Ce petit livre s’intéresse à la religion “personnelle” des Grecs, par opposition à la religion civique ou poliade, plus souvent et plus systématiquement étudiée ces dernières années. L’auteur s’y interroge sur la façon dont les Grecs se représentaient les relations entre chacun d’entre eux et leurs dieux, à partir de quelques situations emblématiques. Il rassemble des témoignages empruntés aux domaines de la poésie épique, de la philosophie, de la littérature, du sport, de la médecine, qui montrent des hommes ayant recours en leur nom propre aux dieux pour leur demander une aide personnelle pour gagner, pour guérir, pour obtenir leur salut après la mort ou encore pour avoir raison d’un ennemi.
Le livre se présente modestement comme une “lecture” (a reader), comme le sous-titre le précise, une introduction à un choix personnel de textes significatifs plutôt qu’un recueil exhaustif des “sources”. Il se propose d’offrir une approche de la religion grecque qui complète les grands livres récents sur le sujet qui, soit n’abordent pas la religion personnelle, soit se contentent de citer les textes sans les commenter.
Chacun des quinze textes retenus est présenté dans une brève introduction et précédé d’un commentaire général d’une ou deux pages au plus. Une brève bibliographie (trois ou quatre titres) précède la traduction, elle-même suivie de notes assez abondantes. Le texte grec est rejeté à la fin du volume.
D’un passage du premier chant de l’ Iliade à quelques fragments de defixiones, l’auteur balaie toute la littérature, toutes les traces écrites de la Grèce antique, depuis Homère jusqu’au IIe siècle ap. J.-C., pour montrer la permanence, à toutes les époques, de ces liens personnels établis sous des formes diverses entre les Grecs et leurs dieux.
Une première série de textes rassemble des références à des formes diverses de littérature (p. 8-32) et de relations entre hommes et dieux. Le recueil s’ouvre sur un passage du chant I de l’ Iliade (v.188-222) qui met en scène l’intervention d’Athéna auprès d’Achille pour le retenir d’agresser physiquement Agamemnon lors de la scène dramatique qui les oppose et conduira Achille à se retirer du combat. L’auteur s’interroge sur la nécessité de cette intervention. Pourquoi Achille ne se résout-il pas de lui-même à renoncer à la violence? Il conclut que la divinité intervient quand la passion interdit à l’individu de prendre une décision raisonnable. Plus généralement, l’homme, dans sa faiblesse, a besoin d’une force extérieure pour s’accomplir ou répondre à une situation qui le dépasse. Ce sera la divinité. C’est ce que montrent les autres exemples, empruntés aux différents domaines de l’expérience humaine.
La longue citation d’Hésiode ( Les Travaux et les Jours, v.1-85) conduit l’auteur à s’interroger sur l’importance de la superstition dans ce texte et sur ses rapports avec le religieux. Faut-il considérer que toutes les instructions qui ne semblent pas “rationnelles” relèvent de la superstition? Ou peut-on considérer que les règles de la pureté peuvent relever d’une autre logique que la nôtre? L’auteur semble hésiter parfois entre les deux interprétations (p. 11 et 14-15). Il confronte au texte d’Hésiode celui de Théophraste (plusieurs siècles plus tard) pour montrer l’évolution de la notion de superstition, clairement établie chez le philosophe avec la valeur négative attribuée au mot deisidaimonia absent de l’oeuvre du poète archaïque ( Caractères 16). Hérodote est sollicité (VI, 105-16) pour son récit de l’épiphanie du dieu Pan devant Phidippides, le coureur athénien envoyé demander l’aide de Sparte lors de la première guerre Médique. L’idéologie de Pindare ( Dixième Pythique) fait dépendre le succès de l’athlète de l’aide des dieux et son immortalité glorieuse du chant du poète inspiré par les Muses.
