[For a response to this review by Antonella Candio, please see BMCR 2010.02.07 ]
La question récurrente de l’essentiel sous-tend la réflexion méthodologique d’Ulrich von Wilamowitz, tout au long d’une vie scientifique où Eschyle occupa continûment une place de choix. Visant à analyser les liens culturels (sic) entre la critique textuelle et l’exégèse eschyléenne de cet érudit, la monographie d’Antonella Candio (issue d’une thèse soutenue en 2007) s’inscrit dans un programme de recherche collectif: celui amorcé et conduit par Vittorio Citti dans le cadre du doctorat international de philologie et d’histoire des textes à l’Université de Trente (de concert avec les universités de Cagliari et de Lille et l’EHESS de Paris), dont l’objectif est d’explorer les vicissitudes de la tradition imprimée des tragédies d’Eschyle, dans le but de mettre au jour les étapes méthodologiques et les expériences culturelles ayant façonné le texte des éditions modernes. L’entreprise a déjà produit des contributions utiles sur les figures-clés de l’histoire de l’ecdotique eschyléenne, tels Adrien Turnèbe et Jean Dorat; d’autres études sont en cours de préparation sur Francesco Robortello, Thomas Stanley et Richard Porson. Pour comprendre l’approche des Choéphores par Wilamowitz, A. Candio emprunte le chemin, long mais fructueux, d’une analyse circonstanciée de l’ Einleitung in die griechische Tragödie (1907), en mettant à nu les ressorts de la philologie wilamowitzienne par le biais d’une confrontation étroite avec les écrits de G. Hermann, A. Boeckh, K. O. Müller, F. G. Welcker.
Dans ce livre, explique le préfacier Enrico Medda, le lecteur se trouve en quelque sorte convié à un parcours heuristique abordant l’épineuse question de l’équilibre entre le choix des méthodes et les outils garantissant l’objectivité de la connaissance historique en lien avec la subjectivité de l’interprète. Comment dépasser l’impasse du cercle herméneutique, due au caractère fragmentaire des sources, à la distance temporelle et plus généralement à l’altérité de l’objet par rapport à l’interprète ? Wilamowitz interroge les fondements de la philologie verbale de Hermann et ceux de la recherche historique de Boeckh: l’enjeu est ici la conception du sich versenken, l’immersion dans l’oeuvre antique permettant de s’approprier une individualité étrangère ( fremde individualität), afin de redonner vie aux textes rendus muets par la distance chronologique. En s’arrogeant le rôle de passeur entre l’oeuvre antique et le lecteur moderne, le Wilamowitz des Choéphores transcende le simple rôle d’éditeur. Ouvrant les frontières de la recherche érudite, il désire faire entendre la voix d’Eschyle aussi et surtout sur la scène théâtrale: non plus comme une curiosité archéologique mais comme un poète capable d’émouvoir les esprits. Cette intention conduit Wilamowitz à travailler avec Hans Oberländer à la mise en scène de la trilogie de l’ Orestie, qui dans l’optique nationaliste de l’érudit doit assumer une fonction d’éducation politique auprès du peuple allemand. Une fois tracé le cadre général de la thèse, le Verständnis wilamowitzien des Choéphores se présente au lecteur comme un long parcours d’auto-éducation du peuple hellénique, une Geistesgeschichte dont la reconstruction est un préalable nécessaire à l’intelligence de la poésie d’Eschyle.
Métaphoriquement intitulée Le passé revient, dans le passé gît l’avenir, l’Introduction brosse le portrait de Wilamowitz principe della filologia (p. 2). Visant à reconstituer point par point une image fidèle de l’éditeur et de son activité, l’enquête d’Antonella Candio prend pour amorce un texte théorique sur le drame, à savoir l’ Einleitung in die griechische Tragödie, où la réflexion sur le phénomène tragique se confond avec l’analyse des conditions et du sort de la philologie en tant que discipline historique et scientifique. Le constat des influences, dettes ou omissions relevées dans l’ Einleitung lui permet de cerner les sources majeures de la philologie wilamowitzienne: l’ Einleitung est ainsi la matrice directe de nombreux passages de la préface des Choéphores.
