Charles Delattre est connu pour ses recherches sur le mythe, qu’l aborde dans une perspective plutôt structuraliste et qu’il met en relation avec “le document” et “le mythographe”: ce ” triangle mythocritique (lui) permet de réfuter l’idée que le mythe est un en-soi subsumant a priori les indices matériels qui permettent en fait de lui donner existence et consistance” (p. 12). Dans cette logique, il s’intéresse ici à ce qu’il appelle “le cycle de l’anneau”, c’est-à-dire non à l’anneau lui-même, mais au parcours que suit un objet (qui n’est pas forcément un anneau) jeté à l’eau par son propriétaire, dans l’espoir d’un retour réel ou symbolique, et à la signification – rituelle, narrative, poétique, iconographique – que l’on peut donner à ce geste de jactatio.
L’introduction (p. 7-16) précise la méthode d’analyse choisie et justifie le recours à de nombreux schémas qui permettent de dénuder le fonctionnement d’un récit, d’une image ou d’un geste. L’auteur prend soin, à ce propos, de préciser en quoi sa démarche “d’identifi(cation) d’une logique générale minimale” diffère de celle des formalistes et des narratologues (p. 13-14). L’ouvrage s’organise ensuite en deux parties. La première, intitulée “structure et schéma” (p. 17-108), met en place la “grille d’analyse générale et (le) schéma unitaire capable de rendre compte des aspects les plus importants du cycle de l’anneau” (p.15):; sont ainsi étudiés successivement le geste de la jactatio dans le cadre du rituel (chapitre I: “rituels de jactatio“, p. 19-45), la trajectoire de l’objet, mimétique d’une intrigue narrative cyclique (chapitre II: “cycle et récit”, p. 47-83), et la nature de l’objet jeté (chapitre III: “l’objet du cycle”, p. 85-108). Selon Delattre, la jactatio induit une restructuration orthogonale de l’espace (horizontalité de l’eau et verticalité de la chute de l’objet) enrichie par le cercle que forme la remontée de l’objet, ramené fortuitement à la surface par un pêcheur (ce que l’auteur appelle “le coup de filet”, p. 47-50) et rendu à son propriétaire légitime grâce à la reconnaissance qu’il permet (p. 51-54):; ainsi, par la conjonction de ces topoi se construit une intrigue complexe qui met au coeur de la narration l’anneau lui-même et sa circulation de possesseur en possesseur (exemple du Ring de Wagner, p. 72-74). L’écrivain peut alors avoir la tentation d’arrêter ce jeu cyclique, c’est-à-dire de cesser d’écrire, comme dans Le Seigneur des anneaux de Tolkien, où Frodo pense, par trois fois, à abandonner l’anneau dont il a la garde à Sauron, assurant implicitement par là le triomphe du Mal et la fin de l’histoire (analyse, p. 74-82). Dans ce champ de forces antagonistes qui constitue le cadre de l’intrigue, la nature de l’objet a son importance:; il peut être emblématique, comme le mudros, “métal (le plus souvent du fer) en cours de forgeage sur l’enclume” (p. 87), masse incandescente refroidie par la trempe et image poétique (exemple des comparaisons homériques qui accompagnent l’aveuglement du Cyclope par Ulysse, p. 94-95); ou il peut, comme l’anneau de Sauron chez Tolkien, fasciner et ouvrir sur le vide ou même changer de nature et se faire corps privé de volonté, comme Persée jeté à la mer par Acrisios ou comme Danaé fécondée par Zeus, métal séminal dans les représentations iconographiques grecques (analyse, p. 104-108).
L’auteur se propose, dans sa deuxième partie, qu’il intitule simplement “études de cas” (p. 109-193), de tester la validité et les limites de ce schéma en prenant en compte les “conditions dans lesquelles (les) oeuvres (sont) exécutées, écoutées ou lues” (p. 112). Il applique d’abord cette grille de lecture aux Histoires d’Hérodote (chapitre IV: “conte, intrigue, histoire: le cas Hérodote”, p. 111-141) et plus précisément aux deux épisodes concernant le tyran de Samos, Polycrate (relation avec Amasis et jactatio de son anneau, phase de réussite en tout, puis piège du gouverneur de Sardes, Oroitès, jouant sur son avidité, phase de malheur et mort). “La version hérodotéenne du cycle” (p. 123) se construit sur l’instabilité des choses humaines (symbolique de Solon) et s’organise selon une polyphonie complexe orientée, comme l’épopée, vers “l’agrément de l’auditoire, et éventuellement du lecteur” (p. 121). Si le cycle de l’anneau se révèle valide pour l’analyse de l’écriture et de la thématique hérodotéennes, son efficacité analytique s’avère plus discutable lorsqu’il s’agit, comme dans le chapitre V, de confronter texte et images (“cycle, récit, image: le cas Bacchylide”, p. 143-166). Partant de l’épisode original rapporté par Bacchylide dans son Dithyrambe III (Minos jette son anneau à la mer et Thésée, qui a plongé pour le ramener, rapporte avec lui une couronne donnée par Amphitrite), Delattre met en lumière les écarts par rapport au schéma canonique, soulignant le lien entre l’intrigue et la performance, l’importance de la filiation (thématique de l’anneau et surtout de la couronne), mais aussi l’originalité des diverses mises en scènes iconographiques pour lesquelles le cycle de l’anneau ne sert pas de modèle structurant. L’auteur applique enfin sa grille de lecture au rituel vénitien de la Sensa (chapitre VI, “cycle et rituel: le cas Venise”, p. 167-193), qui associe, à l’occasion de la fête de l’Ascension, bénédiction du patriarche et jet d’un anneau dans la mer, en signes d’épousailles. L’étude met en lumière la conjonction de l’histoire et de l’étiologie dans le déroulement de la cérémonie, tout en pointant le silence presque total des sources sur la récupération de l’anneau par des pêcheurs désireux de faire montre de leur bravoure et en élargissant l’analyse à d’autres fêtes.
