A l’occasion, en février 2006, du 75e anniversaire de Walter Burkert, l’Institut Suisse de Rome a organisé une journée d’hommage, dont est issu le présent volume. Il répond au souci de symphilologein, comme le dit très joliment C. Riedweg dans son allocution, c’est-à-dire de partager le savoir, les connaissances, les idées, d’en débattre librement, en hommage à l’infatigable curiosité intellectuelle de W. Burkert et à sa capacité de s’enthousiasmer pour les progrès de la science. Tous ceux qui, de près ou de loin, ont fréquenté Walter Burkert n’ont, en effet, pas manqué d’être touchés par une fraîcheur d’esprit hors du commun et une ouverture disciplinaire rare. C’est la raison pour laquelle les travaux de Walter Burkert sont devenus, pour les spécialistes du monde grec, mais aussi de l’Orient, un point de référence sans égal. C’est que Walter Burkert a pris le temps d’acquérir les compétences lui permettant d’évoluer d’une rive à l’autre de la Méditerranée, de première main. L’allocution de D. Mertens souligne donc à bon escient la réception exceptionnellement large des travaux de W. Burkert, dont témoignent certes les honneurs scientifiques dont il a fait l’objet, en Europe et aux Etats-Unis, mais aussi et surtout les références innombrables à ses publications dans les travaux des spécialistes de tous horizons, y compris parmi les anthropologues ou les linguistes.
La structure et le contenu du volume résultent de choix visant à illustrer le vaste horizon de recherche de W. Burkert. Avec la contribution d’Antonio Panaino (“Aspetti della complessità degli influssi interculturali tra Grecia ed Iran”), c’est donc l’Iran qui est à l’honneur. Dans les pas de W. Burkert, Panaino reprend la vexata quaestio de la présence grecque en Asie Mineure comme foyer d’interaction culturelle entre monde achéménide et culture grecque. Si les relations sont indéniables, elles sont asymétriques et reposent sur des présupposés et des incompréhensions. Les Perses sont souvent fustigés comme barbares et efféminés. Connaître ne signifie pas comprendre, note justement Panaino (p. 22). On aurait cependant tort de parler d’incommunicabilité : des Grecs devaient connaître le perse et des Perses avoir appris le grec. L’échange assez fréquent d’ambassades entre Grecs et Perses en est la preuve. Le parrain de Platon lui-même en avait fait partie, à l’époque de Périclès. En matière de médiation culturelle entre monde achéménide et monde grec, les Mages constituent un sujet incontournable et délicat. On peut aujourd’hui affirmer qu’ils ne constituaient pas une caste sacerdotale homogène au service d’un zoroastrianisme centralisé. L’analyse ici proposée par Panaino peut utilement être complétée par le beau volume de M. Carastro, La cité des mages : penser la magie en Grèce ancienne, Grenoble 2006, qui enquête sur la vision grecque des mages et de la magie. Panaino éclaire ce que fut, en Iran, cette catégorie sacerdotale importante, impliquée dans la communication rituelle avec les âmes des défunts (“héros”) et les dieux. Ensuite, il examine la manière dont un emprunt s’est fait du perse vers le grec qui affiche une attitude très dépréciative envers la culture religieuse véhiculée par les Mages, culture mensongère et trompeuse. Il illustre son propos, dans les pas de W. Burkert, par le cas du Mage Gaumata, adversaire de Darius dans l’inscription de Bisutun, puis par les passages du papyrus de Derveni où apparaissent des Mages (à trois reprises). Il souligne efficacement la superposition progressive, qui s’opère chez les Grecs, entre science babylonienne (la mantique astrale en particulier) et la tradition rituelle iranienne, les Mages devenant, chez les auteurs grecs (à dater d’Hérodote sans doute), une sorte de produit de synthèse.
Avec l’étude d’Ivo Hajnal (“Wort und Schrift in der mykenischen Bronzezeit: Mit- oder Nebeneinander?”) on revient en arrière dans le temps et on s’interroge sur la culture écrite du monde mycénien et sur sa disparition après l’effondrement des palais mycéniens. Un bilan est dressé des usages pragmatiques du linéaire B, d’une certaine pratique intertextuelle implicite et d’un rapport avec l’oralité. La comparaison avec les archives palatiales du Proche-Orient, en particulier du monde hittite, fait émerger des différences significatives, par exemple dans les modalités d’archivage. Le rapport organique entre oralité et écriture explique sans doute la disparition de tout système d’écriture pendant plusieurs siècles, mais encore faut-il alors comprendre comment et pourquoi l’alphabet s’est imposé si vite et si bien en Grèce. Ici, I. Hajnal fait appel à la notion d’identité qui aurait facilité le recours à un instrument nouveau. Tous ces thèmes, chers et familiers à Walter Burkert, qui a étudié l’alphabet comme marque d’innovation culturelle et qui a souligné ses conséquences littéraires, avec la mise par écrit des épopées, pourtant fossiles d’une oralité créatrice.
