un cadre bibliographique plus large et plus international, en les comparant aux recherches portant sur la comédie et les formes artistiques autres que la peinture sur céramique. J’en donnerai ici quelques exemples.
La question centrale du livre est le paradoxe d’un peuple qui se moque de ses propres dieux, mais qui interdit á ses citoyens de le faire, quand le contexte n’est pas lui-même ritualisé. Sur ce plan, il serait bon de replacer la comédie et les différentes pratiques comiques dans le cadre du psogos, la poésie du blâme, pratiquée depuis l’époque archaïque en vers iambiques (voir Nagy, The best of the Achaean. Concepts of the Hero in Archaic Greek Poetry, 1979, p. 222 sqq, R. Rosen, dans Pallas 61, 2003, p. 121-136). Le refus du psogos, conduit au crime et á la tragédie. La pratique du psogos, en contexte symposiaque est sans doute une des sources de toute la veine comique de la parodie et du burlesque moqueur. Sur la question de savoir si la croyance en les dieux est mise á l’épreuve par la parodie comique, on peut aussi se référer aux subtiles analyses de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru á leurs mythes, 1983.
L’ouvrage se termine sur le caractère carnavalesque de la comédie grecque. Rappelons que, sur cette question, on peut difficilement se passer du livre de Jean-Claude Carrière, Le carnaval et la politique. Une introduction á la comédie grecque suivie d’un choix de fragments, Besançon 212, 1979 (voir aussi Pallas 61, 2003, p.175-202), qui, á ma connaissance, est le premier á explorer la structure carnavalesque de la comédie grecque. L’un des intérêts de cet ouvrage est d’avoir souligné le rapport entre renversement carnavalesque et utopie. Walsh oppose le monde idéalisé á celui du burlesque. Mais ne faut-il pas aussi considérer qu’il y a un idéal comique ? N’est-ce pas dans le cadre de cet idéal que tous les renversements sont possibles, et du coup, les saillies comiques relativement indolores, ou du moins supportables ? On répondra peut-être que les auteurs d’images comiques préféraient représenter le grotesque des personnages plutôt que la poésie de l’utopie. Mais ce choix des peintres mérite en lui-même une discussion. Peut-on également, comme le fait Walsh, éliminer la question politique de celle du comique ? Notre auteur a une conception universaliste de l’humour : “people laugh at much the same things and for much the same reasons” (p. 33). Le propos, qui se veut anthropologique, conduit á dégager une forme d’humanisme, étrangère á l’art idéalisé, que possèderait le grotesque : “the images appear to offer both a very human approach to mythology and a little fun along the way” (p. 286). L’analyse que l’on nous propose ici insiste donc, avec profit d’ailleurs, sur les permanences, mais tend á négliger (sans les faire entièrement disparaître) les évolutions chronologiques qu’un questionnement plus politique n’aurait manqué de souligner. Walsh n’ignore pas l’engagement politique des poètes comiques, mais semble considérer qu’il ne concerne pas les sujets religieux. On peut pourtant se demander si la possibilité de se moquer des dieux n’a pas rendu possible celle de se moquer des hommes. C’est ce que semble indiquer la réplique du philosophe stoïcien Cléanthe, après avoir assisté á une comédie le ridiculisant. A ceux qui s’étonnaient de son calme, il déclara qu’ “il serait anormal que Dionysos et Héraclès ne se fâchent pas quand ils sont moqués par les poètes, et que lui prenne mal la première diffamation venue” (Diogène Laërce VII, 172). On peut aussi rappeler, avec J.-Cl. Carrière, que les poètes de la génération de Cratinos et Aristophane visaient, derrière telle figure divine ou héroïque, des personnages politiques ou un type de personnage politique : “La tyrannie de Zeus reflète la tyrannie de Périclès et celle du Démos” (p. 53). Pourtant la démarche de Walsh n’est pas non plus dépourvue de pertinence : cette dimension politique du comique n’apparaît pas dans l’univers des vases (sauf son n 108-84). La comparaison entre un auteur comme J.-Cl. Carrière pour qui la question politique est au coeur de la réflexion et celle de Walsh dont elle est presque absente et qui centre son analyse sur l’opposition entre le grotesque et l’idéal, reflète peut-être le contraste entre l’univers très politisé du théâtre comique et l’univers apolitique de l’imagerie vasculaire classique.