Le Chapitre premier ( Esprits du passé, démons de l’avenir) se subdivise en neuf sections. En 1896, l’année de la parution des Choéphores (section 1: Das Opfer am Grabe: les racines du projet), Wilamowitz est professeur à l’université de Göttingen (1883-1897); l’édition de Das Opfer am Grabe (titre original allemand) comprend une traduction, une introduction, des notes de commentaire et deux appendices (respectivement sur la métrique et l’ epos delphique). L’érudit consacre les pages finales de la quatrième partie de l’ Einleitung à une question décisive pour les philologues de sa génération (G. Hermann ou K. O. Müller): celle du devoir qu’impose la science (section 2: Die wahren Aufgaben). L’exercice de la critique textuelle équi vaut pour lui à un dévouement complet au texte écrit; le philologue a pour tâche de se mesurer à une discipline devenue science historique et requérant des interprétations de portée omnicompréhensive. Son activité est toujours liée à celle de ses prédécesseurs (section 3: Gottfried Hermann: das Verständnis des Geschriebenen); les nouvelles bornes définissant le système de Wilamowitz représentent le stade ultime du parcours épistémologique de la philologie. À Hermann revient le mérite d’avoir porté à un haut degré d’élaboration l’étude de la langue grecque, en faisant de cette dernière l’instrument nécessaire à l’interprétation des textes anciens. Les philologues (Hermann, Welcker et Müller, Boeckh) sont engagés alors dans une véritable Lutte pour la science (section 4), faite de polémiques, de querelles de méthode et de disputes personnelles (voir l’ Eumenidenstreit). La nature et l’importance de la recensio sont examinées dans la section 5 ( Fausses pistes, feux follets: Irrwege und Irrwische). Dans sa Geschichte der Philologie, Wilamowitz récupère l’enseignement boeckhien (section 6: Replonger la littérature dans la culture, c’est-à-dire dans l’histoire), en insistant sur la place de l’herméneutique dans son dispositif conceptuel. Pour Boeckh la subjectivité du critique sert à briser le Kreis (cercle) ontologique caractérisant l’exégèse des textes antiques. La connaissance de la langue forme le socle des études philologiques, dont le champion est G. Hermann, auteur d’un important De Officio interpretis (section 7: Rien ne se crée, rien ne se perd: encore G. Hermann). Wilamowitz attribue à K. O. Müller le mérite d’avoir dépassé la perspective hermannienne (section 8: Ein Empfindungsleben in Begriffe: K. O. Müller). Un rapprochement avec F. Nietzsche est esquissé dans la section 9 ( Krieg ist das Lösungswort, Krieg, und so tönt es fort).
Le Chapitre 2 ( Le tout et ses parties: la tragédie, le tragique, les Choéphores) contient quatre sections. L’intérêt pour la tragédie grecque (section 1: Tragédie grecque et Allemagne) se répand à partir du XVIIIe siècle; l’absence d’une tradition théâtrale de souche germanique et l’idée que le théâtre grec contient les germes d’une nouvelle expérience théâtrale de caractère national président à la redécouverte des pièces antiques, supposées servir de modèle aux nouveaux drames romantiques. En un peu plus d’un siècle, le théâtre grec se trouve posé en modèle et en aiguillon pour la création ou la réflexion sur l’art tragique, ses contenus, ses protagonistes et ses fins. Une conception différente de la philologie prend forme, qui n’est plus liée à l’accumulation érudite de détails mais vise à étudier les textes littéraires du passé et les antiquités de tout genre à travers des objets renouvelés. À la fascination pour le monde grec contribua également l’oeuvre de J. J. Winckelmann. La construction d’un vaste système doctrinal, où les réalisations individuelles sont la manifestation concrète d’un idéal de pure beauté, non seulement renouvela la curiosité pour tous les aspects de la civilisation grecque mais favorisa également une approche esthétique de nature à la fois compilatoire, classificatoire et historique. Le succès de l’activité de Winckelmann insuffla un nouvel élan à tous les domaines de l’érudition classique. Nietzsche et Wilamowitz de même contribuèrent chacun au renouveau de l’intérêt pour la Grèce. Après la systématisation des disciplines de l’ Altertumswissenschaft, l’étude savante de l’Antiquité évolua vers une spécialisation des parties, laquelle à son tour engendra une véritable désintégration du cadre général. La foi en une science totale et objective n’est pas conciliable avec la vision totalisante, subjective et pessimiste, de la démarche nietzschéenne. Wilamowitz constate la dégradation des études philologiques en Allemagne à l’époque post-hermannienne: le