Voici le premier tome de l’édition qui, une fois complète, remplacera l’édition honorable que procura dans la même série Anne-Marie Guillemin (première édition 1927-1947), secondée par John Percival Postgate, latiniste de valeur éclipsé par son contemporain Housman (on sait qu’une polémique jadis célèbre sur la tradition manuscrite de Properce opposa les deux hommes et que, malgré le ton hautain de Housman, c’est lui qui avait tort). L’introduction littéraire de Zehnacker, d’une forme tout à fait classique, sans prétention, claire et simple, utilise les travaux les plus récents et notamment le livre de Nicole Méthy, Les lettres de Pline le Jeune. Une représentation de l’homme, Paris, 2007 (BMCR 2008.01.12). Cette introduction contient le dossier épigraphique de Pline, mis à jour. Les brèves pages relatives à la tradition du texte ne soutiennent pas la comparaison avec l’exposé de L. D. Reynolds dans Texts and Transmission (Oxford, 1983, p. 316-322), mais elles disent l’essentiel, se situant, comme les pages de Reynolds, dans la lignée de l’introduction latine élégante de Sir Roger Mynors à l’édition d’Oxford de 1963. Un coup d’oeil comparatif sur l’apparat critique de Mynors montre la dette de Zehnacker à l’égard de son devancier, même si ici ou là l’éditeur français corrige ou précise, sur des points de détail, les données retranscrites par le britannique. Une différence frappante est que, si Zehnacker maintient le sigle
Le modeste commentaire, le plus souvent relatif au fond des choses, s’adresse à un assez large public tout en indiquant un nombre appréciable de travaux d’érudition. Les notes portant sur la lettre 3,19, qui soulève des questions importantes d’histoire économique, sont loin de suffire. Le lecteur trouvera plus d’éclaircissements dans le commentaire de Sherwin-White (Oxford, 1966). La traduction est toujours élégante et le plus souvent exacte, du moins quand le texte imprimé ne fait pas problème. Voici quelques inexactitudes et une erreur plus substantielle que je crois y avoir décelées: 1,10,5 disputat subtiliter, non son enseignement est fin mais son enseignement est rigoureux; 1,16,9 malignum, non malveillant, mais peu généreux; 2,1,12 iam uanis imaginibus, non vaines mais floues; 2,14,12 fracta pronuntiatione non prononciation mais élocution; 3,2,4 amat me, nihil possum ardentius dicere, ut tu, non il m’aime on ne peut plus chaleureusement, comme toi : Pline semble vouloir dire il m’aime comme toi, et je ne saurais mieux indiquer que par ces mots l’ardeur de son affection pour moi ( nihil… dicere devrait être entre parenthèses, moyen dont Zehnacker se sert trop peu). Alioqui (2,19,6) et interdiu (3,5,10) manquent dans la traduction. Bien qu’il y ait là un aspect fondamental de l’art de la prose plinienne, Zehnacker accorde trop peu d’attention aux clausules, ainsi qu’il apparaît dès 1,1,2, où l’adoption des graphies consilii et obsequii pour consili et obsequi (justement imprimés par Selatie E. Stout, dont Zehnacker ne mentionne pas l’édition, Bloomington, 1962) ruine les clausules. En 1,3,1 je préférerais circuit (imprimé par Guillemin) à circumit, même si cette dernière graphie est souvent utilisée pour indiquer un mot crétique ou dactylique. Zehnacker (p. 182) croit que Paete, non dolet, qu’il édite en 3,16,6, ne constitue pas une clausule: c’est une clausule régulière en forme d’hypodochmie, qu’on retrouve en 3,13,3 barbari solent; 3,14,1 patrem suum parum; 8 contumeliae locus; 3,15,1 impertiam tuis, etc. En 3,4,2, il imprime senatu petierunt, clausule adonienne de l’hexamètre dactylique proscrite dans cette prose nombrée, tout en mentionnant petiuerunt de Mynors, qu’il fallait adopter.
