Auteur de deux articles dans le même domaine, ” ‘Mithradates’ Antidote: A Pharmacological Ghost”, dans Early Science and Medicine 9 (2004), p. 1-19, et “Sex and Vegetables in the Hippocratic Gynaecological Treatrises”, dans History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences 38 (2007), p. 531-540, Laurence Totelin (L. T.), actuellement membre du Wellcome Trust Institute à l’Université de Cambridge, présente dans cet ouvrage les résultats de sa thèse de doctorat soutenue en 2006 à l’University College de Londres. Comme elle le souligne (p. 2-3), il s’agit de la première étude entièrement consacrée aux recettes hippocratiques depuis l’ouvrage Studien zur altorientalischen und griechischen Heilkunde: Therapie – Arzneibereitung – Rezeptstruktur (Wiesbaden, 1974), de D. Goltz qui, souvent critiquée pour y avoir mêlé les cultures, avait pourtant entrepris la démarche novatrice d’étudier les recettes non seulement pour leur intérêt scientifique et philologique, mais aussi pour leurs caractéristiques formelles.
L’auteur donne, en introduction (p. 2), une définition de la “recette” inspirée de celle de J. Goody ( The Domestication of the Savage Mind, Cambridge, 1977, p. 137). Elle décrit le Corpus Hippocratique, définit l’École de Cnide, précise les traités sur lesquels sont fondées ses recherches, principalement gynécologiques ( Foet. Exsect., Mul. I, II, Nat. Mul., Nat. Puer., Oct., Sept., Steril., Superf., Virg.), mais aussi nosologiques ( Aff., Fist., Haem., Int., Morb. I, II, III, Ulc.) et des passages d’autres traités contenant également des recettes ( Acut., Aph., Epid., Loc. Hom.), puis elle trace les grandes lignes de sa méthodologie.
Le premier chapitre (“Oral Transmission of Medical Knowledge and Written Recipes”) (p. 21-66), met en valeur le rôle de la tradition orale dans la transmission des recettes. L. T. y critique les points de vue de J. Jouanna, H. Grensemann et S. Ihm, qui adoptent, selon elle, une démarche trop philologique, et relativise l’intérêt des stemmata codicum. La grammaire étant, selon elle, l’élément le moins stable des recettes (p. 38), elle propose de se fonder sur d’autres caractéristiques, comme les ingrédients récurrents et le respect de leur ordre (p. 39). La suite du chapitre est consacré à la structure et à la forme des recettes. Celles-ci sont divisées en quatre sections principales: l’introduction contenant l’objectif et/ou la forme de remède, les ingrédients et ustensiles, la procédure (les informations pour préparer les ingrédients), l’application ou administration du remède. Insérées dans une description nosologique ou présentées en catalogues, les recettes forment une unité de sens indépendante du contexte et par conséquent flexible (p. 61-62). On peut les copier d’un catalogue pour les insérer dans un autre sans risque pour la compréhension générale du contenu (cf. A.E. Hanson, “Fragmentation and the Greek Medical Writers”, dans G.W. Most (éd.), Collecting Fragments: Fragmente sammeln, Göttingen, 1997, p. 303-304).
Intitulé “The History of the Written Catalogues of Recipes” (p. 67-110), le deuxième chapitre est consacré à la composition des collections de recettes gynécologiques attestées dans le Corpus Hippocratique, qui circulaient probablement anonymement et indépendamment avant d’être attribuées au Maître de Cos. L. T. tente de remonter à l’origine de la tradition des petites collections de recettes (p. 91): médecine et philosophie étant liées, le passage de l’oral à l’écrit pourrait être contemporain de la mise par écrit de la philosophie des naturalistes, à savoir la fin du VIe / début du Ve siècle. Selon l’auteur, les traités médicaux ont été rédigés pour des raisons “symboliques” (p. 95), afin que les médecins démontrent l’étendue de leur savoir, suscitant l’intérêt de ceux qui n’étaient pas issus de familles de médecins pour cette discipline. Quant aux catalogues de recettes, ils ont été mis par écrit comme “aide-mémoire” (p. 96), mais tous ne nous sont pas parvenus, en particulier un ou plusieurs ouvrages attribués à Hippocrate qui devaient contenir des notions de pharmacopée et de diététique, et qui sont cités par les auteurs antiques sous le titre de Pharmakitides.
