Carlos Gómez Bellard et Peter Van Dommelen nous proposent un ouvrage sur les paysages ruraux puniques à la fois synthétique et original. Outre le fait de rassembler et d’étudier un nombre considérable de données, les auteurs proposent une réflexion théorique sur différents aspects de leur sujet. Les termes punique (“the Phoenicians descendants living in the western Mediterranean basin after roughly 550 BC”, p. 3) ou paysage (“we think of and propose to use [landscape] in the spirit of recent ‘conceptual landscape’ studies… : people’s presence and activities in the landscape are inherently part of and deeply engrained into the landscape itself”, pp. 16-17) sont définis, mais d’autres notions importantes sont aussi au coeur de leur réflexion, telles celles de paysan, hégémonie ou encore connectivité. Dès l’introduction est affichée la volonté de rendre soigneusement compte de la complexité des espaces ruraux et des multiples connexions avec le reste du monde punique et méditerranéen (occidental) qui s’y manifestent.
C’est en 2005 que Peter Van Dommelen et Carlos Gómez Bellard mettent en chantier une étude synthétique sur le monde punique rural, sur le mode d’une comparaison des régions concernées, en s’appuyant sur les données mises au jour dans ces divers espaces, afin d’obtenir une image la plus complète et la plus riche possible. Le cadre de l’étude, rappelé en introduction, est compris entre les VIe et Ier siècles av. J.-C., alors que sur le plan géographique il s’étend de l’Afrique du Nord aux rivages atlantiques immédiatement après Gibraltar et à la majeure partie des îles de la Méditerranée occidentale. Les sources sollicitées sont de nature archéologique, archéométrique et archéoenvironnementale. Elles proviennent des fouilles et prospections, anciennes et récentes. Les contributions s’articulent autour de la collecte de ces sources et de données complémentaires, topographiques par exemple, avant de procéder à des recoupements et de dégager des tendances régionales. Bien que les auteurs notent ”a strong ‘ruralisation’ of the disciplines”, on ne manquera pas de souligner l’originalité d’un tel sujet, puisque la nature maritime et commerciale du monde phénico-punique a longtemps primé sur ses aspects ruraux dans une part importante des études qui lui sont consacrées.
L’ouvrage touche cinq grandes aires du monde punique : l’Afrique du Nord, l’Andalousie, Ibiza, la Sicile et Malte et la Sardaigne. Après une présentation approfondie du sujet, dans ses aspects chronologiques, géographiques et terminologiques, l’ouvrage déroule un argumentaire de nature essentiellement archéologique, sans toutefois omettre les sources littéraires traitant de la ruralité punique. Un examen critique de ces dernières est mené par Véronique Krings avant la présentation des études régionales. Cela permet de s’interroger sur la bonne utilisation des textes comme témoignages contemporains reflétant plus ou moins fidèlement les réalités du terrain : une approche prudente et critique s’impose. Par conséquent, les données archéologiques apparaissent comme l’accès privilégié aux paysages ruraux puniques.
Les cinq chapitres centraux sont entièrement consacrés à une vue d’ensemble et à une analyse approfondie des données archéologiques des différentes aires puniques. Tous, sans suivre un plan rigoureusement identique, livrent d’abord une description géographique et topographique de la zone concernée. Après quoi, c’est au tour des études menées sur le territoire, comme les prospections, sondages et fouilles, d’être analysées, avec leurs résultats. Chaque étude régionale s’efforce également de fixer une chronologie du développement rural et une typologie des sites connus. Enfin, des propositions sont formulées quant à l’organisation globale de la région.
L’examen d’ensemble des vestiges des paysages puniques s’ouvre par la contribution de Carlos Gómez Bellard qui propose une étude de l’île d’Ibiza. Après avoir inséré son travail dans un cadre spatio-temporel donné, il émet l’hypothèse, à l’aide d’éléments archéologiques, qu’il y existait un système centralisé faisant une place primordiale à la cité d’Ibiza dans le processus d’occupation territoriale et d’exploitation agraire.