Un point à mon avis extrêmement regrettable est que l’apparat de Zehnacker, certes beaucoup plus clair que celui de Guillemin, est alourdi de variantes (type attulisse / adtulisse) et de données (type immortalitate edd.: inmor- MVF) inutiles, tandis qu’il est pratiquement vide de conjectures dont la seule mention eût signalé aux lecteurs les difficultés du texte. Les travaux des critiques textuels anciens et récents (ainsi Shackleton Bailey, Watt) consacrés à Pline le Jeune ne sont pas même mentionnés dans la très sélective bibliographie de l’introduction. Il est vrai que, pour cette partie de la correspondance, les diverses traditions manuscrites viennent au secours l’une de l’autre et que dans l’ensemble le texte des livres I-III est bien conservé, mais il s’en faut de beaucoup qu’il y ait aussi peu de difficultés que le lecteur pourrait le croire en lisant le texte latin édité par Zehnacker, son apparat critique et les notes du commentaire, sommaires et portant peu sur la critique du texte. Les éditeurs les moins anciens de Pline le Jeune, y compris Mynors (dont le travail de recensio est bien meilleur que celui d’ emendatio), sont plutôt conservateurs, ce que justifie, au moins pour une partie de l’oeuvre, la qualité de la transmission, mais Zehnacker semble avoir poussé ce conservatisme jusqu’à ses limites extrêmes. Le résultat est que le lieu où sont réglés certains problèmes textuels, qui, bien que non vus ou passés sous silence, ne laissent pas de subsister, n’est ni le texte ni l’apparat ni, le plus souvent, les notes du commentaire, mais la traduction française, imperturbablement lisse et claire, et gommant presque toutes les difficultés du latin.
Un exemple à mon sens caractéristique se trouve en 3,5,14: in secessu solum balinei tempus studiis eximebatur; cum dico balinei, de interioribus loquor; nam, dum destringitur tergiturque, audiebat aliquid aut dictabat (traduction de Zehnacker: à la campagne seul le temps du bain était soustrait à l’étude; quand je dis du bain, je parle du temps qu’il passait dans l’eau; car pendant qu’on le frictionnait et qu’on l’essuyait, il écoutait une lecture ou dictait quelque chose). L’expression, dit la note à propos de interioribus, ne semble pas avoir de parallèle, mais le sens est donné par le contexte. Oui, le sens est indiqué par le contexte, mais l’auteur d’une édition critique ne doit-il pas se demander si le latin qu’il édite peut exprimer le sens réclamé par le contexte ? Le contraste entre de interioribus loquor et dum destringitur tergiturque indique une activité, celle consistant à se baigner, que ne saurait désigner de interioribus. À la décharge de Zehnacker, on peut, si l’on veut, dire que ni Guillemin ni Mynors, pour ne citer qu’eux, ne signalent une quelconque difficulté d’ordre textuel à cet endroit. Mais C. W. F. Müller (Teubner, 1903) et R. C. Kukula (Teubner, 1908), dont les noms ne figurent pas dans la bibliographie sélective de l’introduction, citent des conjectures, dont lauationibus (Gierig, exactement ipsis lauationibus), qui exprime le sens attendu. Les cruces s’imposent et la mention d’une seule conjecture aiderait le lecteur davantage que l’indication de l’assimilation ou de la dissimilation des préverbes dans les mss. Interioribus pourrait être un lapsus dû à la suggestion exercée par secessu; si tel est le cas, la leçon véritable n’est pas nécessairement très proche du ductus litterarum. Si le latin interiora peut signifier le temps qu’il passait dans l’eau, alors il n’existe pratiquement aucune corruption que l’on ne puisse sauver grâce à une traduction qui, certes, donne un sens plausible mais dont on cherche en vain le rapport avec le latin. Avec une telle souplesse interprétative le mot dicerem, imprimé par erreur, je suppose, en 3,10,2 pourrait signifier ajouterais-je, traduction de Zehnacker répondant au latin adicerem, qui est le texte imprimé par tous les éditeurs (Guillemin indique une variante dicerem, l’apparat de Zehnacker est silencieux).
