Ce volume, qui paraît dans la collection THEMAM (“Textes, Histoire et Monuments de l’Antiquité au haut Moyen Age” : la collection se consacre à la publication des travaux de l’Unité Mixte de Recherche du même nom de l’Université Paris X Nanterre) dont il constitue le neuvième titre, rassemble quinze communications présentées lors d’une Table Ronde réunie les 7 et 8 juin 2007 auxquelles s’ajoutent une présentation par B. Bortolussi, une introduction par A. Svenbro et une postface par J.-R. Ladmiral. La thématique retenue, “Traduire, Transposer, Transmettre”, est donc celle des contacts linguistiques, sous toutes leurs formes, qui imprègnent l’Antiquité gréco-romaine.
A. Svenbro montre comment l’image du traducteur s’est infléchie entre l’époque de Cicéron ou d’Aulu-Gelle d’une part et celle de Jérôme puis de Boèce d’autre part avec la disparition de la conception d’une traduction comme une affaire de style au profit de la recherche de l’exactitude et d’une vraie “bijection interlinguistique”, conception dont les Modernes sont les héritiers. Nous aurions assister à une véritable “sacralisation” du texte à traduire, phénomène qui n’est pas sans relation avec l’avènement du christianisme, une religion fondée sur la transmission d’une parole.
A. Garcea consacre son attention à un passage d’Aulu-Gelle (9, 9, 1-3) définissant, non sans contradictions, les critères de la traduction d’un texte poétique. Se fondant essentiellement sur les travaux de Leopoldo Gamberale, auteur d’une monographie sur le sujet, l’auteur illustre à l’aide de plusieurs exemples (Homère / Virgile ; mais aussi Aulu-Gelle 2, 6) la relative étroitesse de la conception de l’exercice de traduction par Aulu-Gelle (fidélité pointilleuse à l’original ; asservissement au mot et donc au détail).
L. Sznajder étudie la chaîne de traduction des termes désignant l’étranger (l’étranger immigré) de la Bible hébraïque à la Bible grecque puis aux Bibles latines. L’auteur relève notamment le refus par Jérôme d’utiliser proselytos ( Septante; Vieilles Latines), remplacé par peregrinus, aduena ou colonus, dans ses traductions de l’hébreu ger alors qu’il l’emploie couramment ailleurs. La raison en est le caractère anachronique du terme aux yeux du stridonien et son souci de privilégier une traduction fidèle au sens plutôt qu’au lexique.
F. Biville consacre sa communication à Priscien, grammairien et professeur de latin à Constantinople au début du 6e siècle. Ses vastes Institutions Grammaticales (près de mille pages : Grammatici Latini 2 et 3) sont un effort pour démontrer les parallélismes entre les langues grecque et latine et donc la dépendance de la seconde par rapport à la première. On établit ainsi insidieusement une forme de prééminence du grec sur le latin. Dans l’esprit de Priscien aucune forme latine ne saurait exister sans avoir été décalquée du grec. Ainsi se forme le concept d’une “supralangue”, une espèce d’entité supérieure transcendant le grec et le latin qui correspondrait à un “supramonde”, celui d’une élite culturelle bilingue et culturellement, c’est-à-dire essentiellement, gréco-romaine, à l’image du dédicataire de l’ouvrage de Priscien, ce Iulianus, héritier d’Homère et de Virgile, réalisant la fusion des deux cultures : te tertium ex utroque compositum.
C. Nicolas démontre à l’aide de nombreux exemples empruntés aux traductions versifiées d’Aratos par Cicéron et Aviénus, organisés dans un effort remarquable pour bâtir une typologie qui fait sens, que les Anciens ont pratiqué sans le savoir la note du traducteur, c’est-à-dire le commentaire, ou métatexte, où quelque chose est dit du terme-cible et, explicitement ou implicitement, du terme-source.
S. Minon consacre à la stèle diglosse de Sigée une étude à la fois lexicale, linguistique et politique. Cette stèle, qui date probablement du 6e siècle, signale l’offrande faite à la cité de Sigée en Troade par un dénommé Phanodicos, un Ionien de Proconnèse. Ce qui fait de cet acte d’évergétisme un cas remarquable c’est que la stèle porte deux fois les mêmes informations sur l’identité du donateur et la nature de son don (un cratère), une première fois dans la langue de l’évergète, en ionien, une seconde fois dans la langue des destinataire, en attique. Ce procédé permettait aux Athéniens, les véritables auteurs de l’inscription rédigée après-coup, maîtres de Sigée (depuis Pisistrate selon Hérodote), d’affirmer leur identité et leur autorité sur la cité.
L. Dubois se fonde sur de récentes découvertes épigraphiques pour confirmer que les Élymes, ce peuple de l’extrême ouest de la Sicile dont la langue nous est presque totalement inconnue, ont emprunté au 6e siècle un alphabet sélinontin composite.
C. Guittard commence par rappeler que les érudits de la fin de la République se trouvaient face à l’étrusque dans la même ignorance que les étruscologues modernes. Varron cependant lisait des uolumina de Tuscae Historiae dans la langue originale, Tite-Live et Nigidius Figulus ou Tarquitius Priscus, au premier siècle, ont traduit des livres rituels étrusques. Macrobe nous a conservé deux citations de ce dernier, un fragment d’un Ostentarium Tuscum et un autre d’un Ostentarium arborarium. La prophétie de la nymphe Végoia, la grande prophétesse de l’ etrusca disciplina, conservée dans une adaptation latine tardive, qui interdit le déplacement des bornes dans les champs sous peine de cataclysmes majeurs, contient aussi une dimension cosmogonique. Son texte peut être rapproché des oracles d’Hystaspe ou encore du Livre de Daniel.
