Depuis les années 1970, W. Leszl est connu pour ses travaux concernant Aristote et Platon, notamment la théorie des idées et des formes intelligibles, les Présocratiques, et les problèmes posés par l’édition de Démocrite (“Problems raised by an edition of Democritus with comparisons with other Presocratics”, dans Qu’est-ce que la Philosophie Présocratique?, éd. A. Laks, Villeneuve d’Ascq, 2002).
Il faut préciser d’emblée que cette traduction est fondée sur un recueil des textes grecs et latins qui sera disponible ultérieurement. Leszl annonce également chez Laterza la publication d’une “introduction aux atomistes”. Le livre est accompagné d’un CD qui apporte des compléments indispensables: une liste des abréviations des titres des auteurs anciens, une abondante bibliographie de 27 pages,1 trois concordances avec D.-K., Luria et Natorp, un glossaire des principaux termes grecs et latins qui signale les termes utilisés par Démocrite lui-même (29 p.), un index général qui complète celui du livre en donnant les références des lemmes (29 p.), un index des passages et de leur numérotation dans le recueil (30 p.), des suppléments à l’introduction du volume imprimé (25 p.), une présentation détaillée des textes (97 p.), un “cadrage synoptique” des principaux termes, concepts et arguments (36 p.), une liste récapitulative des témoignages qui ne figuraient pas dans les recueils de Diels-Kranz et de Luria (certains étaient présents ailleurs), des textes récemment publiés (7 en tout), des passages absents de Diel-Kranz et retenus par Luria, des passages non retenus par Leszl, et enfin des sentences de Démocrite dans le recueil de Gerlach.
L’index précise la structure du recueil. Nous la présentons brièvement:
1. la biographie, les oeuvres et les rapports avec les autres penseurs (p. 1-54).
2. les textes relatifs à la doctrine (p. 55-434): successivement des considérations générales (p. 55-91), la réfutation de la génération et de la divisibilité à l’infini (p. 92-125), le matérialisme des atomistes (p. 126-154), les quatre éléments, leur altération et les composés, le mélange (p. 155-173), la théorie des sensations et l’épistémologie démocritéenne (p. 174-198), les principes de la physique (p. 199-220), nécessité, hasard et fin (p. 221-236), cosmogonie, cosmologie, astronomie, météorologie (p. 236-263), causes des phénomènes dans le monde inanimé et dans le monde vivant (p. 264-289), l’âme (p. 290-326), perception et sensations (p. 327-348), le monde et l’homme, problèmes éthiques (p. 349-412), textes variés (p. 413-434).
Cette répartition nous a semblé acceptable, bien que l’on puisse trouver certaines rubriques assez composites et s’interroger sur la place des lemmes concernant l’âme ou les sensations. Leszl souligne que cette répartition en fonction des contenus n’est pas seulement un expédient commode, puisqu’elle correspond aux pratiques des anciens, y compris les doxographes (p. XLIV-XLV). Pour autant, la diversité des oeuvres de Démocrite et les conditions dans lesquelles nous pouvons en avoir un aperçu à travers des “citateurs” qui sélectionnent, critiquent, se citent les uns les autres et polémiquent rendent aléatoire une reconstruction systématique (cf. notamment p. IX-X).
En adoptant cette méthode, Leszl évite de distinguer artificiellement fragments et témoignages, rejoignant ainsi les observations critiques dont Diels et Kranz ont fait l’objet. En conséquence, de nombreux titres de lemmes diffèrent sensiblement de ceux de Diels-Kranz (notamment pour Aétius, le Ps.-Plutarque et Stobée). Les p. XIII sqq. concernent les problèmes généraux relatifs à la notion de doxographie et aux hypothèses de Diels. Leszl adopte les positions nuancées de J. Mansfeld et D.T. Runia (p. XV-XVII), sans entrer dans le détail de leurs démonstrations, et laisse ouverte la possibilité d’une révision à l’avenir de l’hypothèse Aétius (p. XV). Diels fait de Théophraste la source exclusive des recueils, y compris Aétius, mais Leszl a bien raison de souligner que les schémas doxographiques dérivent aussi en partie d’Aristote (p. XVIII). Il faut en outre éviter de considérer les opinions des médecins comme relevant d’une tradition indépendante de celle des opinions concernant la nature (p. XX-XXI). Son objectif essentiel étant de rendre intelligible le contexte des fragments-témoignages relatifs à des auteurs particuliers, de situer chacune des sources dans l’histoire de la philosophie et de rendre compte de leur portée philosophique et conceptuelle, le lecteur ne peut lui reprocher de ne pas approfondir ces questions redoutables. Dans les suppléments et dans la présentation des textes, nous avons particulièrement apprécié les précisions concernant Simplicius, Plutarque, Philopon, Alexandre, et les notices concernant l’intérêt de Démocrite pour la magie, les songes et la divination, ou encore la question complexe de la genèse de l’atomisme (p. 17: éléatisme, philosophie ionienne).