Un autre exemple emblématique se trouve en 2,17,16, utrimque fenestrae, a mari plures, ab horto singulae, sed alternis pauciores, il a des fenêtres de part et d’autre, plus nombreuses du côté de la mer, plus espacées du côté du jardin, à raison d’une pour deux. Là aussi la traduction donne un sens acceptable, mais qui n’est extorqué au latin qu’avec la plus grande violence, même si Zehnacker (p. 158) pense aplanir la difficulté en notant que Sherwin-White souligne avec raison l’inanité ou l’arbitraire de toutes les corrections proposées. Ce qui est vrai, c’est qu’il est difficile de trouver une correction convaincante, mais cela ne veut pas dire que le passage est sain. Zehnacker (p. 158) explique littéralement une pour une, mais seulement une fois sur deux, ce qui est une contradiction dans les termes patente. L’idée énoncée par la traduction française non littérale pourrait être exprimée en latin par a mari plures, ab horto pauciores, scilicet (scilicet Postgate ) pro binis singulae (rapprocher Caton Agr. 18,5; 150,2; Varron Res rust. 2,2,5; Suétone Aug. 37,1). Là encore Mynors n’aide pas plus le lecteur que Zehnacker, tandis que Guillemin marque un point en indiquant une crux et plusieurs conjectures (certes peu attrayantes, mais, je le répète, l’absence de solution convaincante n’annulle pas le problème).
Comme à la fin du compte rendu j’examine d’autres passages dont la transmission, même univoque, fait difficulté, je passe maintenant au choix entre plusieurs variantes. À l’occasion, Zehnacker échappe à la critique selon laquelle, tout en défendant des leçons unanimement transmises plus ou moins douteuses, les critiques conservateurs choisissent, de deux variantes, la moins douteuse du point de vue de la latinité ou du sens. Soit 1,8,14 sequi enim gloria, non adpeti debet nec, si casu aliquo non sequatur, idcirco quod gloriam meruit minus pulchrum est. Aurait mérité (Zehnacker) force le latin; la variante non meruit, n’obtint pas, écartée par Mynors mais adoptée par Guillemin, est meilleure. Soit 1,8,17 nunc eos etiam ad quos ex munere nostro nihil pertinet praeter exemplum uelut obuia adsentatione conquirere, de rechercher maintenant, en venant avec empressement au-devant d’eux, ceux-là mêmes que ma donation ne peut concerner qu’à titre d’exemple. Adsentione, c’est-à-dire adsentatione, que le rendu avec empressement fausse, est dû au précédent adsentationem uulgi adclamationemque defugerim, et la meilleure variante est certainement ostentatione (mss. BF adoptée par Guillemin et Mynors entre autres, je viens maintenant rechercher, en me jetant pour ainsi dire à leur tête, l’approbation etc. (trad. Sicard, Paris, 1931). Ici, Zehnacker ne s’explique pas sur son choix, qui coïncide avec celui de Stout. On se gardera d’invoquer, conformément à un abus fréquent et très dommageable, le principe lectio difficilior potior, car ce principe ne saurait s’appliquer dans le cas d’une leçon qui ne fait pas sens (voir, sur ce principe, l’observation du regretté Josef Delz dans le petit traité figurant dans l’ Einleitung in die lateinische Philologie publiée par Teubner, 1997, p. 59). En revanche, ce principe semble applicable en 2,17,12 cenatio quae latissimum mare, longissimum litus, uillas amoenissimas possidet (v. l. prospicit, écartée par Guillemin dans l’avertissement de la seconde édition, p. LV, par Mynors et Zehnacker, dont on complètera la note avec celle de Sherwin-White).
Concluons ici. L’idée de remplacer l’édition de Guillemin est en soi excellente et l’édition de Zehnacker est, à plus d’un égard, la bienvenue. Ce premier tome confirmerait davantage la validité du projet si, du point de vue de l’appréhension des problèmes de texte et de l’établissement de ce dernier, la nouvelle édition n’était pas en recul par rapport à l’ancienne. Il est pour le moins surprenant que les problèmes textuels et leurs traitements, anciens ou récents, soient à ce point passés sous silence, comme si un problème dont on ne parle pas cessait d’exister et comme si une édition critique pouvait faire l’impasse sur ces questions. Je me permets d’inviter le nouvel éditeur à reconsidérer sa politique, à délester l’apparat d’indications inutiles et à les remplacer par d’autres plus fructueuses pour le lecteur scrupuleux du texte latin, et aussi à être plus attentif aux clausules et, par exemple, aux graphies qui les mettent à mal. Il y a une réflexion critique à mener sur le texte de Pline le Jeune, comme le suggèrent les modestes notes présentées ci-après en appendice. Plus d’une correction qu’elles indiquent ne dépassent pas ou peu le niveau du premier toilettage que les humanistes ont effectué dans le texte des classiques latins.