L’auteur a choisi de centrer son étude sur la céramique et uniquement sur la céramique. C’est sans doute ce qui l’a conduit á écarter les travaux allemands sur le grotesque. En effet, ces derniers portent davantage sur la plastique. Mais leurs auteurs ont souvent comparé avec la céramique et se sont trouvés confrontés aux mêmes problèmes que Walsh. Ainsi, quand ce dernier écrit : “That the figures are burlesqued, or made ugly, could denote the separation between the ‘mythical’ world and the ‘real’ community dread they might represent”, il rencontre des thèmes qui sont au coeur de la problématique générale de N. Himmelmann, Realistische Themen in der griechischen Kunst der archaischen und klassischen Zeit, 1994. On trouve aussi dans ce livre des réflexions de première importance sur la relation entre le grotesque et la médecine, notamment la physiognomonie, un thème abordé par Walsh de façon allusive, mais qui fait partie du problème, puisque les infirmes et les nains occupent une telle place dans l’univers comique grec.
Une des questions posées par Walsh, á juste titre, porte sur la rareté de scènes tirées du répertoire de la comédie dans la céramique attique, alors qu’elles sont assez bien représentées dans la céramique italiote. La réponse proposée, avec prudence il est vrai, est celle d’une évolution du comique á Athènes á la fin du Ve s. Mais, si les scènes de comédie ont rarement inspiré les peintres d’Attique, même au plus fort du théâtre aristophanesque, elles ont été une source d’inspiration continuelle pour les fabricants de figurines en terre cuite. Les travaux de Dorothy Burr Thompson, T.B.L. Webster et N. Himmelmann consacrés aux figurines en terre cuite mises au jour á Athènes (Gladys R. Davidson, Dorothy Burr Thompson and Homer A. Thompson, Small Objects from the Pnyx: I, Hesperia Supplément 7, 1943, p. 123-126, avec un moule d’acteur qui prouve le caractère local de la production dès le début du IVe s., voir aussi T.B.L. Webster, Hesperia 29, 1960, p. 267-268, pl. 67B13, et Himmelmann, ibid., p. 123-153, surtout p. 128 et fig. 65) ont bien montré la diffusion, depuis Athènes, des thèmes comiques dès le tout début du IVe s., voire la fin du Ve. La question n’est donc pas de savoir pourquoi les Athéniens en général se sont désintéressés du théâtre dans leur iconographie, mais pourquoi les peintres sur vases l’ont fait. Quant aux peintres qui peignaient sur chevalet ou qui réalisaient des peintures murales, il serait bien imprudent d’affirmer qu’ils n’aient pas puisé dans la veine comique (que l’on songe á la mosaïque de Dioscouridès reproduisant une scène des Synarestai de Ménandre ou aux peintures de l’îlot des comédiens á Délos).
La question du comique gagne donc á être replacée dans un cadre plus général que ce que la céramique nous en laisse voir. Remarquons toutefois que dans nos exemples, nous sommes á chaque fois ramenés au même constat. La pratique du psogos, l’utopie propre au renversement carnavalesque, la dimension politique de la comédie, y compris quand il s’agit des dieux, sont bien des dimensions importantes de la dialectique du comique. Les terres cuites témoignent bien de l’origine athénienne de l’imagerie propre á la comédie. Mais rien de tout cela n’apparaît dans l’iconographie vasculaire athénienne, et si les scènes comiques sont plus communes dans la céramique italiote (particulièrement á Paestum, car les ateliers apuliens et lucaniens n’ont pas développé un tel goût pour le théâtre), elles n’ont aucun caractère politique. Finalement, il n’y a pas tant á corriger ce que dit Walsh, qu’á recentrer la question : pourquoi si peu de politique dans les images comiques sur vase ?