[Authors and titles are listed at the end of the review.]
Cet ouvrage renferme les actes du XIe colloque organisé par le Centre International d’Etude de la Religion Grecque Antique qui a a eu lieu à Rennes, en septembre 2007. Dans son introduction, l’éditeur, Pierre Brulé, donne du terme ‘norme’ une double définition. La norme renvoie d’abord à la notion de ‘règle’ et même de ‘loi’, ensuite à la notion d’habitude’ : le ‘normal’ est ce qui est ‘habituel’, ‘naturel’. B. passe en revue les deux problématiques principales soulevées par l’association des concepts de ‘norme’ et de ‘religion’, 1) la législation sacrée telle qu’elle nous est connue par l’épigraphie et 2) les entorses faites à la norme (déviances, groupes sectaires, impiété, athéisme…).
La majorité des 17 intervenants de cette manifestation ont choisi d’étudier le concept et la nature de la norme au sein d’un thème particulier, qu’il s’agisse du panthéon (Gabriella Pironti), de l’acte sacrificiel (Gunnel Ekroth, Scott Scullion), de la prière (Emmanuel Voutiras) ou de la pratique oraculaire (Emilio Suárez de la Torre). Trois communications examinent la notion de norme dans un contexte géographique et chronologique bien délimité, celles d’Adrian Robu (Sélinonte), de Miriam Valdés Guía (Athènes), Yves Lafond (Grèce égéenne). Quatre autres essais portent sur les relations que peut entretenir la norme avec la littérature et la philosophie (Gabriella Pironti, Louise Bruit Zaidman, Pierre Brulé, Philippe Borgeaud). Ce sont ces différents fils conducteurs qui ont présidé à la distribution et à l’agencement des 17 essais. Notons qu’aucune structure rigide n’a été mise en place pour grouper et classer de force la totalité des articles. On sait combien il est difficile d’éditer des actes de manière à obtenir un ensemble homogène ; c’est souvent de manière artificielle que l’on y parvient. B. a opté pour une articulation souple mais très cohérente des divers textes en présence et l’on ne peut que s’en féliciter.
La série de quatre contributions axées sur une analyse litttéraire et/ou philosophique s’ouvre avec la communication de Gabriella Pironti (‘Dans l’entourage de Thémis : les Moires et les normes panthéoniques’, p. 13-27). P montre comment les Moires, ces déesses par excellence du partage, entretiennent un lien très étroit avec Thémis. Cette association de divinités préside à l’interdépendance des deux concepts fondateurs d’une société humaine ou divine : la norme et la répartition.
Louise Bruit Zaidman, dans ‘Lois et normes religieuses dans les Lois de Platon’, p. 29-47, se penche sur la norme religieuse telle qu’elle apparaît chez Platon. Elle évoque dans un premier temps la question de la terminologie employée en distinguant nomoi de nomima puis décrit le projet platonicien, son but, son contenu, ses acteurs principaux. Puisqu’il consiste en l’avènement d’un individu osios kai dikaios, ce système ne peut faire l’économie d’un ensemble de lois qui, sur le plan qui nous intéresse, celui du religieux, permettront de lutter contre deux menaces, l’impiété et l’athéisme.
Pierre Brulé, dans ‘Contribution des Nuées au problème de l’incroyance au Ve siècle’ (p. 49-67) s’attache à montrer comment les Nuées et la comédie ancienne dans son ensemble donnent une idée précise de la façon dont le divin, l’extrahumain et même le polythéisme tout entier sont envisagées par les citoyens athéniens. B. considère que cette vision commune est une forme de norme religieuse qui trouve son expression dans le langage. Si, au sein de ce système, Socrate et ses disciples, qualifiés de phrontistes, font figure d’hérétiques, c’est parce qu’ils entendent diminuer l’extension du surhumain au profit de l’humain.
Philippe Borgeaud (‘Une rhétorique du blâme et de l’éloge. La religion des autres’, p. 69-89) examine le phénomène du relativisme en matière de norme religieuse et de rituel. Il montre comment le passé joue le rôle de modèle parfait ; après avoir analysé ces concepts de nomos d’archaîos aristos et de nomos basileus, B. pose la question de ce qui différencie la religion des Grecs de celle des ‘Barbares’ avant d’examiner ce qui sépare polythéisme grec et monothéisme chrétien. Il répond à ces questions en insistant sur les notions de superstitio et de croyance dont il souligne la mobilité sémantique.