José Luis Lopez Castro livre ensuite une étude de la Péninsule ibérique, en particulier de trois zones concentrant les vestiges archéologiques. Prospections, fouilles et analyses environnementales ont permis d’y déceler une organisation hiérarchisée et centralisée des sites ruraux et côtiers. Des différences majeures avec Ibiza sont notées, en particulier la grande continuité dans l’implantation et l’organisation des sites ainsi que l’interaction des colons avec les indigènes ibères dans le façonnage des paysages.
Elizabeth Fentres et Roald F. Docter présentent le dossier de l’Afrique du Nord. En raison de l’immensité de la région, leur travail est centré sur les trois zones Cap Bon, Tell et Jerba, ainsi que sur le Sahel et la Maurétanie. Les auteurs montrent que l’organisation et l’exploitation de la terre suivent des schémas relativement différents dans chaque aire. En revanche, toutes sont en contact étroit avec la cité de Carthage. Celle-ci ne produit donc pas ses propres denrées, mais elle s’engage dans la voie plus commerciale des cultures dites spéculatives, c’est-à-dire celles dont la production, volontairement excédentaire, est majoritairement destinée à l’exportation. Carthage n’asservit pas son arrière-pays, mais multiplie les échanges avec lui.
Dans le chapitre suivant, la regrettée Antonella Spano Giammellaro, Francesca Spatafora et Peter Van Dommelen s’attachent à la Sicile et à Malte, ainsi qu’aux petits îlots les entourant. Même si elles n’ont pas fourni de grandes quantités de données, il est possible de distinguer une zone d’influence punique au sens le plus large du terme englobant la Sicile occidentale et les îles proches. Le rôle des établissements indigènes y était très important, car ils représentent une limite à l’extension de la sphère punique, même si l’intensité des contatcs avec elle croît au fil des siècles.
La dernière des cinq régions étudiées est la Sardaigne, par Peter Van Dommelen et Stefano Finocchi. Elle fait exception en termes de recherche, car, dès les années 1900, des études de terrain y ont été menées. À l’issue de celles-ci, Ferruccio Barreca a décrit l’occupation de l’île comme capillaire. D’autre part, il existe une grande variabilité dans la répartition et le type des sites ruraux observés, tout comme dans l’organisation rurale des différentes régions sardes. Là encore, les indigènes participent activement au développement des campagnes.
Les deux derniers chapitres comprennent une synthèse des investigations régionales qui précèdent. Le premier regroupe les points communs présentés par les cinq régions prises en considération, mais il met aussi en lumière toutes les différences et l’éventail des adaptations locales ou régionales du schéma d’exploitation et d’occupation typiquement punique. Trois niveaux de production agricole sont identifiés dans l’ensemble du monde punique, allant de la production simple à la consommation/exportation. Les types de sites ruraux observés sur le terrain sont les mêmes dans les cinq zones, bien que des spécificités environnementales et architecturales demeurent. À côté des villes coloniales, il est possible de trouver, par ordre de taille, les agrovilles et centres agricoles, les villages, les hameaux, les grandes fermes ( epaulis ou villae) et, en dernier lieu, les simples fermes. Celles-ci représentent les plus petits et généralement les plus modestes des établissements ruraux, mais elles sont l’élément unificateur des paysages puniques ruraux, puisqu’elles sont présentes partout, dans des contextes extrêmement différents. Plusieurs types de productions sont également identifiés : céréaliculture extensive, arboriculture, agriculture intensive de type huerta, élevage en enclos ou en pâturage, etc.
Outre les aspects agraires et économiques du sujet, la dimension humaine est présente dans chaque chapitre. Les auteurs se sont aperçus du fait que l’interprétation du mobilier provenant des sites ruraux avait parfois été mal conduite et que les populations indigènes n’avaient pas toujours reçu une attention suffisante. Hormis à Ibiza, où il n’y a pas de peuplement autochtone, dans les autres aires puniques, les habitants indigènes semblent souvent à l’origine du développement rural. Ils possèdent les fermes et exploitent les terres, puis commercent leurs produits dans des sites plus grands.
