Philippe Charlier est médecin légiste et paléopathologiste. Il a acquis une certaine notoriété auprès du grand public grâce au travail qu’il a mené, avec son équipe, sur les restes — réels ou présumés — de quelques grandes figures de l’histoire de France comme Jeanne d’Arc, Agnès Sorel ou encore Diane de Poitiers. Parallèlement à ses publications scientifiques, il fait paraître depuis 2006, chez un grand éditeur français, des ouvrages de vulgarisation consacrés aux apports de sa discipline à la connaissance des mondes antiques. Après avoir récemment traité des “monstres humains”,1 il s’intéresse aujourd’hui aux morts violentes, qu’elles soient “accidentelles, criminelles [ou] suicidaires” (p. 11).
La structure de l’ouvrage est des plus simples: chaque chapitre correspond à l’une des formes de ce que l’auteur appelle la “male mort”, cette ancienne expression qui désigne une mort tragique. Le premier chapitre (p. 19-102) traite ainsi de l’homicide; le deuxième (p. 103-136) du suicide; le troisième (p. 137-179) de la peine de mort; le quatrième (p. 181-189) des sacrifices humains; le cinquième (p. 191-246) des catastrophes naturelles; le sixième (p. 247-286) des accidents mortels; le septième (p. 287-318) de la mort des enfants. Chacun des chapitres est lui-même divisé en sous-parties correspondant aux diverses manières dont le décès survenait: par exemple, pour le suicide, sont tour à tour évoqués l’utilisation de l’arme blanche, la pendaison, l’empoisonnement, la précipitation et ainsi de suite. La méthode d’examen est quasiment invariable d’un bout à l’autre de l’ouvrage: l’auteur présente tout d’abord le dossier textuel, littéraire et épigraphique; il expose ensuite les données archéologiques et paléoanthropologiques, du moins lorsque de telles données sont à disposition — ce qui est loin d’être toujours le cas; il s’appuie également parfois sur des documents iconographiques. Le dernier chapitre de l’ouvrage (p. 319-375) aborde enfin la question du devenir du corps de ces défunts décédés de mort violente, avec une insistance particulière sur les pratiques magico-religieuses qui étaient parfois attachées à ce genre de décès.
Force est de constater que le livre de P. Charlier consiste pour l’essentiel en un catalogue non exhaustif de données déjà connues, généralement livrées à l’état brut. En effet, les extraits de textes anciens, qui constituent à eux-seuls plus du tiers de l’ouvrage et s’étirent parfois sur trois, voire quatre pages — sans que l’on ait jugé utile de supprimer les digressions n’ayant qu’un lointain rapport avec la question évoquée —, ne sont que rarement analysés. Jamais n’est discuté leur degré de fiabilité; jamais ne sont fournis au lecteur d’éléments lui permettant de comprendre l’arrière-plan politique, social et culturel de leur rédaction, qui explique pourtant souvent bien des choses. Les épitaphes ne sont pas traitées différemment. Des litanies d’inscriptions sont ainsi reproduites, page après page, sans que l’on comprenne très bien ce qui a présidé à leur choix: aucune n’évoque, en effet, de mort violente (p. ex. p. 14-17, 23-27). Lorsqu’elles sont l’objet d’un commentaire, ce qui est peu fréquent, ce dernier n’est pas toujours pertinent. Rien ne permet, par exemple, d’affirmer que l’épitaphe citée à la page 17 soit celle d’un célibataire; il n’est pas davantage permis d’écrire que les deux premières inscriptions de la page 100, mentionnant des gladiateurs, indiquent si ceux-ci sont morts ou non au combat.
Les données paléoanthropologiques ne sont parfois guère mieux mises en perspective que les textes littéraires et les épitaphes. Quel est, par exemple, l’intérêt de rapporter les résultats d’une étude qui ne nous dit rien des conditions de décès des individus et ne permet que de “confirmer le caractère préindustriel de la population” (p. 234) ? Même question à propos de l’examen des ossements contenus dans un reliquaire parisien, dont on ne peut pas dire qu’il nous apprenne grand-chose sur la question du martyre (p. 79-80). À ce propos, d’ailleurs, il eut été nécessaire de prendre un peu de recul vis-à-vis des “cas archéologiques” rapportés, souvent fort douteux (p. 81-89). Rappelons enfin qu’il n’est guère possible de déterminer le sexe et l’âge précis d’un défunt à l’aide d’un simple examen crânien (p. 140).