La suite du volume offre deux ensembles qui rapprochent des textes de nature comparable ; une série de textes philosophiques, comprenant des extraits d’Empédocle, de Platon puis d’Aristote (p. 33-51). Un ensemble de trois textes “orphiques” (p. 69-82). Entre ces deux ensembles, deux passages de la Lex Sacra de Sélinonte, sur le traitement de la souillure. Le recueil s’achève sur quelques tablettes de défixion. Les fragments d’Empédocle présentent, à côté d’une cosmologie fondée sur l’opposition de deux forces, l’Amour et le Conflit, une vision éthique qui permet à l’individu de se purifier à travers des réincarnations successives jusqu’à se confondre avec la sphère de l’Amour. Ainsi, l’homme participe du divin.
C’est aussi de la nature de l’amour qu’il est question dans le discours de Diotime que nous restitue le Banquet de Platon (209e 5 – 212a 7). L’amour est un intermédiaire entre les mondes humain et divin. L’amour humain, s’il est véritable, est une initiation qui prépare à la rencontre du divin. Pour Aristote ( Ethique à Nicomaque 1177b 26 – 1179a 23), le vrai bonheur réside dans la contemplation ( theoria) qui est une activité divine résultant de l’existence en nous d’une parcelle du noos, l’intelligence universelle et divine.
Le rapport au divin est encore au premier plan dans le traité sur la Maladie Sacrée (1-6). L’auteur du traité dans un premier temps attaque violemment l’usage de la magie et de la religion que font les charlatans pour apaiser le dieu censé être à l’origine de la maladie. Mais après avoir renvoyé à la recherche rationnelle des causes et de la guérison, il en revient malgré tout à la notion de purification et à l’idée que les causes naturelles sont elles aussi divines : “La soi-disant maladie sacrée provient des mêmes causes que les autres maladies…” et l’auteur hippocratique conclut : “elles sont toutes et divines et humaines”. Le texte suivant traite lui aussi de purification, mais il s’agit cette fois d’une inscription et d’une loi sacrée, c’est-à-dire d’un ensemble de prescriptions destinées à répondre à une situation de souillure. L’intérêt de la Loi Sacrée trouvée à Sélinonte, malgré les incertitudes liées à l’état fragmentaire du texte et à son contexte, “réside dans les rituels que les gens concernés sont invités à accomplir pour entrer en contact avec des puissances supérieures qui peuvent écarter les dangers de la souillure” (p. 64). Il semble s’agir d’un homicide qui, au-delà d’un oikos particulier pourrait menacer l’ensemble d’une communauté.
Dans les trois textes suivants rapprochés par l’auteur lui-même, il est question de l’orphisme, d’abord à travers l’aventure malheureuse du roi scythe Skylès, mis à mort par ses concitoyens pour avoir pratiqué publiquement le culte bacchique de Dionysos (Hérodote IV, 78, 3-4 – 80, 5). Le document suivant présente la tablette d’Hipponion et celle de Thurium en Lucanie.
Il s’agit de deux parmi la trentaine de feuilles d’or collectées de la Grèce du nord à la Sicile et à l’Italie du sud. Elles portent toutes des formules qui font référence à des cultes qui promettent aux initiés une nouvelle vie après la mort. Leur particularité consiste entre autres dans le fait de s’adresser à des individus qui, à travers des purifications, pourront accéder à un salut personnel. Le troisième texte présente quelques extraits du papyrus de Derveni. Parmi les hypothèses formulées à propos de ce document unique en son genre et fragmentaire, l’auteur retient celle d’un membre d’une secte orphique qui aurait eu pour fonction d’exposer aux initiés la poésie orphique traditionnelle en la transposant dans les termes de la philosophie présocratique.
Le choix de textes s’achève sur quelques tablettes de plomb (défixions) introduisant à une autre forme de relation directe et individuelle avec le divin dont on a retrouvé (le plus souvent dans des tombes) plus de 1.500 exemplaires, les premiers datés du Ve siècle av. J.-C. Il s’agit d’invoquer une divinité et de faire appel à son aide contre un ennemi personnel qu’on tente de réduire à l’impuissance par des liens ( katadesmoi), destinés à l’empêcher d’agir.