remède à cette dégradation de la critique textuelle réside dans une science nourrie du passé, se rattachant à Winckelmann, Wolf, Boeckh, Hermann, Müller, et visant à assumer non seulement l’hétérogénéité des expériences mais surtout à exploiter cet héritage dans la préparation d’une édition. C’est par la pratique ecdotique et non par des écrits théoriques que Wilamowitz s’employa à matérialiser l’enseignement boekchien. Sa recherche du sens perdu du drame attique (section 2. C’est le dernier pas qui coûte: Qu’est-ce qu’une tragédie attique ?) couvre des interrogations diverses: l’approfondissement du caractère ethnique du genre dramatique et l’importance de la tradition héroïque, la conciliation des attentes du peuple et des exigences du poète, l’étude de la légende comme reflet de l’esprit créateur d’une nation. Le drame antique est un genre poétique national: l’interprétation du texte (section 3. Selbsterziehung et Seelengemälde: le Verständnis des Choéphores) passe par son histoire, en dialogue avec les exigences sociales, culturelles et politiques du temps présent. Sur la base d’un problème général (l’origine et le sens de la tragédie), l’ Einleitung étudie le drame attique dans son ensemble, avant de se concentrer sur Eschyle. En l’absence de témoignages ou de références littéraires, explique E. Rohde, l’unique moyen de cerner le sens religieux hellénique (section 4: Le pouvoir des âmes et Psyche d’E. Rohde: fragments d’un dialogue idéal) consiste à élucider l’absence d’un culte des âmes dans les poèmes homériques, plus particulièrement l’absence d’interaction entre le pouvoir de la psyché et le monde des vivants. L’essai de Rohde et l’introduction de Wilamowitz au drame eschyléen livrent une réflexion sur le culte des âmes et la figure d’Apollon, non seulement en tant que divinité mais en relation également avec le droit sacré y afférent. De l’aveu même de son auteur, l’ouvrage de Rohde représente le premier pas vers une Geschichte der griechischen Religion.
Le Chapitre 3 ( Les parties du tout: problèmes particuliers, typologie de l’intervention) déroule neuf sections: 1. Das Opfer am Grabe: le Vorwort; 2. Un texte en action: les Choéphores sur scène; 3. La parodos comme exemple: interventions multiples, unité de sens; 4. Das ist construiren an den toten Zeilen des Buches; 5. Questions de métrique; 6. Questions ouvertes (vv. 61-65); 7. Verständnis; 8. Prudence et interventions de force; 9. Raison et sentiment; 10. Gefühle; 11. Denkart.
Le Chapitre 4, dévolu aux Conclusions, se limite à une seule section: 1. Was ist das Wesentliche? (Qu’est-ce que l’essentiel ?). Wilamowitz porte son attention aussi bien sur l’Antiquité elle-même que sur l’oeuvre des savants qui se sont consacrés à la reconstruction du monde antique et des textes produits par lui. Les présupposés culturels et historiques de l’éditeur du texte eschyléen impliquent ainsi les activités complémentaires de verstehen, erklären, sich versenken.
Fondé sur une paraphrase aussi subtile qu’utile des textes étudiés (Wilamowitz, Boeckh, etc.), le livre d’Antonella Candio est plaisant par l’attention empathique qu’il porte au corpus qu’il prend pour objet. Par choix ou par maladresse (chacun appréciera), le propos dans l’ensemble est répétitif et peu hiérarchisé, assez digressif même. Plus précisément, l’auteur cherche dans un ouvrage le tout ( Ein lebendiges Ganzes, selon les termes mêmes du titre de son livre) d’une oeuvre érudite et d’une pensée; aussi la conduite de la démonstration peut sembler un rien habile. Le livre est majoritairement une longue paraphrase empathique des travaux de Wilamowitz: si l’exploitation des textes est précieuse, elle n’est peut-être pas assez personnelle (si toutefois elle a à l’être). Les titres des parties et des sous-parties, dont la formulation est étrangement décalée, ne reflètent pas vraiment le contenu et le propos des développements qu’ils chapeautent. Le raisonnement par endroits est artificieux, l’auteur se contentant de dérouler les faits sans trop les discuter-analyser. L’ensemble, de lecture néanmoins agréable pour qui apprécie la rencontre dynamique d’un métadiscours avec un texte premier, est très compact: plusieurs longues pages se suivent parfois sans le moindre alinéa (20-23, 73-75, 96-98, 143-146). Relativement mince pour un sujet de cette importance, la bibliographie contient de nombreux titres de sources primaires et suggère que l’auteur n’a pas souhaité enrichir son propos des études secondaires existantes. Le tout finalement repose sur une “réification” (assumée comme telle) de l’oeuvre soumise ici à une intention herméneutique.