Les deux essais suivants ont pour point de départ les sources épigraphiques. Angelos Chaniotis analyse, dans ‘The Dynamics of Ritual Norms in Greek Cult’ (p. 91-105) plusieurs règlements cultuels des époques hellénistique et impériale au rang desquels figurent un décret d’Antioche du Pyrame ( LSAM 81), un oracle de l’Apollon de Claros ( SEG 41, 1411) et un décret de Milet ( Milet I, 3, 134). À partir de ce mini corpus, C. montre comment les lois religieuses gravées sur pierre se répartissent en trois catégories. Sur les patria, noyau dur de pratiques immuables transmises oralement viennent s’étager deux autres catégories : celle des nomoi écrits qui précisent et nuancent l’accomplissement de tel geste cultuel et celle qui consiste en des points de règlement destinés à nuancer l’autorité des patria et des nomoi et à en accroître l’efficacité rituelle ( epauxanein).
Emilio Suárez de la Torre s’arrête sur le type particulier de prescription religieuse que constituent les oracles (‘Oracle et norme religieuse en Grèce ancienne’, p. 107-124). Il analyse les principales inquiétudes religieuses des consultants et les réponses appportées par les divinités en privilégiant les documents liés aux sanctuaires oraculaires de Dodone, Delphes, Didyme et Claros.
Les quatre articles qui viennent ensuite concernent les sacrifices. Gunnel Ekroth étudie le sacrifice animal et ses pratiques normatives (‘Thighs or tails? The osteological evidence as a source for Greek ritual norms’, p. 125-151). Elle examine tout particulièrement la question de la part réservée au divin et montre, en s’appuyant sur les sources iconographiques et écrites, qu’il pouvait s’agir des os des cuisses ou de l’ osphys ( sacrum et vertèbres caudales) ou bien des deux à la fois. Elle précise ensuite que l’analyse des découvertes ostéologiques fournit des résultats bien différents : l’accomplissement du sacrifice animal pouvait donc admettre, en pratique, des variations.
Nous passons du général au particulier dans le traitement de la norme sacrificielle avec Scott Scullion qui examine une inscription d’Aixone (Attique) (‘Sacrificial Norms, Greek and Semitic: Holocausts and Hides in a Sacred Law of Aixone’, p. 153-169). Ce texte du IVe siècle avant notre ère, réédité par Angelos Matthaiou1 fait mention d’holocaustes offerts à une divinité chthonienne. À côté des prescriptions que l’on rencontre habituellement dans ce genre de règlement, mention est faite d’une pratique inhabituelle : les peaux des victimes sont destinées à être offertes au prêtre officiant en guise d’émoluments. C’est un geste que l’on trouve proscrit dans bon nombre de textes, notamment dans un règlement cultuel thasien concernant le culte d’Héraclès ( LSS, 63). Il est cependant autorisé et favorisé dans les cultes hébraïque et punique. S conclut en soulignant la nécessité de rester ouvert lorsque l’on évoque le problème de la norme en matière de sacrifice puisque pour l’essentiel elle est insaisissable.
Dans ‘La norme sacrificielle en images : une relecture de l’épisode d’Héraclès chez le pharaon Busiris’ (p. 171-187), Véronique Mehl s’appuie sur les sources iconographiques pour analyser le célèbre épisode mettant en scène Héraclès chez le pharaon Busiris, fils de Poséidon. Dans ce corpus d’images, Héraclès, pieds et poings liés, est mené à l’autel comme une bête destinée au sacrifice. La présence d’un grand chaudron sur la plupart des représentations laisse deviner le sort qui l’attend : il sera cuit et ses chairs consommées. Les festivités tournent court quand le héros réussit a se libérer et à s’enfuir après avoir massacré nombre d’Egyptiens. M. rappelle que cet épisode et son iconographie violente ont parfois été utilisés pour montrer, en négatif, que le souci d’atténuer et même de masquer la violence constituait la norme en matière de représentation du sacrifice sur les vases.2 Selon elle, cet épisode n’a toutefois pas pour enjeu la question de la (non)-représentation de la violence ; l’association des deux étrangetés que sont sacrifice humain et sacrifice célébré à l’étranger (hors de la cité) doit plutôt être vue comme une incitation à comprendre, en négatif, quelle orthopraxis doit présider au sacrifice en pays grec.