Chacun des lemmes est précédé d’une numérotation, d’une lettre en caractères gras qui permet de distinguer fragments (F), témoignages (T), mots isolés en dehors de tout contexte (C), allusions (A), motifs démocritéens imités ou plutôt réélaborés (I), variantes en rapport avec le passage cité précédemment (V), explications complémentaires (E), ou deux de ces lettres associées, dans des cas plus complexes que nous ne détaillerons pas. Leszl a donc évité de séparer témoignages et fragments comme le faisaient Diels-Kranz qui étaient obligés de faire figurer ce qu’ils considèrent comme une citation repérable typographiquement sous les lettres A et B (p.e. 68 A 67 et B 167). Le dispositif est certes complexe, mais il correspond mieux à l’insertion des mots de Démocrite dans des contextes variables (p. XLV-XLVI). Tout aussi complexe est l’utilisation des guillemets pour les mots de Démocrite, Leucippe ou les autres. Mais quelle pourrait être la solution idéale ?
Ce recueil a bien plus d’ampleur que ceux de Diels-Kranz ou même de Luria (voir le CD), parce qu’il intègre des textes omis ou laissés de côté (la mention “om.”!). Parmi les auteurs qui font l’objet de ces enrichissements, signalons tout particulièrement des commentateurs d’Aristote, Philopon (19 passages) et Simplicius (12 passages), mais aussi des passages de Plutarque, d’Aristote ou des scholies. Thémistius, Olympiodore et Sophonias sont en revanche exclus (p. XXVI), Leszl présente brièvement le contexte et le contenu et donne très souvent un texte plus étendu, ce qui permet de comprendre tout court, ou de mieux comprendre le texte et les pratiques des citateurs. Sur ce point, nous ne pouvons qu’approuver sans réserve. Mais il va de soi que la répartition en fonction des contenus oblige à rompre la continuité de certains textes (p. e. Théophraste, De sensu).
Ce qui concerne l’éthique fait l’objet d’un soin particulier dans l’introduction du volume imprimé (p. XXVII-XXII et XXVII-XXXV), ce qui n’a rien de surprenant, étant donné les controverses relatives à l’existence d’une doxographie éthique (Giusta 1964 et 1967, soumis à la critique de P. Moraux 2000, L’aristotelismo presso i Greci), ou à l’authenticité des sentences attribuées à Démocrite (ou Démocratès). Dans ce domaine, Plutarque, Cicéron et Sénèque, mais aussi Stobée, sont des témoins bien plus importants qu’Aristote dont les oeuvres éthiques ne comportent pas d’exposé “historique”. Leszl ne met pas en doute l’existence d’une théorie démocritéenne de l’ euthumia (p. XXVIII-XXIX). Il ne croit pas que l’on puisse réduire Démocrite à l'”atomisme mathématique”, ni parler d’une “intégration complète de la physique et de l’éthique” (voir la critique de Luria dans les “suppléments à l’introduction”, p. 19). Un penseur aussi original et systématique que Démocrite ne s’est certainement pas contenté d’émettre de banales sentences et ses positions en matière d’éthique doivent sans doute être “réévaluées”.
Pour appré/cier la qualité de la traduction, le lecteur doit se référer à Diels-Kranz, Luria et aux éditions qui figurent dans la bibliographie du CD. Néanmoins, les notes remédient partiellement aux inconvénients d’une parution différée des textes en langue originelle. Leszl prend soin de traiter certains problèmes de critique textuelle et de signaler certains termes grecs ou latins, sous forme translittérée dans la traduction, ou sous leur forme originelle dans les notes. Ayant contrôlé la traduction de nombreux passages, en tenant compte des notes qui signalent les difficultés et justifient les choix, et en la comparant avec d’autres traductions, nous pouvons conclure qu’elle est d’une grande précision. Cependant, le souci de la rendre intelligible (en comblant les ellipses ou en donnant des traductions littérales, même quand ce n’est pas indispensable) compromet parfois la fluidité du style et surtout nous éloigne du style et des caractéristiques formelles des citations, paraphrases ou commentaires.
Que l’on soit en quête d’érudition, amateur d’herméneutique et d’histoire de la philosophie, ou tout simplement curieux d’en savoir un peu plus sur des philosophes qui suscitent la polémique, il sera désormais indispensable de se référer à cette collection monumentale dont la qualité éditoriale saute aux yeux. Nous attendons avec impatience les prolongements.
Notes
1. Il n’est pas fait mention de certaines éditions françaises dans la C.U.F.: Diodore, Marc-Aurèle, Opinions des philosophes du Ps.-Plutarque. Certaines apparaissent dans la rubrique traductions: Carteron, Aristote, Physique; Festugière, Proclus, Commentaires sur la République; Canivet, Théodoret, Thérapeutique des maladies helléniques. Nous avons relevé quelques défauts de présentation. La latinisation des noms d’auteurs, accompagnés ou non des prénoms, présente quelques inconvénients (Sinesius/Syncellus). L’indexation alphabétique n’est pas toujours rigoureuse (Orion: lire Thebani, p. 15; Immanuel Bekker, p. 16).
2. Le glossaire n’est pas purement alphabétique, ce qui permet de regrouper les vocables corrélés, mais son organisation n’apparaît pas clairement et son maniement est malaisé. P. e. elementum se trouve dans le même paragraphe que primordium et les mots grecs correspondants.