Walter Burkert lui-même propose un bref essai intitulé, “Im Schatten des Basileus : Griechisch-persische Kulturbegegnungen”, où l’on revient sur le dialogue gréco-perse. Ce n’est pas seulement d’or perse qu’il est question mais d’échanges culturels, comme l’illustrent la tribune d’Eshmoun à Sidon ou le monument des Néréides de Xanthos, l’un et l’autre datant de la charnière entre le V e et le IV e siècle av. J.-C. C’est le concept même d’hellénisation ( Hellenisierung) qui est ici en question, la culture des Phéniciens, Cariens ou Lyciens se montrant réceptive à l’égard d’un art cosmopolite, véhiculé par un marché culturel ouvert avant même l’arrivée d’Alexandre le Grand et encouragé par les potentats locaux. Le Mausolée d’Halicarnasse édifié par un satrape d’origine carienne mort en 353, époux de la célèbre Artemisia, est l’exemple le plus remarquable de cette nouvelle tendance culturelle. La pénétration de la “légende” de ZarathustráZoroastre en Grèce relève de la même logique, et Walter Burkert en piste les échos dans diverses oeuvres grecques, y compris dans le Timée de Platon. Les “influences” positives reçues de Perse n’empêchent cependant nullement les Grecs de continuer à prêcher la supériorité de leur paideia et la nécessité de venger l’affront des Guerres médiques. Barbares ou non, les Perses ont projeté sur la Grèce l’ombre longue de leur richesse, pouvoir et prestige culturel.
Les philosophes présocratiques ayant retenu l’attention de Walter Burkert, Maria Laura Gemelli Marciano propose un essai centré sur Héraclite d’Ephèse, actif dans le sanctuaire d’Artémis ou à proximité de celui-ci (“A chi profetizza Eraclito di Efeso? Eraclito “specialista del sacro” fra Oriente e Occidente”). Sa cité d’origine peut légitimement revendiquer un rôle de passerelle de première importance entre Grèce et Asie Mineure. Quelle est dès lors la parole que porte Héraclite ? Et pourquoi donc s’exprime-t-il de manière si négative au sujet des Mages (22B28 DK) ? L’A. clarifie parfaitement le rapport d’Héraclite à Zeus, dieu omniscient qui gouverne le monde, très proche en cela d’Ahura-Mazda. Mais il a aussi, en tant que membre de la famille des Basileis, un rapport privilégié avec Déméter éleusinienne dont le sacerdoce revient à sa famille. En outre, dans un fragment célèbre (B15), Héraclite fait référence à Dionysos et à la procession phallique, que l’A. met en relation avec Osiris, donc avec un contexte étranger de purification/guérison. En outre, une allusion au feu comme punition envers ceux qui pratiquent ces rites déviants s’explique également par un arrière-plan non grec, à savoir les exorcismes du type maqlû du monde babylonien. En somme, en filigrane des fragments d’Héraclite, apparaît une rivalité intense entre la tradition religieuse locale enracinée dans le temple d’Artémis et le charme exercé par des cultes étrangers ou des rites ambigus. Pythagore lui-même relève de cette catégorie, qu’Héraclite fustige comme le chef de file des imposteurs, en recourant à des catégories typiques de l’éthique achéménide, celles-là mêmes qu’utilise Darius pour déconsidérer Gaumata.
Le volume se termine par une contribution de Giovanni Casadio (“Ex oriente lux?”) qui vise à éclairer l’apport déterminant de Walter Burkert à la problématique des apports orientaux à la religion grecque. Le point d’interrogation qui suit la formule “ex oriente lux” souligne à bon escient le fait que la question ne peut pas se résoudre à une “génétique” culturelle, à une mécanique pure et simple d’emprunts. La liste proposée aux p. 128 ss.— entre Mésopotamie, Anatolie, Syrie, Egypte et Iran — déploie un éventail typologique très vaste qui opère à divers niveaux : traductions ou équations, transferts iconographiques, migrations de spécialistes du culte, migrations de dieux, cultes ou mythes. La mise en évidence de parallèles a du reste une valeur en soi (on parle alors de comparatisme typologique), par delà l’existence ou non d’emprunts (il s’agit alors de comparatisme génétique). G. Casadio propose alors une série de réflexions personnelles sur certains aspects problématiques de cette approche, notamment sur les présupposés pour ainsi dire phénoménologiques de certaines convergences, abordées aujourd’hui plutôt sous l’angle cognitiviste. La seconde partie de cet essai propose un itinéraire historiographique relatif à la question des rapports entre Orient et Grèce du XVIIIe siècle à nos jours, de Creuzer à Burkert pourrait-on dire, en passant par Eduard Meyer, Otto Gruppe, Friedrich Delitzsch, Henri Frankfort, Eduard Zeller. . . Tout parcours historiographique est en partie un choix, mais comment justifier l’absence, dans ces pages, de penseurs aussi importants que Deissman, Diels, Boll ou Cumont ?
L’ouvrage, qui se clôture par d’utiles indices, représente un bel hommage au très grand savant qu’est Walter Burkert. On regrettera cependant que, contrairement au partage annoncé en introduction, aucune intervention ne soit suivie des débats qui ont dû avoir lieu lors du symposium. Les innombrables facettes de l’oeuvre de Walter Burkert ne pouvaient naturellement pas être illustrées ici, mais on aurait apprécié trouver davantage d’échos aux images quelque peu absentes des essais rassemblés. Cela dit, les textes érudits qui composent ce volume indiquent bien la richesse, en termes d’érudition et d’innovation, de l’apport de Walter Burkert à nos études.