Le ton agressif et condescendant du compte rendu proposé par Gauthier Liberman m’oblige, bien malgré moi, à répondre, afin d’offrir aux lecteurs de la BMCR une présentation plus objective de mon ouvrage.
Décrivant le contenu des 40 pages de mon introduction, Liberman affirme que la manière dont je présente la tradition manuscrite des Lettres ne soutient pas la comparaison avec celle de Reynolds (1983): mais c’est pour ajouter immédiatement que je me situe, tout comme Reynolds, dans la ligne de l’introduction latine élégante de Sir Roger Mynors : la contradiction est patente, le désir de se montrer négatif, aussi. Pour ce qui est de la présentation de l’apparat critique, oui, je dois beaucoup à celui de Mynors, (Oxford, 1963), et si l’on veut produire un apparat clair et efficace, je vois mal comment il pourrait en être autrement. Mais il aurait fallu citer, dès maintenant, l’autre grand nom de la critique plinienne du XXe siècle, celui de Schuster (Teubner). Mon commentaire est qualifié de modeste, s’adressant à un assez large public, ce qui a l’air de signifier qu’il est tout juste bon pour les ignorants. Les autres, les savants, iront voir chez Sherwin-White (Oxford, 1966). Que cette appréciation soit aussi désobligeante qu’inexacte m’importe peu. Je désire surtout expliquer ce que j’ai voulu faire, dans le cadre d’un commentaire qui ne devait pas excéder la longueur admissible pour un volume ordinaire de la collection Budé (je mets de côté les écrivains techniques, comme Pline l’Ancien, qui ont droit à un commentaire beaucoup plus développé; j’ai édité de cet auteur les livres 3 et 33; le livre 4 est à la révision et paraîtra, si tout va bien, en 2010). Tout le monde sait que le monumental commentaire de Sherwin-White est quasi exclusivement historique (prosopographie, institutions, société, économie) et qu’il ne vise presque jamais l’intérêt linguistique ou littéraire des Lettres. Tout le monde sait aussi qu’il est encombré de nombreuses digressions dont l’intérêt est incontestable pour les historiens, mais qui n’ont souvent plus qu’un rapport lointain avec le texte de Pline. Personne n’ignore, enfin, que ce commentaire date de plus de quarante ans. Je me suis donc résolu a) à présenter un résumé drastique de la partie encore utile du commentaire de Sherwin-White, quitte à le contredire parfois; b) à y ajouter des indications concernant la langue, le style et en général la valeur littéraire, de manière à amorcer la réflexion; c) à joindre, là où c’était possible et utile, quelques données bibliographiques signalant des publications de ces vingt dernières années. L’ensemble compte tout de même 85 pages.
Ma traduction reçoit d’abord des compliments: elle est jugée toujours élégante et le plus souvent exacte. Liberman discute quelques points de détail sans grand intérêt, et qui n’emportent pas souvent mon adhésion. On peut certes accepter, en 2, 14, 12, pour fracta pronuntiatione, élocution à la place de prononciation. Mais tel n’est pas le cas pour les autres points ; ainsi en 1, 16, 9, malignum, il faut maintenir malveillant; en 2, 1, 12, il convient de garder, pour uanis imaginibus, images vaines et non floues, qui serait évidemment un faux-sens.
On atteint le coeur du problème avec les jugements portés sur l’apparat critique et sur la méthode d’établissement du texte. Je veux d’abord dire que je ne conçois pas l’édition d’un texte sans qu’on ait lu soi-même les principaux manuscrits responsables de sa transmission. Ce n’est évidemment pas le cas de tout le monde. J’ai donc lu moi-même les manuscrits fondamentaux des Lettres. Dans cette tâche l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (CNRS, Paris) m’a été d’un secours inestimable. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, je texte que je propose est nécessairement très proche de celui des deux éditions fondamentales, celles de Schuster et de Mynors. Liberman, qui a l’oeil perçant, est le premier à avoir vu, et je l’en félicite, la faute typographique qui m’a fait imprimer, en 3, 10, 2, an dicerem au lieu de an adicerem. Un hasard malicieux a voulu que cette erreur ait donné une forme et un sens parfaitement acceptables, ce qui a fait qu’elle a échappé à tous les contrôles.