Le livre de Stephen Instone offre une introduction commode et bien présentée à un ensemble de textes qui couvrent une longue période de l’histoire de la Grèce antique et se réfèrent à des pratiques et croyances couvrant des domaines bien différents. Il donne aussi tous les éléments, notamment bibliographiques, pour approfondir et compléter l’information en fonction des intérêts de chacun.
Il appelle cependant quelques remarques sur les présupposés de l’auteur et sur son interprétation de la religion grecque. Et d’abord, quelles sont les relations entre cette religion “personnelle” et la religion de la polis ? Faut-il les opposer? sont-elles exclusives l’une de l’autre? comment fonctionnent-elles l’une part rapport à l’autre? Les réponses sont sans doute aussi variées que les exemples choisis qui sont eux-mêmes de nature très différente. Faut-il ranger sous le même vocable les représentations cosmologiques des philosophes et les pratiques magiques clandestines des “faiseurs de sorts”? L’auteur reconnaît que l’expression “religion personnelle” est une catégorie moderne et que l’approche proposée est essentiellement philosophique (p. 2). Ce ne sont pas seulement les pratiques religieuses qui sont concernées, mais la conception même des rapports entre l’humain et le divin. Les deux mondes sont-ils radicalement séparés, comme semblent l’affirmer des textes fondateurs, comme le récit du sacrifice de Prométhée dans la Théogonie d’Hésiode? Ou faut-il considérer qu’un contact étroit et personnel avec la divinité pouvait exister, et que l’homme pouvait, dans certaines circonstances s’approcher lui-même de la condition divine? Il semble que l’auteur se range plutôt à cette hypothèse. Cependant, l’épiphanie du dieu Pan est-elle le signe d’une religion personnelle, ou n’entre-t-elle pas plutôt dans un modèle de situations préparant l’instauration d’un nouveau culte? On peut ainsi penser à l’installation d’abord privée du culte d’Asclépios à Athènes. L’introducteur du culte ne témoigne pas d’un modèle différent de religion. C’est bien en son titre de citoyen qu’il introduit dans la cité une divinité qui va se trouver intégrée au panthéon civique pour le plus grand bénéfice de la communauté. De même, si la faveur du dieu est nécessaire à l’athlète pour obtenir la victoire, faut-il y voir la manifestation d’une “religion personnelle”? Peut-on abstraire cette victoire individuelle de l’ensemble festif religieux qui fait de la victoire un élément du culte rendu à l’occasion de la panégyrie, c’est-à-dire de la rencontre de tous les Grecs venus participer à cette rencontre panhellénique? Il me semble qu’il faut donc se défier de cette tentation d’opposer religion civique et religion “personnelle”, comme le faisait déjà A.J. Festugière en 1954 ( Personal Religion among the Greeks). Quid de l’orphisme et de ces tablettes d’or qui introduisent à une approche particulière du religieux? L’auteur oppose aux manifestations massives, à date régulière, de la religion civique, l’adresse de ces cultes aux individus auxquels ils promettent un salut individuel. Mais il en reconnaît en même temps la dimension publique aussi bien que privée (p. 69). W. Burkert dans Les cultes à mystères ( Ancient Mystery Cults, 1992) à propos des Mystères d’Eleusis, rappelait déjà que parler de “religion des mystères” risquait de fausser le regard sur des pratiques qui faisait toutes partie de la même “religion grecque”.
Ces quelques réflexions n’avaient pour objet que de rappeler le contexte dans lequel se situe cette catégorie moderne de “religion personnelle”, et les problèmes qu’elle pose, ce dont l’auteur paraît bien conscient par ailleurs (cf. p. 2 citée supra). Son livre a le mérite de rassembler des textes qui ne sont pas toujours d’accès facile. Il sait les éclairer par des indications précises et les notes apportent de nombreux compléments utiles à leur compréhension. On appréciera de pouvoir se référer au texte grec donné dans les éditions de référence. En somme le livre de Stephen Instone tient ses promesses, et on ne peut que regretter que l’auteur soit décédé alors que son livre était chez l’imprimeur. On attachera d’autant plus de prix à cet ouvrage qui introduit avec bonheur à la lecture de textes qui appellent tous à une réflexion sur la religion des anciens Grecs.