Il faut ajouter que certains des résultats présentés laissent parfois dubitatif. Ainsi de ceux auxquels est parvenu P. Charlier au terme de l’analyse des restes d’un jeune adulte, accompagnés d’un fragment d’épée, contenus dans une urne cinéraire datée du V e s. av. J.-C., actuellement conservée au Louvre.2 “L’examen anthropologique et paléoanthropologique des ossements, mais aussi l’analyse des restes associés (charbons, métaux, etc.) ont montré [que la crémation] était en tous points conforme au rituel homérique” écrit l’auteur, qui ajoute qu'”autrement dit, tant au cours de sa vie que dans la mort, ce soldat grec s’assimilait directement aux héros militaires de la guerre de Troie” (p. 39). Quelles sont les observations qui ont permis d’en arriver à cette conclusion ? Tout d’abord que le défunt a été incinéré sur un bûcher; ensuite que sa dépouille était accompagnée d’offrandes et d’objets personnels métalliques; enfin que ses ossements ont été prélevés avec soin et lavés après la crémation. N’a-t-on pas mis au jour des milliers de tombes, en Grèce comme ailleurs, présentant de tels caractères, somme toute extrêmement banals ?
On ne saurait, de plus, souscrire aux propos de l’auteur lorsqu’il écrit, dans sa fort brève conclusion, que “l’adage fréquemment entendu indiquant qu’on ‘mourrait bien plus jeune avant que maintenant’ n’est absolument pas vérifié par les séries ostéo-archéologiques …; ce qui signifie bien que dans la grande majorité des cas, c’est à un âge normal qu’on était déposé dans la tombe” (p. 377). Inutile de dire que toutes les études paléodémographiques démentent ce constat.
Plus largement, on peut regretter que le texte soit ponctué d’affirmations quelque peu tautologiques. Les citations suivantes, choisies parmi d’autres, permettront au lecteur de juger du ton de l’ouvrage: “dans l’homicide, l’arme constituait un outil d’une redoutable efficacité” (p. 59); “le suicide par noyade peut autant se faire en eau douce (lac, fleuve, rivière) qu’en eau salée (mer)” (p. 131); “la décapitation est … une véritable atteinte à l’intégrité corporelle” (p. 138); la précipitation est un “procédé de mise à mort qui ne demande aucun matériel (et n’a donc aucun coût), mais est soumis à un impératif topographique (grande hauteur ou lieu élevé)” (p. 167); “malheureusement, partout et de tout temps, la mort rôde et peut surprendre à chaque moment” (p. 247), etc. Dans le même ordre d’idée, on pourra s’étonner de lire que les condamnés n’étaient pas précipités depuis la roche Tarpéienne — une expression à proscrire selon l’auteur —, mais “défenestrés” (p. 166)…
Disons enfin qu’il n’est pas rare de croiser, au fil des pages, des erreurs et des imprécisions. C’est certainement dans le domaine de l’épigraphie qu’elles sont le plus nombreuses: les traductions proposées sont en effet souvent approximatives, fréquemment tronquées et parfois erronées. Ainsi lorsque coniux est traduit par “mère” (p. 305) ou libertus par “libéré” (p. 100). La tribu administrative à laquelle étaient rattachés les citoyens romains est généralement confondue avec la mention de la cité d’origine du défunt (p. ex. p. 26), elle-même prise pour le chef-lieu de cette cité (p. 17). La géographie historique et la chronologie de l’Antiquité ne sont pas toujours mieux maîtrisées: Trèves (Gaule Belgique), par exemple, est située en Germanie (p. 67), tandis que la cité des Tongres (Germanie inférieure) est rattachée à la Gaule Belgique (p. 285); ailleurs, Diuodurum, l’actuelle Metz, est appelée Mediomatricum (p. 17); plus loin, des tombes du VII e s. sont considérées comme appartenant au “Bas-Empire” (p. 140).
En bref et pour conclure, on peut écrire que cet ouvrage trouvera sans doute son public parmi ceux qui désireraient disposer d’une compilation commode de textes antiques évoquant la mort violente. Il n’est pas certain, en revanche, que les thanatologues spécialistes de l’Antiquité y trouvent matière à alimenter leur réflexion.
Notes
1. P. Charlier, Les Monstres humains dans l’Antiquité, Paris, Fayard, 2008. Voir également, du même auteur, Médecin des morts, récits de paléopathologie, Paris, Fayard, 2006.
2. Ce cas a été publié indépendamment dans un article: voir P. Charlier, J. Poupon, M. Goubard, S. Descamps, “‘In This Way They Held Funeral for Horse-Taming Hector’. A Greek Cremation Reflects Homeric Burial” dans L. A. Schepartz, S. C. Fox, C. Bourbou (éd.), New Directions in the Skeletal Biology of Greece, Athènes, 2009 ( Hesperia, suppl. 43), p. 49-56.