Intitulé “Hippocratic Recipes Between Home Remedies and ‘Haute Médecine'” (p. 111-139), le troisième chapitre aborde le problème des sources. Faut-il distinguer des niveaux sociologiques, voir dans les recettes gynécologiques un pur produit féminin, les considérer comme de simples remèdes maisons ? L. T. constate que, dès qu’il s’agit de connaissances pharmacologiques, les auteurs de traités hippocratiques ne citent pas leurs sources. En fait, ces connaissances étaient également diffusées par d’autres spécialistes, comme les rhizotomoi, les marchands de racines et de drogues et les prêtres de dieux guérisseurs. La présence d’ingrédients luxueux ou exotiques dans certaines recettes et dans le régime conduit cependant l’auteur à introduire la notion de “remèdes maison” exercée par des professionnels. À ce propos, on pourra tirer des informations complémentaires dans l’ouvrage collectif dirigé par F. Collard et E. Samama, Pharmacopoles et apothicaires: les “pharmaciens” de l’Antiquité au Grand Siècle (Paris, 2006), absent de la bibliographie de L. T., spécialement les contributions d’E. Samama, “Thaumatopoioi pharmacopôlai: la singulière image des préparateurs et vendeurs de remèdes dans les textes grecs” (p. 7-27), d’A. Guardosole, “Galien et le marché des simples aux Ier et IIe siècles de notre ère” (p. 29-39) et de M.-H Marganne, “Étiquettes de médicaments, listes de drogues, prescriptions et réceptaires dans l’Égypte gréco-romaine et byzantine” (p. 59-73).
Intitulé “Imports, Geographical Determinism and Influences: the Use of Exotic and Luxury Ingredients in the Hippocratic Catalogues of Recipes” (p. 141- 196), le quatrième chapitre est consacré à la provenance des ingrédients exotiques et luxueux caractéristiques de la “Haute médecine”, souvent identifiable grâce à la botanique, mais aussi par les qualificatifs géographiques qui les accompagnent. L’auteur les classe par “points cardinaux”, — produits de l’Est (Levant, Arabie, Extrême Orient), du Sud (Égypte, Éthiopie, Libye), du Nord (les alentours de la Mer Noire), et de l’Ouest (Marseille et Cadix), réservant une place particulière aux ingrédients produits en Grèce, qualifiés par des épithètes géographiques comme “attique” pour le miel ou “de Cos” pour le vin —, et tire des conclusions sur leur répartition, leurs connotations éventuelles, les raisons multiples de leur importation et l’influence des changements économiques et sociaux sur le commerce de tels produits. Elle souligne enfin l’importance de ces échanges commerciaux comme biais d’interactions entre régions et pays éloignés.
Comme son titre (“Fertility and Sex: the Symbolism Attached to Some Ingredients of the Hippocratic Gynaecological Recipes”) (p. 197-224) l’indique, le cinquième chapitre est consacré aux ingrédients qui revêtaient pour les anciens une valeur symbolique de fertilité ou de sexualité liée à certaines caractéristiques. Selon L. T., la connotation sexuelle de ces ingrédients faisait partie de l’inconscient collectif et était exploitée tant par les médecins que les auteurs de comédies comme Aristophane. Posant la question de l’efficacité des recettes hippocratiques, elle relève quatre problèmes majeurs: la difficulté de l’identification des plantes, l’imprécision du dosage, car les quantités ne sont que rarement indiquée, les conditions de la récolte, de la préparation et de la conservation des plantes, et enfin l’efficacité réelle des ingrédients.
Après avoir décrit la présentation matérielle des catalogues de recettes hippocratiques telle qu’on peut la restituer à partir des témoignages papyrologiques, le sixième chapitre (“Reading, Studying and Using the Hippocratic Catalogues of Recipes”) (p. 225-258) aborde la question de leur réception. Les informations, parfois fournies, mais souvent absentes, concernant les ustensiles nécessaires à la préparation et l’application des drogues (p. 233), la posologie et la métrologie (p. 238), le manque de descriptions et d’informations botaniques, et les participes au féminin particulièrement présents dans les pressaires et les potions, sont autant de caractéristiques permettant à L. T. de reconnaître deux types de publics visés par les traités contenant des recettes. Les iatroi, médecins professionnels possédant parfois leurs propres livres (p. 245), des étudiants et des passionnés de médecine qui devaient avoir une bonne connaissance de la matière médicale, d’une part, et, d’autre part, les femmes pouvaient aussi être impliquées dans leur traitement, comme en témoignent les participes au féminin, en particulier ceux qui sont conjugués à la voie moyenne. Comme A. E. Hanson (cf. “Talking Recipes in the Gynaecological Texts of the Hippocratic Corpus”, dans M. Wyke, Parchments of Gender: Deciphering the Bodies of Antiquity, Oxford, 1998, p. 71-94), elle en conclut que les traités hippocratiques reflètent une circulation des connaissances entre le médecin et sa patiente (p. 258).