1,4,2 non mehercule tam mea sunt quae mea sunt, quam quae tua. Le sens est ce qui est à moi est non moins à moi qu’à toi, ce qui implique la suppression du dernier quae.
1,5,3 lacerat Herennium Senecionem tam intemperenter quidem ut dixerit ei Mettius Carus etc. Lacerarat (Madvig) est difficilement évitable.
1,7,4 eademque haec praesentem quoque (v. l. causa) tua meaque fide Gallo confirmaturum. Zehnacker ne traduit pas quoque, qu’il faut peut-être supprimer ici et en 3,9,9, où le mot n’est pas non plus traduit.
1,8,8 munificentiae rationem etiam stilo prosequi. Faute banale pour persequi, je suppose, ici et en 2,5,5 (cf. 3,9,28 et opposer 1,8,12 et 3,10,3).
1,8,17 adsentationem uulgi adclamationemque defugerim, nunc eadem illa editione sectari. Lire easdem illas ?
1,13,5 neque enim est fere quisquam qui studia ut non simul et nos amet. Lire studia nostra. Même correction à effectuer, je crois, en 3,7,14 (Postgate suivi par Guillemin, d’après les variantes nos certe et noscere) et 3,9,8.
1,14,5 honestam quietem huic nostrae, ambitioni dicam an dignitati, constantissime praetulit. Nescio (cf. par ex. 2,4,3) semble être tombé après nostrae.
1,16,2 omnia haec mire placent cum impetu quodam et flumine peruehuntur, placent si retractentur. Il faut, je crois, retractantur (lire aussi refragatur en 2,5,5).
1,20,5 uides ut statuas, signa, picturas, hominum denique multorumque animalium formas etc. Multorum semble être une faute par anticipation due à multorum plus bas (7); on attend ici aliorum ou ceterorum.
1,20,7 ex his apparet illum permulta dixisse, cum ederet omisisse. Citer permulta quae dixisset, cum ederet omisisse de Mommsen. Un autre érudit (cf. l’édition de Kukula) supprime dixisse.
1,20,14 ego iugulum statim uideo, hunc premo. Ajouter quem après ego ?
2,10,3 hos nisi retrahis in corpus. Il s’agit de vers qui, malgré leur auteur, claustra sua refregerunt et deviennent publics. Corpus ( dans le rang, traduction abusive de Zehnacker) est bizarre; coetum conviendrait peut-être.
2,12,4 quid publice minus aut congruens aut decorum notatum a senatu in senatu sedere etc. Ajouter quam (Sichard) devant notatum, cf. le précédent quid grauius quam etc.
2,14,3 ante memoriam meam. De mon temps (Zehnacker) se dit memoria mea; lire donc ante, memoria mea, auparavant, de mon temps ?
2,14,12 teneris clamoribus, clameurs immatures, ne va pas du tout. Mentionner au moins taetris de Mommsen.
2,17,3 modo occurrentibus siluis uia coartatur, modo latissimis pratis diffunditur et patescit. Occurrentibus ne signifie pas qui l’entourent et le mot a visiblement embarrassé les traducteurs; je suggère urgentibus.
2,17,9 reliqua pars lateris huius seruorum libertorumque usibus detinetur, plerisque tam mundis ut accipere hospites possint. Pièces pour usibus surprend; ce rendu correspondrait à cubilibus, diaetis.
2,17,28 squillas optimas egerit. Fournit rend plutôt suggerit (Reginensis 1475).
2,19,9 in utraque parte calculos pone. Dans la balance suggère le latin lance.
3,3,6 quae nomina et quanta sustineat. Lire quot nomina ?
3,9,17 consilii nostri exitus fuit. Ajouter hic devant exitus (cf. 22 et comparer l’omission de hic dans la tradition en huit livres en 25).
3,9,35 eandemque usque ad extremum uel constantiam uel audaciam pertulit. Protulit ?
3,13,2 in ceteris enim lectorem nouitas ipsa intentum habet, in hac nota, uulgata, dicta sunt omnia. Lire in hoc, comme dans ce qui précède.