Pierre Bonnechère, dans ‘Le sacrifice humain entre norme et anormalité’ (p. 189-212) rappelle la nature du débat qui, par le passé, l’a opposé à Stella Georgoudi. Pour B., le sacrifice humain est le pendant du sacrifice animal dans un contexte où les valeurs de la cité sont inversées ; c’est l”antivaleur du système normatif’ par excellence. Pour S. Georgoudi en revanche, il possède ‘un plus, une valeur ajoutée’.3 Dans son article, B. réussit à concilier les deux visions et à donner ainsi au sacrifice humain un rôle plus convaincant : hors normes au départ, il peut acquérir de la valeur et devenir lui-même norme dans des situations historiques précises (sacrifices patriotiques). Après les gestes sacrificiels est évoquée la figure du célébrant dans deux excellentes communications. Eftychia Stavrianopoulou (‘Norms of public behaviour towards Greek priests: some insights from the leges sacrae‘, p. 213-229) étudie, à partir des textes épigraphiques, les normes de comportement public à l’égard des prêtres grecs. Des exemples tirés d’inscriptions de Pergame, Priène ou Héraclée du Latmos, montrent que l’autorité détenue par le prêtre repose sur l’assentiment public et qu’elle se trouve renforcée par un certain nombre de stratagèmes, au rang desquels la publicité de tout règlement portant sur les cultes et les sacerdoces, le contrôle exercé en retour par tous les citoyens, enfin le transfert d’autorité des institutions (politiques ou religieuses) au prêtre.
Le second essai concernant les sacerdoces est celui de Jérôme Wilgaux. Dans ‘Ygiès kaì holóklaros. Le corps du prêtre en Grèce ancienne’ (p. 231-242), W. insiste sur l’importance des critères physiques dans la sélection des célébrants. L’obligation de l’intégrité physique et le rejet de toute difformité répondent d’abord à des préoccupations pratiques. Mais comme le prouvent les occurrences littéraires et épigraphiques, ils servent aussi à attester la valeur morale et la piété de l’individu. L’analyse de W. constitue sans aucun doute l’un des articles les plus passionnants de ce recueil.
Les cinq derniers textes concernent les gestes et les modalités cultuels.
Dans ‘Norme et statue divine : la statue d’or de l’Acropole’ (p. 243-260), Francis Prost s’intéresse à l’Athéna Parthénos de Phidias, statue dont la nature fait objet de débat : est-elle une statue de culte ou une offrande ? Tout récemment G. Nick4 a pris parti pour la statue de culte ; B. Holtzmann5 considère en revanche qu’il s’agit d’une offrande hyperbolique, donc d’un ex-voto. P. rappelle les définitions de ces deux types de statues et plaide pour une explication plus pragmatique du problème : loin de dépendre de normes préétablies, la fonction des images sacrées était indissociable du contexte politique et religieux dans lequel se trouvait la cité à tel moment.
Emmanuel Voutiras (‘Attitude de prière en Grèce ancienne’, p. 261-275) confronte les conceptions monothéiste et polythéiste de la prière. La prière des païens, des Grecs, est un geste cultuel ; celle des Chrétiens, normée, est issue d’un enseignement sacré et consiste en une forme d’adoration. La diversité de la terminologie employée en grec pour désigner la prière indique que sa nature comme sa fonction variaient au gré des circonstances. N’étant pas écriture sacrée elle n’a pas de style propre mais emprunte à la rhétorique et à la littérature du moment.
Adrian Robu étudie les nomima dans un contexte particulier : celui de la colonisation. Dans ‘Le culte de Zeus Meilichios à Sélinonte et la place des groupements familiaux et pseudo-familiaux dans la colonisation mégarienne’ (p. 277-291), R souligne le caractère familial du culte de Zeus Meilichios ( doux comme le miel ou le bienveillant) à Sélinonte, colonie mégarienne de Sicile. La présence de cette divinité dans la cité est, selon lui, liée au rôle joué par les génè et patriai (les groupements familiaux ou pseudo-familaux) dans le processus de colonisation propre à Mégare. La norme que R. entend mettre en évidence est celle à laquelle se conforme une métropole lorsqu’elle opère le transfert de ses cultes ou de son panthéon vers ses colonies.
Miriam Valdés Guía (‘ Bouzyges nomothetes : purification et exégèse des lois sacrées à Athènes’, p. 293-320) évoque la figure de Bouzyges, héros de la famille athénienne des Bouzygai. À l’image de Triptolème et Epiménide, il détient un pouvoir législatif puisque c’est de lui que dépend la norme religieuse en matière de rituels de fertilité ou de purification du sol. Mais il n’est pas seulement nomothète : sa faculté d’interpréter les patria kai hiera, c’est-à-dire les lois ancestrales non écrites et les principes relatifs à la loi morale fait aussi de lui un exégète.
Dans ‘Normes religieuses et identité civique dans les cités de Grèce égéenne (IIe s. av. J.-C.-IIIe s. ap. J.-C.)’ (p. 321-334), Yves Lafond étudie les références à la norme dans les documents épigraphiques de l’Egée romaine et impériale. La fréquente mention des nomoi semble avoir pour fonction de légitimer l’ordre social et religieux traditionnel et par là de renforcer l’identité de la cité.