É. Wolff établit une typologie de la présence du grec dans l’oeuvre de Martial : mots et noms grecs passés en latin ; mots créés ou transcrits à partir du grec ; mots écrits en caractères grecs ; poèmes inspirés d’originaux grecs. L’une des fonctions les plus visibles du grec chez Martial est de préparer des jeux de mots, reposant la plupart du temps sur des noms propres, leur sens ou leur étymologie. L’auteur nous dévoile ainsi, parmi d’autres, le sens caché des noms Chrestina, Myrtalé ou encore Hippodamé. G. Liberman tente de repérer dans la poésie latine d’époque flavienne (Stace, Valerius Flaccus) des “calques” du grec et circonscrit l’intérêt de la recherche au profit de la critique textuelle. À l’inverse, après avoir rappelé que l’auteur du Contre Apion travaillait avec l’aide de collaborateurs pour le grec, une langue qu’il ne maîtrisait peut-être pas parfaitement, l’auteur part à la recherche de calques “inconscients” du latin dans le grec de Flavius Josèphe.
M. Keller s’intéresse aux citations littéraires figurant dans les livres 15 et 16 des Institutiones grammaticae de Priscien et aux modalités d’exploitation. Aucune de ces citations n’est postérieure au second siècle de notre ère et elles paraissent, pour la plupart, avoir été empruntées à des recueils de lexicographie et de glossographie déjà constitués, tels que ceux de Dosithée, de Diomède ou de Nonius.
C. Lerouge-Cohen se livre à une étude comparée du récit de l’expédition de Démétrios II contre les Parthes en 140-139 donné par Justin dans les Histoires Philippiques et par Flavius Josèphe dans les Antiquités Juives. Il apparaît que Justin, ou plutôt l’oeuvre originale de Trogue-Pompée, contemporain d’Auguste, a sciemment déformé une source grecque commune – les Histoires de Posidonios (135-51 avant J.-C.) – dans un contexte purement romain, dans le cadre de la rivalité entre les empires romain et arsacide et dans un sens conforme à la propagande augustéenne élaborée après le retour des enseignes reprises par Tibère.
N. Diouron répertorie les citations de Publilius Syrus chez Sénèque qui vouait à l’auteur des Sententiae une admiration qu’il devait avoir héritée de son père. L’article signale en outre un nombre respectable d’imitations possibles de Publilius Syrus par le philosophe sans que, pour autant, on puisse valider la thèse ancienne qui voit en Sénèque lui-même l’auteur de la compilation des Sententiae.
C. Bréchet met en lumière la dette des Saturnales de Macrobe, en particulier le livre 7, aux Propos de Table de Plutarque au point que le texte latin puisse par moment être qualifié de véritable centon du texte grec non seulement traduit en latin, mais aussi sélectionné et réorganisé. L’auteur propose par conséquent d’identifier l’Eustathe des Saturnales avec Plutarque lui-même. C. Delattre et A. Videau, enfin, après un examen de la légende de Céphale et Procris dans son “versant grec” chez Phérécyde, se livrent à une analyse symbolique du mythe tel que Ovide l’a récrit au livre 7 des Métamorphoses : le javelot de Céphale, emblème de la perfection, ne rate jamais sa cible ; “en tuant celui qui le porte comme don de cette femme et se réclame ainsi de la même perfection, le javelot-emblème signifie que la perfection tue tout désir”.
Des Élymes à Macrobe ou Priscien ce volume se signale par sa variété, même si le ton général en est plutôt linguistique et s’il semble marqué par ce que l’auteur de la postface, J.-R. Ladmiral, appelle une “philologisation” des textes. Mais, comme en bonne philologie toute analyse de détail doit déboucher sur une interprétation qui fait sens, on saura gré aux auteurs du volume qui ont tous su, dans des études de qualité, mettre leur technicité au service de la lecture des textes.
Table of contents
Présentation, par Bernard BORTOLUSSI
I. La traduction : enjeux, pratiques et conséquences
A. SVENBRO : Théoriser la traduction à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge : quelques glissements sémantiques,
A.GARCEA : Aulu-Gelle, Probus et le problème de la traduction des textes poétiques
L. SZNAJDER : L’étranger immigré dans le texte biblique du Pentateuque d’une langue à une autre: traduction ou transposition, pour quelle transmission?
F. BIVILLE : Le latin expliqué par le grec : les Institutions de Priscien
C. NICOLAS : La note de traducteur antique et le niveau méta- de la traduction
II. Rapport des langues entre elles en situation de bilinguisme
S. MINON : La stèle diglosse de Sigée en Troade (IG I3 1508, ca 550 a. C.),
L. DUBOIS : Des Grecs aux Élymes : emprunts alphabétiques en Sicile occidentale à l’époque archaïque
C. GUITTARD : Traduire l’étrusque : de l’étrusque au latin et du latin à l’étrusque
É. WOLFF : Martial et le grec
G. LIBERMAN : Quelques cas de calque dans la littérature grecque et latine de l’époque impériale, en particulier flavienne
III D’oeuvre en oeuvre, de générations en générations
M. KELLER : Citations et analyse linguistique dans les Institutiones grammaticae de Priscien: quelques remarques sur les livres 15 et 16
C. LEROUGE : Du monde hellénistique au monde romain: la transmission du souvenir de l’expédition parthique de Démétrios II (140-139)
N. DIOURON : Sénèque et Publilius Syrus
C. BRÉCHET : Des Propos de table de Plutarque aux Saturnales de Macrobe
A.VIDEAU & C. DELATTRE : Céphale et Procris, de l’Attique aux Métamorphoses : réinterprétation poétique et éthique d’un enracinement athénien
J.-R.LADMIRAL : Postface