Liberman regrette que mon apparat soit pratiquement vide de conjectures. Heureusement! Le texte des livres 1 à 3 des Lettres nous est conservé de façon tout à fait satisfaisante. En saine philologie les conjectures ne doivent être utilisées que pour rendre intelligible ou correct un texte qui, sinon, ne le serait pas; mais il ne faut en aucun cas conjecturer pour le plaisir de conjecturer, ou pour montrer à quel point on est intelligent. C’est ce qu’avait fait, dans le tome I de l’ancienne édition Budé, le célèbre Postgate, qui imposa à A.-M. Guillemin de nombreuses conjectures que celle-ci n’osa refuser. Après la mort de Postgate, dans un Avertissement de la Seconde Edition du même tome I, pp. liii.-M. Guillemin s’empressa d’abandonner bon nombre des trouvailles de son mentor. Mais le mal était fait et le volume ne fut jamais vraiment corrigé. Est-il besoin de dire que je n’ai pas reproduit ces conjectures dans l’apparat critique, à l’exception de l’une d’elles qui m’a paru intéressante ou à tout le moins amusante: en 1, 20, 5, mutorumque (au lieu de multorumque) animalium. Mais évidemment multorumque, qui est le texte des manuscrits, s’explique parfaitement et je l’ai maintenu.
A l’occasion Liberman revient sur certains points de ma traduction, me reprochant d’avoir compris comme tout le monde et de n’avoir pas modifié le texte pour le rendre plus conforme à ses désirs. Ainsi en 3, 5, 14, de interioribus; je traduis par le temps qu’il passait dans l’eau. Ce sens est limpide et il est accepté par les traducteurs français et, avec une infime nuance, par Kasten (das eigentliche Bad); par ailleurs la tradition manuscrite est unanime: il n’y a aucune raison de mettre une crux. De façon significative, Liberman, dans son désir de remplacer de interioribus par autre chose, affirme: la leçon véritable (sic!) n’est pas nécessairement très proche du ductus litterarum. Autrement dit: on a le droit d’inventer n’importe quoi! En 2, 17, 16 mon effort pour justifier et traduire convenablement la description du cryptoportique n’est ni compris ni accepté; j’explique dans le commentaire (p. 158) que le côté du cryptoportique tourné vers le jardin a moitié moins de fenêtres que celui qui regarde la mer; mais là aussi mon recenseur propose de récrire le texte à sa manière. En 1, 8, 14 le bon texte, celui de M et de V, donne gloriam meruit ; l’adjonction de non est le fait des manuscrits B et F. Le sens est: il a mérité la gloire mais ne l’a pas obtenue, ce qui en français se dit: il aurait mérité la gloire, et je ne vois pas en quoi cette traduction, qui est conforme au sens du passage, force le latin, comme le croit Liberman D’ailleurs Kasten dit de même : was an sich Ruhm verdient hätte. La leçon non meruit, choisie par Guillemin, est une facilité doublée d’une contradiction.
On pourrait continuer longtemps à démonter ainsi, pièce par pièce, les raisonnements de mon contradicteur. Pour ce qui est du problème délicat des clausules, par exemple. Quand la tradition manuscrite est saine, faut-il la modifier si peu que ce soit (par exemple en remplaçant les finales en -ii, -iis, par -i, -is) pour obtenir coûte que coûte des clausules plus nombreuses ou jugées plus satisfaisantes?
A la fin de sa recension, Liberman propose une liste de 23 passages qui lui paraissent mériter des corrections. La plupart sont de son cru et ne sont accompagnées d’aucune justification; quelques-unes sont empruntées à des philologues antérieurs, qui les ont proposées sans succès. Tout cela est arbitraire. Je précise que les passages incriminés ne posent pas de problème textuel particulier et que le sens qu’ils offrent est satisfaisant. Voici quelques exemples. En 1, 14, 5, Liberman veut ajouter nescio devant ambitioni dicam an dignitati; face à un public d’étudiants débutants il faudrait expliquer que nescio est en quelque sorte sous-entendu; mais il ne faut surtout pas l’ajouter dans le texte, ce serait détruire une des caractéristiques de la prose plinienne. En 1, 20, 7, illum permulta dixisse, cum ederet omisisse est parfaitement correct et clair; on ne voit pas pourquoi Mommsen et d’autres se sont acharnés à changer le texte ni pourquoi Liberman veut leur emboîter le pas. En 2, 17, 9, Liberman m’a mal lu: je ne traduis pas usibus par pièces, mais par pièces à l’usage de. En 3, 13, 2 c’est le latin qu’il a mal lu: il faut comprendre in hac (sous-entendu materia), et non pas changer hac en hoc. Le passage le plus amusant est peut-être 1, 20, 5, où Liberman oublie l’astucieuse correction de Postgate (mutorumque animalium, cf. ci-dessus) pour en proposer une de son invention, inutile et maladroite.
Pour conclure, rappelons une fois encore qu’il y a, dans nos disciplines, deux critères de la vérité: le témoignage des manuscrits et le consensus des philologues. Il est regrettable que Liberman ne se soucie ni des uns ni des autres.