Ne manquons pas de souligner la grande qualité éditoriale de cet ouvrage. Je n’ai guère relevé qu’une coquille : le titre de la communication d’E. Voutiras, ‘Attitudes de prière en Grèce ancienne’, est légèrement différent lorsqu’il est repris en titre courant (‘Attitudes de la prière en Grèce ancienne’). Sans doute plus gênant est le manque d’uniformisation typographique. Pour ce qui concerne le rendu du grec ancien d’abord : une police de grec est utilisée le plus souvent mais dans les communications de V. Mehl, A. Chaniotis et Fr. Prost, c’est la translittération qui a été préférée. On peut faire la même observation concernant l’accentuation de termes grecs traduits en français ( Athéna/Athèna). Enfin, les noms composant les titres en anglais sont entièrement en minuscules (G. Ekroth, ‘Thighs or tails? The osteological evidence as a source for Greek ritual norms’) ou commencent par une majuscule (S. Scullion, ‘Sacrificial Norms, Greek and Semitic Holocausts and Hides in a Sacred Law of Aixone’). Le volume se termine sur un très utile index à la fois français et grec. Une bibliographie récapitulative aurait été aussi la bienvenue en fin d’ouvrage.
La norme en matière religieuse est un volume très réussi où originalité et diversité ne sont pas sacrifiées au profit des thèmes incontournables liés à un tel sujet d’étude. On peut regretter que certains communications se rattachent de manière trop ténue à l’objet du colloque (A. Robu, M. Valdés Guía). La spécialiste de l’Antiquité tardive que je suis a en revanche apprécié les fréquentes analyses consacrées à tel auteur ou texte paléochrétien (Y. Lafond, Ph. Borgeaud, E. Voutiras), le concept de norme ne disparaissant pas avec le paganisme d’Etat.
Table des matières En guise de prélude…, par Pierre Brulé (p. 7-11)
Gabriella Pironti, Dans l’entourage de Thémis : les Moires et les normes panthéoniques (p. 13-27)
Louise Bruit Zaidman, Lois et normes religieuses dans les Lois de Platon (p. 29-47)
Pierre Brulé, Les Nuées et le problème de l’incroyance au Ve siècle (p. 49-67)
Philippe Borgeaud, Une rhétorique antique du blâme et de l’éloge. La religion des autres (p. 69-89)
Angelos Chaniotis, The Dynamics of Ritual Norms in Greek Cult (p. 91-105)
Emilio Suárez de la Torre, Oracle et norme religieuse en Grèce ancienne (p. 107-124)
Gunnel Ekroth, Thighs or tails? The osteological evidence as a source for Greek ritual norms (p. 125-151)
Scott Scullion, Sacrificial Norms, Greek and Semitic Holocausts and Hides in a Sacred Law of Aixone (p. 153-169)
Véronique Mehl, La norme sacrificielle en images : une relecture de l’épisode d’Héraclès chez le pharaon Busiris (p. 171-187)
Pierre Bonnechère, Le sacrifice humain, entre norme et anormalité (p. 189-212)
Eftychia Stavrianopoulou, Norms of public behaviour towards Greek priests: Some insights from the leges sacrae (p. 213-229)
Jérôme Wilgaux, Ygiès kaì holóklaros. Le corps du prêtre en Grèce ancienne (p. 231-242)
Francis Prost, Norme et statue divine : la statue d’or de l’Acropole (p. 243-260)
Emmanuel Voutiras, Attitudes de prière en Grèce ancienne (p. 261-275)
Adrian Robu, Le culte de Zeus Meilichios à Sélinonte et la place des groupements familiaux et pseudo-familiaux dans la colonisation mégarienne (p. 277-291)
Miriam Valdés Guía, Bouzyges nomothetes : purification et exégèse des lois sacrées à Athènes (p. 293-320)
Yves Lafond, Normes religieuses et identité civique dans les cités de Grèce égéenne (IIe s. av. J.-C.-IIIe s. ap. J.-C.) (p. 321-334).
Notes
1. A. Matthaiou, Attikai Epigraphai, Athènes, 2004.
2. Cf. l’étude de J.-L. Durand et Fr. Lissarague, ‘Héros cru ou bête cuite : histoire quasi cannibale’, in Fr. Thélamon, Fr. Lissarague (éds.), Image et céramique grecque. Actes du colloque de Rouen, Rouen, 1983, p. 153-167 ; voir aussi M. Detienne, J.-P. Vernant, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979.
3. S. Georgoudi, ‘À propos du sacrifice humain en Grèce ancienne : remarques critiques’, ARG 1 (1999), p. 61-82.
4. G. Nick, ‘Die Athena Parthenos. Studien zum griechischen Kultbild und seiner Rezeption’, AthMitt Beiheft 19 (2002).
5. B. Holtzmann, L’Acropole d’Athènes. Monuments, cultes et histoire du sanctuaire d’Athèna Polias, Paris, 2003.