Plusieurs contributions, notamment celle qui concerne la Sardaigne, s’interrogent sur le modèle d’occupation capillaire, décrit par Ferruccio Barreca à propos des paysages ruraux puniques. Les auteurs concluent que le terme reflète parfaitement la densité des sites dans la grande majorité des cas. En revanche, il sous-entend, à leur avis, une notion d’homogénéité entre sites que l’ouvrage ne confirme nullement. La typologie des différents établissements et des modes de productions agraires parle en leur faveur. Ce chapitre, comme le suivant, insiste donc, à bon escient, sur la variété et la multiplicité des paysages ruraux, sans remettre en question la cohérence du monde punique rural.
La conclusion de l’ouvrage répond à l’introduction, dans le sens où elle fait état des objectifs atteints et rappelle la complexité du problème. Les auteurs insistent une nouvelle fois sur les aspects communs des paysages ruraux puniques tout en ne dissimulant pas les variations et adaptations locales et régionales. Ils concluent également que le monde rural est connecté, car il est intégré au monde punique qui, lui-même, participe au monde méditerranéen occidental et est influencé par lui. Tout en rappelant que les hypothèses avancées au cours de l’ouvrage sont bien fondées sur des données concrètes (archéologiques, topographiques, historiques), les auteurs se rallient, dans un dernier temps, à Nicholas Purcell et Peregrine Horden et à leur concept de connectivité qui semble parfaitement correspondre aux dynamiques qui animent les paysages ruraux puniques.
Bien que le thème de l’ouvrage soit la ruralité, il n’en reste pas moins que les centres urbains sont directement concernés par une telle recherche. Ils sont tous, des plus petits aux plus grands centres côtiers, impliqués dans la chaîne de production agricole et de diffusion des biens produits dans les campagnes. En ce sens, cette étude s’inscrit pleinement dans les recherches actuelles visant à souligner le fait que l’agriculture est bien une composante majeure et essentielle des systèmes économiques antiques. Carthage, la plus grande des cités de la sphère punique, n’échappe pas à cette règle. Elle apparaît très impliquée dans les cultures spéculatives, comme l’huile et le vin, ainsi que dans le commerce des autres denrées pour elle-même et en direction de l’outremer. Cependant, grâce à un nouveau regard porté sur les sources, Carthage ne semble plus endosser le rôle de fer de lance du développement agricole que l’on observe dans toute la sphère punique au IVe siècle av. J.-C. Les centres régionaux, au contraire, sont tout à fait à même d’organiser leur territoire et d’en exploiter les potentialités. Ce constat légitime les conclusions et les choix terminologiques de l’ouvrage : Carthage n’a pas conquis un empire qu’elle aurait réorganisé, mais elle exerce plutôt une hégémonie sur une zone aux multiples connexions, qui partage nécessairement, au-delà de ses différences, un grand nombre de points communs.
L’ouvrage de Carlos Gómez Bellard et Peter Van Dommelen présente, au final, des qualités indéniables. La première est de proposer un excellent état de la recherche dans un domaine en pleine expansion : les études rurales. Ce livre permet de se faire une idée précise et documentée de l’avancement des connaissances, des lacunes et des richesses propres à chaque région étudiée. On soulignera aussi la grande cohérence interne de l’ouvrage. Alors que les chapitres concernent des zones géographiques variées, avec des situations locales et une historiographie différentes, les parallèles dans l’enquête, le raisonnement et les résultats sont suffisamment forts pour proposer une étude suivie et claire du monde rural punique. Enfin, les synthèses proposées sont systématiquement accompagnées de considérations méthodologiques et d’une réflexion théorique qui font de cet ouvrage un travail solidement fondé et largement étayé.
Si ce volume contribue à l’avancée des connaissances sur le monde punique, il permet également l’enrichissement des données sur le bassin de la Méditerranée occidentale en général, sans compter le fait que la méthode représente un modèle potentiel pour des études concernant d’autres régions, la Phénicie par exemple. Son atout principal est une approche originale de tous les types de sources. Parce qu’il n’est pas simplement une compilation des recherches antérieures, des sources existantes et des comptes rendus de fouilles ou surveys, ce travail collectif apporte une contribution majeure et de qualité à une meilleure connaissance de la ruralité antique, punique en particulier.