Le septième chapitre (“The Afterlife of Hippocratic Recipes”) (p. 259-296) est consacré à la transmission dans le temps des recettes “hippocratiques”, par le biais de citations effectuées par des auteurs comme Pline l’Ancien, Galien, Celse ou Soranus, ainsi que par les traductions et adaptations en latin du De mulierum affectibus I et II. Selon L. T., les catalogues de recettes ayant probablement circulé anonymement avant d’être attribués à Hippocrate, par la suite, ont contribué à la réputation du médecin grec en pharmacologie, au point qu’au Moyen Âge de nouvelles recettes lui ont étét attribuées. Toutefois, ces attributions n’ont pas empêché les modifications, prouvant par là que la mise par écrit n’a pas figé la tradition de ce type de littérature.
Dans sa conclusion, intitulée The Fluidity of Pharmacological Knowledge (p. 297-301), l’auteur met en relief l’importance de la tradition orale dans la transmission des connaissances pharmacologiques et de la mise par écrit des catalogues servant d'”aide-mémoire”, dont le contenu relève de la “Haute médecine”. Enfin si Hippocrate n’a peut-être inventé aucune recette, celles-ci ont été conservées sous son nom et il a donc contribué, même indirectement, à leur succès et à leur préservation (p. 301).
La fin de l’ouvrage contient une bibliographie, ainsi que des indices utiles dans la mesure où, en plus de l’ index général et des passages cités, trois indices sont consacré aux ingrédients mentionnés. Le premier est rangé par ordre alphabétique des mots grecs, le deuxième par noms scientifiques avec renvoi aux mots grecs, et le troisième, par dénominations communes avec renvoi aux mots grecs.
Cet ouvrage, qui aborde à la fois la forme et le fond des catalogues de recettes, ainsi que le contexte dans lequel celles-ci ont pu être rédigées, a le mérite de proposer une typologie permettant de les identifier et de mettre en question certains préjugés, qui font notamment des recettes gynécologiques de simples “remèdes maisons”. On appréciera également le soin qu’a pris l’auteur de définir chaque concept ou terme technique, afin de toucher un public large.
Certains aspects laisseront cependant le lecteur plus dubitatif, notamment en ce qui concerne l’établissement des textes grecs à partir duquel l’auteur a élaboré des traductions personnelles. Ainsi, dans les cas où aucune édition postérieure à celle d’É. Littré n’est disponible, L. T. fournit le texte d’É. Littré “with minor modifications” (p. 20), sans que celles-ci soient précisées en note. La démarche de définition de la “recette” est également problématique. Le sujet étant consacré aux recettes dans l’Antiquité, une analyse des termes grecs désignant, par exemple, un remède, ses applications, et les parties composant la recette (à savoir
En ce qui concerne la forme, on note une certaine irrégularité dans les citations de papyrus, par exemple P.Ant. 3.184 (cité sans numéro de tome, p. 227, puis avec celui-ci p. 228), malgré l’apparente utilisation du Catalogue de papyrus littéraires grecs et latins Mertens-Pack 3 accessible sur le site web du CeDoPaL. Enfin, on réservera l’expression “Egyptian papyri” aux papyrus écrits en langue égyptienne (p. 184) et non aux papyrus grecs provenant majoritairement d’Égypte (p. 81).
En ce qui concerne le contenu de l’ouvrage, le chapitre consacré aux produits exotiques et luxueux mérite quelques remarques. Tout d’abord, si l’étude de la répartition géographique des ingrédients exotiques ne manque pas d’intérêt, on regrette l’absence des résultats sur les produits grecs non accompagnés d’une épithète géographique. Ensuite, s’il est incontestable que la myrrhe (
En conclusion, même si certaines démonstrations méritent un complément d’étude ou une remise en question, cet ouvrage permet de faire rebondir utilement les débats sur l’importance des traditions orales, les relations entre médecins et patients, et le commerce des produits exotiques dans l’Antiquité classique. La synthèse que nous offre L. T. pourra donc intéresser autant les historiens de la médecine que les lecteurs en quête d’informations sur la pharmacopée antique ou confrontés aux difficultés des textes reflétant une tradition orale.