La conclusion (p. 195-201) présente d’abord une synthèse d’ensemble qui fait du cycle de l’anneau, tel que l’auteur l’a conçu, un “mythe balistique” (p. 200). Cette méthode, qui “instaure une norme… toute relative” (p. 199), oriente vers “l’efficacité du système narratif” plus que vers “l’interprétation psychologique” (p. 201) et se centre sur la jactatio d’un objet inerte, bien différente de l’acte de se jeter volontairement dans les flots qui relève, d’après Delattre, d’un ” cycle de la précipitation” (selon l’expression qui termine l’ouvrage, p. 201, et qui semble annoncer une nouvelle étude, un autre cycle d’analyses).
Après une “annexe au chapitre V: Thésée et ses pères sur les vases attiques des Ve et IVe siècles” (p. 205-214) et avant la table des matières (p. 281-283), le livre se continue par les notes aux chapitres (p. 215-261) et une bibliographie (p. 263-279), abondante et très riche, mais qui présente l’inconvénient d’être organisée en fonction des chapitres, ce qui oblige l’auteur à redonner à plusieurs reprises les références d’un même ouvrage et s’avère de consultation moins aisée pour le lecteur.
Par son approche rigoureuse, la richesse de sa documentation et l’éclectisme de ses exemples, Charles Delattre parvient à construire une grille de lecture intéressante dont le lecteur se plaît à tester la validité sur d’autres auteurs ou d’autres mythologies — par exemple, Zola et ses Rougon-Macquart à la lumière du cycle hérodotéen, notamment p. 131-132; Khaled Hosseini et son roman Les cerfs-volants de Kaboul qui reprend la structure de la jactatio avec déplacement de la verticalité vers le ciel (et non vers les fonds marins) tout en évoquant le rituel de la Sensa à travers la lutte des enfants pour la récupération des cerfs-volants; les “eaux oraculaires, l’ordalie” (p. 39-41) et l’épisode odysséen du voile d’Ino (V 333-353); ou encore le cycle jactatio -coup de filet et le lancer, plusieurs fois infructueux, du soleil dans la mythologie des Indiens Luiseño… Certaines pages se lisent avec un réel plaisir, notamment celles qui concernent le mudros et l’aveuglement du Cyclope, p. 94-95, ou le mythe, littéraire et iconographique, de Zeus, Danaé et Persée, p. 104-108. On apprécie la démarche expérimentale à l’oeuvre dans cet ouvrage (élaboration d’une grille d’analyse théorique, puis mises à l’épreuve concrètes) et l’honnêteté du bilan final qui met en lumière des “résultats contrastés” (p. 195): la spécificité des documents étudiés n’est pas éludée et l’auteur lui-même reconnaît la part de subjectivité qui entre dans cette “lecture largement inspirée par Tolkien”.
Cependant, on peut regretter que la symbolique propre à l’anneau, sur laquelle le titre semble mettre doublement l’accent, ait été partiellement négligée au profit de celle de la jactatio; ce gauchissement de perspective se lit dès les premières pages quand est évoquée “la nature de l’objet soumis au cycle, dont l’ anneau est l’un des représentants les plus notables” (p. 15, voir aussi p. 85). D’autre part, la circularité de l’anneau, qui implique un retour au point de départ, ne semble pas toujours convenir aux analyses proposées qui mettent en lumière une dynamique spiralée plus que circulaire. De fait, le symbolisme de la spirale, qui unit circularité et progression temporelle ou cosmique, nous paraît mieux convenir à la notion de cycle et à la formulation même de certaines phrases (par exemple, p. 64: “un des écarts consiste à ne pas faire exactement coïncider l’origine et le point d’aboutissement du cycle, en faisant passer l’objet de personnage en personnage”, donc d’un point A à un point A’ et non plus A, selon une logique spiralée; voir aussi p. 69). Enfin, l’orientation rationnelle de l’analyse, étayée par de nombreux schémas, néglige la dimension proprement esthétique du cycle de l’anneau dont attestent pourtant la musique orientale (par exemple les chants d’Oum Kalsoum qui reprennent à l’infini la même strophe avec de subtiles variations musicales et vocales), certaines oeuvres occidentales comme le Boléro de Ravel, la poésie cosmique de Djalâl od-Dîn Rûmî concrétisée dans la danse des derviches tourneurs ou encore les contes des Mille et une nuits où la jactatio est celle d’une parole qui revient à son destinataire en un cycle annulaire et spiralé particulièrement riche.
Finalement l’un des mérites essentiels de ce livre est peut-être justement de susciter des réactions et d’inviter à une lecture active qui conjoint enrichissement personnel et plaisir intellectuel.